5.
Mon grand-père avait une plume exceptionnelle, mais toute la famille s’en foutait. Moi, j’étais admiratif des heures qu’il passait, dans son petit bureau sombre, à remplir ses carnets gris d’une écriture minuscule. Le jour, il maniait les chiffres en qualité de comptable, et la nuit il délaissait sa conne de femme (je détestais ma grand-mère de m’avoir surpris à découvrir la sexualité dans leur salle de bain) pour s’évader.
À sa mort, alors que tout le monde se précipitait pour vider sa maison de biens matériels sans grande valeur, j’entrais dans son office pour lui prendre ses cahiers. J’avais quinze ans, je m’en souviens comme si c’était hier.
Puis j’écornais tellement ces manuscrits que je finis par les connaître par cœur et me les approprier, puis finalement à recopier ma préférée sur du papier d’écolier. Une histoire simple, mais terriblement bien racontée. Celle que tu as lue, à peu près. Je l’ai transcrite plusieurs fois avant d’oser la retoucher un peu. Petit à petit, je l’ai transposée dans le fond et la forme du début du vingtième siècle à nos jours. Un boulot énorme, tu ne t’en rends sans doute pas compte ; un effort titanesque à la démesure de mon talent. Je remplaçais des mots, des expressions, puis des situations, pour les rendre plus modernes. Gisèle devint Mathilde, Bérénice, la petite Claire et Aristide ce salaud d’Antoine (après avoir été Anthony, Arthur puis Arnaud), mais plusieurs passages, plusieurs pages même, ne sont pas amputés d’une virgule. Voilà, telle est ma gloire, cher tortionnaire ! Mais le fond de l’histoire, son cœur battant, reste l’œuvre de mon grand-père.
J’ai réécrit son roman jusqu’à en devenir fou, pendant plusieurs années. J’y prenais vraiment du plaisir, et un jour (ou plutôt un soir) je l’ai fait lire à ma petite amie de l’époque, étudiante en Lettres. Elle y a passé une nuit blanche, et elle a adoré. A-do-ré, tu comprends ? C’est elle qui en est devenue folle. Je devais absolument le présenter, le faire éditer, c’était tellement au-dessus de toutes les merdes qui paraissaient chaque année ! J’allais tout exploser, tout niquer, tout rafler. C’est à cause d’elle si j’en suis là aujourd’hui, c’est ta faute, étudiante de mes deux, merci bien, je t’ai aimé, tu sais ? Je suis désolé de t’avoir quitté pour cette présentatrice aux seins en poire. Elle n’avait que ça pour elle.
4:01 heures (42 %) restantes. À peu près. Cette putain de machine triche. Miroir, mon connard !
Dans cette boîte, j’aurais pu, par exemple, réécrire une fois de plus le second roman que je compte publier (ou comptais, vu la situation, l’imparfait me semble parfait), car je le connais par cœur. Un récit forcément moins excellent que le premier, mais assez bon pour m’assurer les pleins phares de l’actualité. Un livre encore assez correct pour faire un carton, toujours bien au-dessus des étrons qui surnagent dans le sillon de mon précédent succès, dixit mon ex. Un truc totalement différent, mais à nouveau sorti de l’esprit de mon cher papy. Faussaire un jour, faussaire toujours ! Même méthode, même imposture.
Les élites m’auraient sans doute fustigé, on m’aurait banni du panthéon ; j’aurais déçu. Troquer une histoire d’amour contre un conte fantastique, ça n’aurait pas convenu. Mais ça m’aurait plu, à moi, de montrer la diversité du génie simple de mon ancêtre au public, et de tout niquer encore une fois, en empruntant les chemins casse-gueule des littératures de l’imaginaire ; avant de recopier mon grand-père, j’imitais Edgar Poe, mais sans grande conviction. C’était même plutôt mauvais. Je l’avoue, sans mon grand-père, je n’aurais eu aucun succès.
Si je sors vivant d’ici, si je ne suis pas immédiatement accablé par cette aventure, si tu me laisses partir, alors, tu connaîtras cette histoire. Tu veux un synopsis, un avant-goût ? Tu ne veux pas aussi me sucer ?
J’ai mal à la cheville, et j’ai envie de vomir.
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