Le Diable et la Fée
Après l'agression en plein centre de Paris, Pastor avait été administré à Saint-Auguste-de-Flibuste, et Bouguier dans une demeure de Ivry, la ville voisine. Tout simplement parce que l'affaire prenait une ampleur nationale procréée, et que le divisionnaire n'aimait pas cela. Siplant, le légiste et scientifique de la PS, avait relevé les empreintes digitales d'un M3 délaissé sur le toit d'un immeuble incendié, en plein centre de Paris, tout proche du RER de Louis Blanc. Un tabac dévalisé, une vieille vioque. Et maintenant, le divisionnaire, dans son Audi de service, gyrophare à fond, fonçant à 200 sur l'autoroute inutilisée par le trafic. La fumée d'un diesel puant de bus autocar l'enveloppa bien vite au bout de cinq minutes, et pas même le klaxon ni le gyro de banalisation ne put même l'arrêter. Epuisé, le pauvre vieux s'empêcha de commettre une erreur à l'intersection qui fermait la départementale et s'arrêta sur une aire pour boire un café. Aussi vite reparti, il avait appelé le CHR du centre de Poissy, qui l'avait accueilli d'un rire amer. Puis il s'était retrouvé là, créé par l'ennui, devant cette maisonnette de l'arrière siècle, en briques blanches et rouges. Une campagne verdoyante très pluvieuse. La Seine miroitait dans son bassin juste à côté de l'Audi, narguant le ciel glacial. Même en veste de détective, le commissaire se pelait. Il sonna une fois, silence. Puis la seconde fois, il vit une silhouette déformée se déplacer à travers le carreau. Quand la chaine de sûreté fut défaite, la vieille dame de la demeure interrogea le flic :
- Que faites vous exactement ici ?
- Je viens vous interroger, expliqua Bouguier, je viens aussi vous poser deux trois questions sur votre soeur.
Le CHR avait répondu par l'intervention de six scientifiques qui avaient identifié la personne sous le nom de Perrard-Milier. Une vieille slovaque immigrée de Paris, une vieille marchande de l'après-guerre, dont le mari, un riche colonel-gouverneur franco-allemand, avait péri d'un cancer foudroyant sur la côte ouest de l'Allemagne, à l'avant-guerre. Et la vieille dame avait péri dans la dépression de retraite.
- Vous voulez du thé ?
- Un tilleul, s'il vous en convient.
La vieille dame d'Ivry brûla six pas qui remontèrent à ses genoux flageolants pour arriver devant une vieille kitchenette vidée de tout châtiments. Quelle vieille retraitée peut habiter une aussi charmante banlieue dans une aussi calme maison miniature ? La vieille retarda le commissaire en glissant une infusion dans une théière qui souffla après quarante minutes. Tout c'a qui finit dans deux tasses de porcelaine aussi fragile que la tonne de draps qui enflaient la main potelée de la vioque :
- Madame, j'aimerais vous parler de votre soeur, Madame Perrard-Milier, femme du colonel-gouverneur franco-allemand Gloubitchov, expliqua une seconde fois Bouguier en glissant deux gorgées précipitées dans son gosier.
- D'accord. Cette immigrée slovague de l'après-guerre ? Elle m'a zappée dans sa vie. Elle m'a oubliée, avec un riche homme qui partait une fois à Helsinki pour revenir à Stockholm avec deux centaines de milliers de couronnes converties en francs. Elle me rapportait à peine la moitié mais c'a me suffisait. Mais cette horrible vieille brute a épousée l'homme et son argent, elle l'a vue mourir à la guerre. Et elle est venue me voir il y a une dizaine d'années, avec une mitraillette de cette taille (elle fit une forme avec ses gros bras potelés) qu'elle a réfugiée dans un conteneur de Paris, sur les quais de Bercy. Et devinez quoi ! Elle a tué un homme, un dénommé Girard qui était notaire. Elle l'a tué parce qu'il n'avait pas payé son homme. C'est tout dire !
(Madame, je vous en prie, pas d'hurlements...)
Chaque phrase prononcée semblait perdre le contrôle de la vieille Perrard-Milier. Elle avait une figure slovaque, mais n'était pas une slovaque. C'était une jeune retraitée de Ivry-Sur-Seine, qui portait deux chats à ses épaules, et un fauteuil à ses jambelettes. Le commissaire n'avait pas de femme mais il aurait été terrorisé s'il l'avait retrouvée ainsi.
- Cette folle m'a même demandée vingt mille francs après cette mégarde. Elle m'a dit "C'est pour les flics". Tu parles : elle s'est barrée au Mexique pour se refaire nouvelle et quand elle en a eu fini, elle a changé d'identité, et elle s'est réfugiée dans Paris. Sous d'autres identités. Je ne saurais vous dire sa nouvelle identité, c'est comme si elle s'était volatilisée à mes yeux.
- Comme une enfance qu'on ne voit pas s'envoler, répondit le commissaire avec nostalgie.
(Merde, Gaspard, tu devais rester, et on t'as buté à treize ans, à l'armée, tuberculose non contrôlée.)
- Comme un cadeau du ciel qu'on ne voit pas se baisser, rectifia la vieille, entre deux gorgées.
- Bien, je sais maintenant beaucoup de choses. Je voudrais juste savoir quand la dernière fois que vous avez vu cette femme...
- Bois de Boulogne, elle m'a payée un restau. Il y a deux ans, avant son dernier meurtre. Je l'ai sue radieuse, quelle pouffe !
- Madame...
(Madame, pouvait-vous vous dépêcher au lieu de ressasser des conneries à la con ? Vous pouvez pas me montrer du doigt sa maison, bordel de dieu, songea Bouguier avec témérité.)
- Elle habite le 12 Rue Saint-Rustique, c'est pas loin du 18e.
Elle le dit comme si elle avait tout entendue. Mais sur le chemin de la sortie, il était pas loin de 11h, elle se retourna et arrêta le commissaire qui s'apprêtait à partir.
- Rue Saint-Rustique, vous faites pas buter et venez d'abord manger un bout : j'ai fit des lasagnes à la provencale...J'ai pas tant de compagnie, monsieur...
Monsieur Bouguier du 12 Quai des Orfèvres, Madame.
(Madame, quel séducteur, ce con !)
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