Une grenouille visqueuse

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I.

Elles ne savaient plus depuis combien de temps elles n’avaient pas prié, probablement depuis l’enfant mort, depuis les dunes de sel et la grande éclipse, depuis tout au plus avaient-elles serrés les pendentifs, l’argent contre les poitrines, fins entre les doigts sales, humides, une croyance lointaine et au-delà de toute chose visible, au-delà même de leurs propres voix la prière des yeux, car elles croyaient qu’aucune chose n’était vraiment nommée par son nom, qu’aucune histoire n’était vraiment contée de la gorge, que la parole ne se formait que version après version, réécriture après réécriture, la prière de leurs enfants et de leurs enfants après eux, alors seulement, peut-être, elles croyaient que la parole se révèlerait, se révèlerait d’elle-même comme la foudre frappe l’arbre sur la colline, une lueur dans l’obscurité, puis le néant, et encore après ce qui suivrait le néant. 

Elles ne savaient plus depuis combien de temps elles avançaient ainsi, sans prier, les yeux entrouverts, les lèvres striées, sèches car elles n’avaient plus parlé depuis les dunes de sel et la grande éclipse, car tout au plus avaient-elles mimé la parole, la parole et l’ombre de la parole répétée, renommée, car tout au plus avaient-elles mâché et recraché le silence ajouta Zekri devant le feu de cheminée, le silence comme seul moyen d’avancer, sa solennité pour ouvrir le chemin, guider les cordes et les mains ampoulées par les cordes, les bottes trouées, recollées, retrouées par les angles de la route, les bottes comme seul témoin du temps, des jours qu’on avait cessé de compter depuis l’enfant mort.

Elles ne savaient plus.

Elles ne savaient plus mais le savoir n’avait plus de valeur sur ce chemin-là dit Zekri, ou du moins une valeur qu’on ne pouvait quantifier ajouta Imane, seule la vie avait une valeur, et la vie c’était la lumière et c’était la corde, c’était ce lien qui les liait et qui les protégeait de l’obscurité, de l’obscurité et non du néant, non du néant mais de ce qui se cachait dans l’obscurité, ce qui se dérobait à la lumière et ce qui chassait la lumière, les croyances de l’horizon, translucides comme le gel matinal sur les cils endormis.

Zekri se leva et épousseta sa robe et tapa ses bottes entre elles. Par la fenêtre les chiens les poules, les tentes des voyageuses et les samovars des voyageuses, la fumée épaisse des voyageuses et, derrière encore, les visages sculptés par le feu et les ombres du feu, les visages creusés, graves comme les monts et les vallées dans la lueur de l’aube, des visages qui ne possédaient rien d’autres que des tentes et des samovars et des yeux rongés de sel. Zekri colla sa joue à la vitre engelée et de nouveau elle épousseta sa robe et tapa ses bottes et les lattes ensablées craquèrent et les enfants se recroquevillèrent sous leurs épaisses couvertures, leurs traits si paisibles dans la faible lueur de la cheminée, et, dans un faible grincement, elle se glissa hors de la pièce chaude et marcha vers les voyageuses.

Elle remua les bûches et une flamme jaillit et éclaira les enfants et le Balafré demanda d’où elles venaient, elles, les voyageuses de la fenêtre, et Zekri réfléchit car elle-même ne savait pas ou ne savait plus très bien, car elle-même était venu de là-bas, de cet endroit effacé, de cet endroit qu’on ne nomme plus dit Imane, cet endroit dont les anciennes nourrices étaient venus et d’où les nourrices de leurs enfants viendraient bien après, de la guerre et des ravages de la guerre, des terres qu’on appelait des Amirautés et des Commandements et des Seigneuries, des terres de sang et dont ni Zekri ni Imane ne se rappelaient ou ne souhaitaient se rappeler, là-bas comme elles disaient parfois d’un signe de la main, là-bas en agitant les doigts et les paumes, leurs poignets souples et dansants, leurs bras agiles et leurs jambes aériennes, leurs danses pour épousseter les robes et pour épousseter ce que l’on tait, ce qu’on étouffe et ce qu’on ne prie plus, et Imane saisit le Balafré dans ses mains et le souleva du parquet ensablé et lui montra comment danser la danse de ce pays-là, les rires des autres enfants qui étouffaient les petits pas maladroits du Balafré.

