Chapitre 12 : L’appel de Londres

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Les gouttes de pluie s’écrasaient sur la fenêtre de la diligence et coulaient sur le verre comme les larmes sur les joues d’Éléonore. Un éclair zébra le ciel.

— Paris, s’émerveilla Caterina. Comme j’ai hâte de découvrir la ville Lumière. Et Versailles !

— Tu verras, dit Tom, on jouera à cache-cache dans les jardins du château.

— Je ne crois pas que Caterina n’ait envie de jouer dans les jardin, répondit Essex, amusé.

Son regard croisa celui d’Éléonore et le comte ne put s’empêcher de ressentir un pincement au cœur. Il avait rempli sa mission, mais il éprouvait une certaine compassion pour la pauvre femme. Elle avait passé plus de la moitié de sa vie à se cacher d’Elizabeth et avait dû abandonner son fils à peine sevré. Une forme d’aura envoutante s’échappait d’elle, sa beauté pure, simple et naturelle était telle que l’on ressentait le besoin de tout faire pour apaiser son chagrin. Essex avait envie de la prendre dans ses bras et de sécher ses larmes, de l’emmener au bout du monde, de la cacher le plus loin possible de la Reine. Il comprit soudainement la réaction d’Oxford. Et c’est peut-être ce qu’il aurait fait, quelques mois auparavant. Mais il y avait Caterina. Et l’enfant qu’elle portait. Il connaissait trop bien Elizabeth pour savoir que, s’il la trahissait, la jeune italienne n’aurait jamais plus de repos. Quel la Reine les traquerait, elle et l’enfant, jusqu’à obtenir la justice qu’elle estimait sienne. Pour se sauver, Essex devait livrer Éléonore. Il n’y avait pas d’autre issue possible.

Les chevaux virèrent à droite et la diligence fit une embardée en s’engageant entre les hautes grilles dorées du parvis du château de Versailles. L’attelage s’immobilisa sous le porche attenant aux appartements de la Reine. Un valet leur ouvrit et ils descendirent tous les quatre.

— La Reine a reçu votre courrier. Elle veut que vous la rejoigniez de suite pour lui faire son rapport. Elle m’a demandé de conduire Dame Éléonore, Tom et … ?

— Caterina, répondit l’italienne.

— Enchanté, ma Dame. Et Caterina dans leurs appartements. Si vous voulez bien me suivre.

Essex les laissa s’éloigner et monta l’escalier qui desservait les appartements de la Reine. Les rideaux de velours rouge tirés occultant les hautes fenêtres qui faisaient le prestige de Versailles, et les couloirs sombres étaient éclairés par des chandeliers aux motifs lugubres. Il toqua à la porte ornée d’un heurtoir d’argent à la figure d’une rose.

— Qui est là ?

— C’est moi, ma Reine. Essex.

— Entrez, John, je vous attendais.

Elle me vouvoie, pensa Hardy. Je risque de passer un quart d’heure fort désagréable…

Elizabeth demanda à ses suivantes de la laisser seule avec le comte. Comme à son habitude, elle portait une robe noire qui contrastait avec la blancheur laiteuse de sa peau.

Elle avait fait venir de Chantilly les meilleures dentelières du royaume. Les manches de la robe étaient ornés de motifs représentant une rose dévorant un Lys. Essex s’inclina respectueusement, la Reine lui rendit son hommage d’un signe de tête. Elle s’approcha de la fenêtre et en écarta le rideau d’une main pâle. Au dehors, les jardiniers de Versailles s’activaient, malgré la pluie, à entretenir les parterres de fleurs, bosquets et haies du parc.

— Vos nouvelles m’ont ravies, dit-elle. Vous avez fini par la trouver ?

— Oui, ma Reine. Elle se cachait à Chalais. Dans un monastère.

— Des Bénédictines, j’imagine ?

— En effet, comment le savez-vous ?

La Reine ignora la question.

— Il faudra que je demande à Cordieux de s’occuper d’elles. Ces Bénédictines me causent bien trop de souci… Poursuivez. Je veux savoir comment vous avez fait pour retrouver la trace d’Éléonore.

