L'étrange échange
Le pieux Enée pourtant, au milieu des suplices
Au milieu des combats et des nobles discours
Cachait dedans son coeur un indiscible amour
Pour ce vieil embryon que l'on appelle un fils.
Mais comme il n'est pas homme à jouer les nourrices,
Il dépêche aussitôt en homme d'action
Le benêt idéal pour ces commissions
J'ai nommé Achate ! "Hé, va donc chercher mon fils !"
Comme il serait idiot de gâcher un trajet
On ordonne au coursier d'emporter, en passant
Les restes d'Ilion encor tâchés du sang
Dont l'éclat cramoisi vire à un noir de jais.
Mais voilà que Vénus, apercevant Ascagne
Qui (disons-le tout bas pour calmer sa colère,
Lui donnerait l'affreux sobriquet de grand-mère)
Echaffaude son plan du haut de sa montagne.
Elle appelle son fils, le charmant Cupidon,
Qui est source d'amour autant que de désir
(Le latin cupidus nous engage à le dire),
Et lui dit "Mon enfant, dupons gaiement Didon!
Enée, ton demi frère, est en danger je crois,
Car la vile Didon a beau être enjôleuse
Elle trône au sommet d'une cité menteuse.
Plût-il aux autres dieux qu'il demeurât à Troie!
Enfin, séchons nos pleurs, car une idée géniale
M'est venue tout à l'heure. Vois-tu le jeune Ascagne,
Maigre, blanc et geignard, comme on en voit en khâgne ?
Tu t'y substitueras - ça ne fait pas de mal
D'être laid pour un soir. Et en charmant Didon,
Jouant sur ses genoux en bavant sur ses pieds,
Sans qu'elle se méfie, tu lanceras ton trait
Et lui feras goûter au plus doux des poisons.
Ainsi liée à mon fils de si solides liens,
La perfide Didon lui restera alliée
Et peut-être l'amour saura un peu pallier
L'hypocrisie punique naturelle aux siens.
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