Elle leur demanda où elles se rendaient et elles hochèrent les épaules et lui tendirent silencieuses une tasse de thé, une tasse brûlante où elle trempa ses lèvres hésitantes, le goût des épices et de l’enfance, un goût lointain, bien avant la grande éclipse et les dunes de sel, bien avant les marais, bien avant encore le fleuve et les champs et les épées scintillantes, une autre terre comme d’un rêve oublié, et Imane but gorgée après gorgée, lèvre après lèvre, prière après prière, la litanie de l’enfance et d’une langue oubliée, la langue toujours tournée toujours ressassée, la langue gonflée rongée de sel, et dans cette langue elle leur demanda ce qu’il y avait sur le traineau, sous la couverture, et bien sûr il y avait un enfant, l’enfant perdu entre ici et là-bas, là-bas mimèrent-elles en agitant les mains.

Elles ne savaient plus depuis combien de temps elles n’avaient pas prié, probablement depuis l’enfant mort, depuis les dunes de sel et la grande éclipse, mais, lorsque la Forteresse ruineuse des Kas avait jailli de la brume, sa géographie magique hors des falaises, leur souffle s’était suspendu, chaud et immobile comme sous les hautes colonnes de leurs temples abandonnés, et alors elles avaient gravi le chemin pierreux de leurs pas muets, et, à la tombée de la nuit, les gardes, sur ordre de la Comtesse Farah, les avaient installées dans la cour en face de la nurserie et leur avaient donné des couvertures et un carré de terre et, pour la première fois, d’un même geste, elles avaient défait la corde de leurs hanches et s’étaient assises, libérées les unes des autres, de leurs voisines de tête et de queue, du fardeau de vie qu’elles avaient si longtemps trainé à travers les marais et le désert et bien au-delà encore, dans ces terres d’un autre pays et d’autres dieux, ces terres où tout est répétition, où la guerre se forme et se perpétue jour après jour, mort après mort, un mont dont le sommet frotte toujours un peu plus la courbe du soleil.

Elle leur demanda où elles se rendaient et elles hochèrent les épaules et lui tendirent silencieuses une tasse de thé, une tasse brûlante où elle trempa ses lèvres, la troisième tasse en trois jours, et toujours elle posa les mêmes questions et obtint les mêmes réponses, et toujours elle regarda le corps recroquevillé de l’enfant, le corps rongé et creusé, des os sans visage et sans sexe, et elle regarda la blancheur des os et caressa les cheveux momifiés et l’écharpe rigidifiée et, sous un youyou de deuil, Zekri chanta et dansa, sa robe ronde pour chasser les poussières, et les voyageuses la regardèrent assises en tailleur, leurs yeux écarquillés, pleins de feu et de larmes, leurs poings roulés dans leurs jupes durcies de terre.

Les enfants retirèrent leurs bottes maculées de terre et s’assirent devant la cheminée et Zekri attisa le feu et la Bouclée lui demanda de continuer l’histoire, l’histoire de la parole et des femmes qui détenaient la parole dans leurs sacs de toile, et Zekri attisa le feu et tapa ses bottes et épousseta sa robe et chercha ses mots dans sa bouche asséchée, et elle n’eut pas encore trouvée la parole que la Bouclée demanda pourquoi il n’y avait que des femmes, oui, pourquoi il n’y avait que des femmes ajouta le Balafré, et le Bigleux frotta ses yeux et regarda par la fenêtre et Imane caressa les cheveux de la Bouclée et dit que seules les femmes pouvaient traverser la frontière, qu’on abandonnait les hommes à la guerre, qu’on avait peur de ces hommes et de leurs guerres, de leur violence qui pouvait contaminer la pureté du pays, et Zekri remua les bûches et tapa ses bottes et épousseta sa robe, et, d’un signe de la main, elle dit que s’en était fini pour ce soir, qu’il était l’heure de se coucher.

II.