Essex s’éclaircit la gorge. Il fit le récit de son voyage avec Tom, raconta comment il avait déroulé le fil de la vie d’Éléonore. Ses recherches avaient commencé à Versailles, dans la maison bourgeoise de la suivante du Roi où il espérait la trouver mais qu’elle avait déserté quelques jours plus tôt. Ses domestiques lui avaient appris qu’elle tenait son argent d’un banquier qui était censé être le père d’Oscar. La veuve de Necker avait ensuite infirmé ces allégations, assurant que depuis la mort de son mari, elle n’avait pas versé le moindre sou à la courtisane. Ils s’étaient ensuite rendus à Vienne, où Louis, encore prince, avait refusé d’épouser Marie-Antoinette pour vivre son idylle avec la jeune femme, puis à Nice, et enfin à Florence, où il fut fait prisonnier.

— Cet épisode m’a fortement contrariée, commenta Elizabeth. Je tiens à vous rappeler que j’ai un royaume à diriger, et que la France est peu encline à accepter une femme à sa tête, à fortiori une femme née outre-Manche. J’ai des préoccupations plus importantes que d’avoir à régler vos errances libidinales.

— J’en suis désolé, ma Reine. Je vous demande de me pardonner.

— Passons. Reprenez.

— J’ai donc suivi vos ordres et me suis rendu le plus rapidement possible au monastère de Chalais. Là, cachée sous un nom d’emprunt, j’ai fini par démasquer Éléonore. Et me voilà.

— Avez-vous pu en tirer quelque chose ?

— Malheureusement, non. Elle s’est barricadée dans le silence. Cependant, elle a reçu une colombe du dénommé Surcouf.

— De Surcouf ? Vraiment ? où est-il ?

— Il n’y avait rien de précis, il parlait d’un comptoir, et d’un enfant. Mais Eleonore n’a rien voulu dire.

— Je la ferais parler.

— Je n’en doute aucunement, ma Reine.

— Bien. Très bien. Sitôt reçu votre message, j’ai fait rappeler Calloway. Je l’avais lancé à la poursuite de Surcouf, que je soupçonne d’être en possession de l’enfant. L’amiral m’a dit que le corsaire est sur la piste des Bénédictines, mais je ne sais pas exactement ce qu’il cherche. Vous me parlier d’une colombe ?

— Oui, le corsaire échange avec elle à l’aide d’une colombe, et à en lire le message, ils entretiennent une idylle amoureuse.

Il lui tendit la lettre de Surcouf, que la Reine lut avec un dédain certain.

— Il n’y a pas grand-chose à en tirer, mais cette colombe pourrait bien nous être utile pour piéger le corsaire, et avec lui l’enfant. Dès demain, vous partirez pour Londres. J’ai écrit à mon père. Je ne veux pas qu’Éléonore reste à Paris, il y a là bien trop d’oreilles et d’esprits retors, qui ne cherchent qu’à me nuire. Je vous charge de l’interroger en attendant le retour de Calloway. est-ce bien clair ?

La question de la Reine était rhétorique. Bien qu’Essex n’ait nullement envie de rentrer à Londres, il accepta volontiers. Elizabeth s’approcha et caressa d’une main les favoris du comte.

— John, j’ai remarqué que tu étais rentré accompagné… quelle est cette jolie italienne qui t’accompagne ?

Le passage au tutoiement ne présageait rien de bon.

— Elle s’appelle Caterina, c’est la jeune femme qui m’a valu un séjour en prison, à Florence.

— Elle est charmante, répondit Elizabeth en tirant sur le cordon de la chemise de John. Pardonne-moi mon indiscrétion, mais j’ai eu l’impression de voir quelque grosseur à l’endroit de son ventre.

Essex rougit et bafouilla.

— C’est-à-dire que… heu… oui

Les doigts de la reine glissèrent sur son torse, puis elle les referma sur l’entrejambe du comte qui frémit.

— Moi qui étais persuadée que ta chute de cheval avait été fatale à ton honneur… voilà que tu es un homme, un vrai.

— Ma Reine…

— Quoi ? Mes caresses te déplaisent, désormais ? Le coureur de jupons serait-il devenu fidèle à son amante ?

— Je pensais juste que…

— Chut…

Elle posa un doigt sur la bouche du comte et approcha ses lèvres de son oreille pour lui chuchoter.

— Tu sais pertinemment que d’un simple claquement de doigt, je peux faire disparaître ta belle italienne, n’est-ce pas ?

— Assurément, ma Reine.

