Le pieux Enée
Enée, pieusement, escalade un rocher
Qui s'élève non loin de la nymphique grotte,
Et cependant qu'Achate encor fait la popote,
Il scrute l'horizon, sur son marbre perché.
Il espérait trouver trois vaisseaux grands et fiers,
Qui portaient en leur ventre une armée formidable
Des courtisans d'Enée parfaitement aimables...
Maigre consolation : Enée trouva trois cerfs.
Scarron vous prétendra que c'était un cheval,
Réduisant la valeur du pieux héros épique
Comme il avait réduit de ses vers la métrique.
Leurre ! C'étaient trois cerfs, dont la noble cavale
Faisait saillir les flancs altiers et musculeux.
Enée, sans s'émouvoir, ni consulter les Parques,
Souriant en bandant malignement son arc,
Les atteint tous d'un trait, juste entre les deux yeux ;
Et loin de s'arrêter à ce menu carnage,
Il tue avec vertu le reste du troupeau,
Leur octroie noblement le plus doux des repos,
Et fort pieusement commence le partage.
On trinque, on mange, on rit, mais surtout on écoute
Enée qui distribue les mots et les morceaux
En justes quantités à ses pieux pourceaux.
Virgile a conservé un extrait de sa joute :
"O socii", dit-il (c'est à dire, "ô, amis"),
"Neque ignari sumus ante malorum"
(Sachant que malorum provient du nom malum,
Vous traduirez, je crois, sans moi et sans souci).
Après quoi il évoque en un style élevé,
De ce style qu'on prend avec le diadème
Et Charybde et Scylla, et Zeus et Polyphème
Et leur promet enfin des lendemains rêvés.
"Ils ont rougi la mer et écorché la terre,
Ils ont cueilli la fleur de nos nobles guerriers,
On ratissé nos hoplites jusqu'au dernier,
Et de nos champs fleuris ont fait un chant de guerre,
Ont trainé à un char le fils de notre roi ;
Ils ont de notre sang arrosé le terreau,
Et comme à la moisson ont fauché nos héros,
Mais jusqu'en Italie, nous refonderons Troie."
Peu, hélas, de soldats savourent ce divin
Discours, car avachis sur l'herbe encore humide,
La chevelure éparse et les yeux dans le vide,
Ils sont fort occupés à décuver leur vin.
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