L’enfant était née visqueuse et fripée dans une auberge de la citadelle des Arrhs, derrière les murailles craquelées et les arbalètes tendues et les soldats endormis elle était née de la guerre, ou plutôt du repli de la guerre, d’un père déjà mort et d’une mère tuberculeuse, une petite femme maigre et qui tressait ses cheveux de mains tremblantes, elle était née de la violence de la guerre et ne pouvait rien nommer de son vrai nom car elle ne connaissait que les mots déformés par le sang et la violence du sang, elle avait dix ans et ce qu’elle appelait un chien était un chien estropié, un âne un âne rachitique, un homme un cadavre d’homme, elle avait dix ans et sa mère lui brossait les cheveux et lui murmurait d’une voix si basse et si ténue nous allons partir, toi moi et d’autres, nous allons partir et tu découvriras la douceur des forêts et des plaines vierges de folie, tu découvriras ce que les ancêtres de nos ancêtres ont perdu, et, un jour d’hiver, enfin, elles partirent. La mère mourut au printemps. Une corde tendue et qui l’emporta dans la profondeur du marais, elle et trois autres femmes, dans la vase et le glougloutement des Serpents, la corde coupée pour sauver les autres. Dès lors la fièvre saisit l’enfant et dès lors les femmes les plus vigoureuses la tirèrent sur un traineau de fortune, sous une épaisse couverture de mailles comme écartée du monde, séparée de l’ombre oblongue des Oiseaux et du cri des Panthères-de-Velours, des flèches des Keranachs et des fusils des Prabhats, et, ainsi coupée du monde, très vite, elle s’amenuisa, s’éroda, se recroquevilla sous la couverture comme un petit haricot de lumière, blanc et à la peau translucide, et lorsque les femmes passèrent le poste-frontière les gardes ne surent dire si c’était une fille ou un garçon tant le haricot était maigre, et ils leur firent signe de continuer, leurs visages inexpressifs qui disaient qu’importe, ce haricot ne passera pas le désert et les éclipses, je parie même qu’il ne passera même pas ces collines et, en effet, c’est là que le haricot s’éteignit, la tête couchée vers l’Est et l’orée d’une forêt, vers une biche musculeuse qui traversait le bois et qui regardait les voyageuses de ses petits yeux noirs, ses yeux noirs comme deux petites pierres précieuses, ses yeux noirs qui capturèrent l’enfant et la fièvre de l’enfant.


III.

Ce n’était pas la première enfant à mourir sur la route. Il était d’ailleurs plutôt rare que les enfants survivent à la route, même lovés dans le ventre de leur mère. Imane avait perdu son enfant dans son ventre. Après la frontière et après encore le désert de sel et les terres des éclipses, dans le froid et le vent des montagnes, dans la faim et la pisse ensanglantée, dans la culotte baissée visqueuse et fripée de sang, les caillots et les grumeaux et l’odeur du sang chaud contre la neige.

Ensuite, la vie qu’elle ne voulait plus vivre.

Une certaine blancheur.

Le halo du soleil sur la neige, le long souffle du vent dans les vallées, la texture grise et granuleuse de la forteresse. Des sensations floues.

Ensuite, tu m’as prise dans tes bras dit Imane, tu m’as trouvée lovée dans la boue de la cour et tu m’as faite nourrice, pourquoi, pourquoi demanda Imane devant de la cheminée, ses yeux ronds et noirs levés vers Zekri. Tu m’as prise car toi aussi tu avais connu le voyage et la fin de ce voyage, car toi aussi, comme tant d’autres avant nous, tu avais perdu un enfant, l’enfant et la parole, et Zekri resserra son étreinte sur Imane.

Je crois que c’est notre dernière vie dit Zekri devant la cheminée, je crois qu’il ne peut y avoir de vie après la perte d’un enfant ajouta Imane, et elle s’allongea sur les cuisses de Zekri, son souffle ajusté au souffle lent des enfants dans leurs lits chauds et paisibles. Je vais partir dit Imane, il faut que je parte dit-elle, et Zekri la serra, ses bras autour de sa tête comme pour l’enfouir dans les lourds plis de sa robe.


IV.

La grenouille avançait pas à pas au bord du chemin, ses grands yeux dilatés qui rêvaient de lumière, et Imane se pencha au-dessus de son corps lisse et visqueux et la prit délicatement entre ses paumes, et doucement elle lui parla, un mot après l’autre pour que la grenouille comprenne qu’elle ne lui souhaitait aucun mal, qu’elle allait la porter dans un recoin chaud où elle pourrait se reposer avant de repartir, et d’un mouvement d’épaule elle réajusta le lourd sac de pommes de terre et enfonça ses bottes dans la neige et la boue épaisse de l'automne, son pas pressé par les cloches du temple, huit heures, le soleil levant et les enfants agités dans leur lits, le petit-déjeuner à servir, et Zekri balaya les tapis et regarda les enfants s’éveiller, leurs petits yeux en amande, les yeux de ce pays-là, ses yeux à elle ronds et noirs et surlignés de khôl, les yeux de l’autre pays comme disaient les gardes et les paysans, les yeux aux aguets de la guerre et des ombres de la guerre.