— Alors, tu vas être sage, et faire ce que je te demande, si tu veux que ton enfant voie le jour.

Elle empoigna ses cheveux et le força à s’agenouiller, puis plaqua son visage sous le jupon de sa robe. Essex s’exécuta.

— Tu n’as rien perdu de tes talents, mon amour. Allonge-toi, maintenant. Peut-être me feras-tu à moi aussi, un petit prince.

Pour la première fois de sa vie, John Hardy ne prit aucun plaisir. Ses pensées allèrent à Caterina, et il ne put retenir les larmes qui coulèrent sur ses joues.

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— Les hommes sont à cran, amiral. Voilà plusieurs mois qu’ils ont quitté femmes et enfants à la poursuite d’un fantôme, qui ne fait que nous filer entre les doigts.

— Ils pensent que nous sommes maudits, ajouta le bosco.

— Maudits ? pesta Calloway. Qu’ils accomplissent leur travail au lieu de jacasser en tous sens et débiter des âneries. La seule raison pour laquelle Surcouf continue de nous échapper, c’est que je suis accompagné d’une bande d’incapables !

— Ils parlent de punition divine.

— Ils pensent que nous sommes damnés depuis le massacre des Bénédictines.

— Quoi ? Ces catins dévotieuses ? Elles ont eu le sort qu’elles méritaient. Et les hommes devraient savoir que c’est grâce aux informations que je leur ai soutirées que nous avons pu retrouver la trace du corsaire et que nous connaissons aujourd’hui son but.

Le bosco jeta un regard de dégoût vers Rosemary. La novice portait une robe légère, blanche, de style Empire, dénudant ses bras juste sous les épaules et épousant avec souplesse les formes de son corps, jusqu’à dévoiler, par un ourlet souligné d’une cordelette carmin, les chevilles de la jeune femme.

— Ils disent qu’une femme à bord porte malheur. Et que c’est à cause d’elle que Surcouf nous échappe.

— Ils disent que dévoyer une femme qui a fait vœu de chasteté comme vous le faites, ne peut que porter l’opprobre sur vous et sur votre équipage, ajouta le quartier-maître.

— Calloway, mon chéri, ne laisse pas ces affreux insulter ainsi ton honneur…

Elle se glissa sous le bras de l’amiral et susurra à son oreille.

— Je ne supporte pas qu’ils parlent ainsi de moi, mon amour. Je veux voir les coupables punis. Je suis prête à tenir le fouet.

Les mots de la sœur firent bouillonner le sang de l’Anglais. A cet instant, envouté par le charme de la belle, il aurait tué père et mère pour la satisfaire.

— Duncan, trouvez les instigateurs de ces ragots stupides et pendez-les à la vergue du grand mat. Cela saura refroidir les ardeurs des autres.

— Capitaine, vous n’êtes pas raisonn…

— Exécution, si vous ne voulez pas vous aussi vous balancer au bout d’une corde.

Rosemary laissa échapper un rire aigu, et s’exclama :

— Exécution, a dit votre amiral. Que sa volonté soit faite !

Comme son équipage, Calloway était à cran. Quelques jours plus tôt, lorsque le soleil s’était levé sur la mer de Java, il avait découvert que le Surprise avait perdu la piste du Renard, et poursuivi un navire commerçant jusqu’à Djakarta. Il avait fait fouetter les vigies et fouillé la ville en vain. Le corsaire s’était une nouvelle fois volatilisé. Pire, le Surprise avait été immobilisé plusieurs jours à Djakarta, les Hollandais le soupçonnant d’être un navire de course harcelant les navires de la VOC. Seule les caresses et les mots de Rosemary parvenaient à l’apaiser, et il se rendait compte qu’elle exerçait sur lui une influence grandissante. Mais ils se repaissait de son corps comme d’une drogue dont il lui devenait de plus en plus difficile de se passer.

Ils venaient simplement d’obtenir le droit de quitter la baie de Djakarta lorsque la vigie du mat de misaine annonça le HMS Zealous naviguant dans leur direction.

— Nelson ? qu’est-ce qu’il fabrique ici ? Je lui avais pourtant demandé de remonter la côte jusqu’au golfe du Bengale.

A la vue du Surprise, le navire de ligne vira de bord et se posta face au vent. Il amena ses voiles et mit à l’eau trois canots, qui ramèrent en direction de la frégate. Calloway demanda à ses hommes de mouiller et de se préparer à accueillir le capitaine Nelson. Ce dernier monta à bord, et Duncan le conduit jusqu’à la cabine de l’amiral.

— Bienvenue, capitaine !

— Mes respect, amiral.

— Que me vaut le plaisir de votre présence ? Ne deviez-vous pas mettre à sac Pondichéry et remonter la côté jusqu’à Chandernagor ?

— En effet, répondit Nelson. Mais à peine avions-nous quitté le comptoir qu’une frégate française nous rattrapait. Ils nous annoncèrent qu’Elizabeth vous demandait de rentrer à Londres, toutes affaires cessantes. Nous avons donc fait route commune pour vous retrouver, et, alors qu’ils bifurquaient vers la mer de Chine, j’ai pris la direction de Djakarta, et j’ai eu la chance de vous trouver.

— A Londres, dites-vous ? Qu’est-ce qu’Elizabeth peut bien me vouloir ?

— Je n’en sais rien, mais le capitaine français m’a confié cette lettre qui vous est destinée.

Il lui tendit une lettre cachetée du sceau royal.

Calloway,

Les informations qui me parviennent de vous sont déconcertantes. Votre mission est un échec cuisant. Heureusement pour moi, tout le monde n’est pas aussi incapable que vous. Essex a rempli la sienne à merveilles et a réussi à capturer Éléonore, la catin de feu mon époux et mère de l’enfant que je vous ai demandé, en vain, de ramener. Je vous ordonne de faire voile vers l’Angleterre et de rentrer à Londres, où j’ai demandé à mon père de la garder en sécurité. J’aurais préféré l’interroger moi-même, mais je n’ai pas confiance en ces maudits français. Elle connait bien la cour de Versailles et je suis certaine que Louis a toujours des fidèles qui se rassemblent en secret et fomentent une révolte contre mon autorité. Je vous charge personnellement de son interrogatoire, et j’espère que vous serez plus fructueux dans cette tâche que dans celles que je vous ai confiées jusqu’à présent.

Votre Reine. Elizabeth.

Calloway replia la lettre et remercia Nelson. Il demanda à son quartier-maître de rassembler l’équipage sur le pont. Les hommes avaient une triste mine. Nombre d’entre eux avaient décidé d’arrêter de se raser, et des barbes broussailleuses parsemaient l’assemblée.

— Soldats, l’heure est grave. Nous avons failli. La reine Elizabeth nous avait confié pour mission de traquer Surcouf et de lui ramener sa tête, et voilà des mois qu’il nous échappe. Je vois sur vos tête le triste visage de la défaite. Et c’en est une cuisante. La Reine elle-même s’est lassée de notre incompétence. Elle nous ordonne de rentrer à Londres sur-le-champ.

Des exclamations se mêlèrent aux cris de satisfaction des gabiers et des soldats.

— Nous allons revoir notre chère Angleterre !

— Nos femmes !

— Nos enfants !

— Silence ! Vous devriez avoir honte, et courber l’échine. Il n’y a aucun fierté à avoir à rentrer au bercail après une telle déconfiture. Maintenant, rompez, et tâchez de nous faire rentrer au plus vite.

Les hommes s’agitèrent en tous sens, et le Surprise fit voile, cap à l’ouest, rejoignant l’océan Indien par le détroit de la Sonde. Calloway s’approcha de Duncan.

— Avez-vous trouvé les initiateurs de la mutinerie ?

Le navigateur parut troublé par les propos de l’amiral.

— Je… non, amiral. C’est-à-dire que… Je ne pensais pas que… Étant donné que…

— Étant donné que quoi ? Tu penses que comme nous rentrons à Londres, j’ai oublié qu’il y a des traîtres qui colportent des ragots sur ma personne ? Tu crois que je vais laisser ces hommes salir ma réputation et diminuer le respect que l’équipage a pour moi.

— Pardonnez-moi, amiral, mais un respect acquit par la peur n’est-il pas dangereux ?

— Qui crois-tu être pour me raisonner ? Je veux voir ces hommes se balancer au bout d’une corde avant la fin de la journée, ou ce sera à toi de subir ma fureur.

Il tourna les talons et laissa Duncan seul face à son dilemme.

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