La Bouclée demanda où étaient parties les voyageuses et Imane agita la main, loin devant, d’un geste différent, plus rigide, plus concerné qu’à l’ordinaire, elles sont parties où elles doivent aller, vers une autre vie, comme les grenouilles s’en vont vers les chaleurs du Sud, et le Bigleux demanda pourquoi elles n’étaient pas restées ici, dans la cour, et Imane ne sut comment expliquer qu’elles ne pouvaient rester, qu’il n’y avait pas de travail pour elles ici, pas de nourriture, qu’elles devaient aller plus loin, par-delà l’hiver et les champs de pommes de terre, et le Bigleux parut insatisfait de cette réponse, peut-être parce que lui-même n’avaient jamais vu au-delà de la forteresse des Kas et de ses champs de pommes de terre, et Zekri tenta d’expliquer que derrière encore il y avait les longues plaines du royaume, les monts et les vallées et encore les monts, puis les grandes pinèdes et les falaises plongeant sur la mer, mais ni le Bigleux ni la Bouclée ne savaient ce que cela signifiait, et ni Imane ni Zekri ne savaient l’expliquer, car elles non plus n’avaient jamais vu ni les pins ni les galets ni l’eau à perte de vue.

La grenouille se déplia en direction du feu et le Balafré demanda où étaient parties les voyageuses et Imane ne sut dire ce que c’était, là-bas, mais elle sut ce que ce n’était pas. La douleur.

Sous les yeux du Bigleux du Balafré de la Bouclée et des autres enfants elle quitta la forteresse des Kas au petit matin, le pas lourd dans la boue tout comme, des années plus tôt, elle avait quitté la citadelle des Arrhs, le poids du silence sous ses pas, le visage lové dans une lourde écharpe de mailles, dans le vent et les larmes que le vent séchait, et elle plaqua ses gants sur son ventre, une bulle d’air dans ses intestins qui gonflait et qui voulait dire tu pars, tu pars, tu traverses ces champs de pomme de terre et ces collines enneigées et tu laisses derrière toi Zekri et les enfants, et tu te demandes quelle différence existe entre Zekri et toi, pourquoi ces mêmes peines se sont écloses en fleurs distinctes, et quand des mois plus tard tu te réveilleras sur la route, ce sera le printemps et les arbres en fleurs et alors tu réaliseras que tu ne sais rien, que tes pensées, tes mots ne savent rien d’autre que la douleur, qu’ils sont incapables de décrire ce que tes yeux nomment de leur vrai nom.

La grenouille luisait, sa fine peau éclairée par les flammes de la cheminée.

Des mois, des années plus tard, le Bigleux se réveilla dans son lit et se remémora la peau translucide de la grenouille, visqueuse, la fragilité qui lui glissait des doigts et qui bondissait délicatement sur le parquet, la mort aussi, lorsque la Bouclée l’avait écrasée par inadvertance, son petit soulier noir et couvert de sang, et alors il se rappela le visage de Zekri et le visage d’Imane, et l’une d’elles, il ne savait plus laquelle, et cela n’avait pas d’importance, avait froncé ses traits, les plis au coin de ses yeux, les fossettes sur ses joues, elle avait froncé son visage et alors il y avait eu un suspens, un souffle suspendu sous les poutres, et il pensait qu’elle dirait quelque chose, quelque chose de dur et de douloureux, mais Imane, ou peut-être était-ce Zekri, s’était penchée sur la Bouclée et avait dit que ce n’était pas grave, que cela arrivait, qu’elle ne pensait pas à mal, qu’elle avait fait de son mieux, et la Bouclée avait pleuré et Imane lui avait dit de laisser les larmes couler, sans renifler comme le font d’habitude les enfants lorsqu’ils pleurent vraiment, sans se retenir, et Zekri avait ajouté c’est bien, c’est bien comme cela, et, des mois, des années plus tard, en se réveillant dans son lit, en se lavant avec un gant et en s’habillant, et encore après en marchant sur les remparts silencieux de la forteresse des Kas, le Bigleux se remémora la tristesse qui enfin s’osait à sortir, une tristesse qu’alors il ne comprenait pas, et que sûrement il ne comprendrait jamais, la tristesse d’Imane et de Zekri et de toutes ces femmes qui ne savaient plus d’où elles venaient ni où elles allaient, mais qui marchaient, qui marchaient et qui s’arrêtaient au bord de la route et qui en tailleur partageaient le pain sec et le thé clair, ces femmes de silence, ou plutôt d’une autre parole, d’une parole de gestes, de mains agitées, là-bas, ces femmes qui ne nommaient plus les choses à voix hautes, les arbres et la boue et le ciel qui guidaient leurs pas, mais qui nommaient avec des regards, des doigts pointés, avec la langue de sel, celle qui laisse s’égarer le corps à nommer les choses de leur vrai nom, le nom de Dieu et de Dieu en toute chose.

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