Les lois du sein

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< L’acharnement est une insulte, >

◆ Aucun échec — pas l’échoir en mer de sel, pas le chavirage sur l’horizon, ni l’imprudence d’écouter les sirènes — n’aura raison de notre dessein. Nous avons acquis un bateau de meilleure portance pour voguer sur toutes eaux, nous sommes allégés de toute marchandise qui puisse nous alourdir et nous faire basculer sur le ventre et avons recruté un juvénile que les mélodies insidieuses des créatures marines n’affecteront pas. Isib est encore bien inexpérimenté pour le voyage que nous entreprenons, mais ce nouveau visage encore frais d’aventure nous portera chance, pour sûr !

♠ Partir avec moins de graillon, quand on sait qu’on commence toujours à crever de faim au bout de trois mois, ça me parait du suicide. Mais soit. Il ne faudra pas qu’Eip s’étonne si l’on bouffe des choses pas pieuses. Trois expéditions qu’il m’interdit de tirer du piaf. Soi-disant que ce s’rait sacré. Mais si je crève la dalle, il pourra se le mettre où je pense le sacré. Sublimé de volaille sur son lit de kelp, mouette à l’orange confite… je ne me priverais de rien !

♥ Ce n’est ni de la faim ni de l’échec dont j’ai peur,
Mais de la solitude et de l’absence de femmes.
Qui sur un pont nous porteraient malheur,
Et dévieraient de leur sujet nos âmes.
Adéesses les caresses, douces chaleurs
Abandon pour la liesse d’une pieuse forteresse
Dont les maîtresses professent à nos cœurs
Les langueurs de leurs chants d’enchanteresses

♣ Eip a pris ses cartes des outres-mondes, une boussole à sable et le grand livre des monstres. Eglodan s’est occupé des vivres, qu’il a chargés tant qu’il a pu. Moi, j’ai pris l’essentiel ; arcs à manivelles, flèches de flammes, flèches-pantin, couteaux à lames fines, lames courbes, lames brûlées, lames fondues, aiguiseur à pointes, filets explosifs, poudre et alcool. Qu’une sirène croise notre route, je lui trancherai les branchies avant qu’elle ait produit le moindre son.

★ Je n’aurais jamais signé tel contrat si j’avais eu le choix. Ces types sont des cinglés, des fous aux ambitions mortelles. L’appel de la mer seul ne peut expliquer leur état de dégénérescence. C’est plus que ça, c’est la foi. Ils croient en une terre promise, de sable chaud, de vergers et d’or. Mais si un tel paradis existe, je doute que les déesses ne le rendent accessible aux humains, encore moins aux hommes. Leur hybris nous sera funeste.



< L’insulte est imprécation. >

◆ L’aube grise l’horizon quand nous levons l’ancre. Les fantômes de mes équipages passés se sont réunis sur le pont pour nous souhaiter bon voyage. Je sais leurs ombres calmes bienveillantes, car ils croient encore en nous. Ils me souhaitent bonne chance et m’offrent leur bravo. Ils sont fiers, je le sens, de m’avoir eu pour capitaine. Alors qu’ils n’aient crainte, car lorsque nous foulerons le bout de la mire, je leur offrirai le repos divin auquel ils aspirent.

♠ Pour ce premier graillou sur le pont, nous avons droit à une soupe de flocons d’avoine aromatisés de fleur d’oranger. J’aurai préféré de la barbaque. Le goût sucré ne suffit guère à satisfaire l’appétit de sang qui me prend quand j’entends les insultes des badauds du port. Un fruit suri tombe sur nous, puis un squelette de hareng. Ces cons-là ne savent pas ce que notre projet est grand, plus grand qu’eux. Et tandis qu’ils s’en retournent chez eux, satisfaits d’nous avoir humiliés, nous nous élançons vers la gloire, le pays sans faim.

♥ Enfin l’astre sillonne la mer
de sa nitescence blanche.
L’écume sur la carène de fer
S’écrase en vagues taches
Les voiles tendues de concert
Frappées d’une brise sèche
Nous sauvent des sévères
Ingrats du port de pêche

♣ Notre Hirundininae s’élance sur le roulis paisible du matin. Il n’y a nulle preuve d’hybris dans le nom de notre vaisseau tort-mer, simplement un hommage à la reine mère, la chasseresse d’âmes égarées, la mère des déesses, l’Hirondelle. Eip a trouvé au détour d’un donjon, sa vieille carte laissée là par quelque aventurier maladroit. Le tire-flèche tourné vers le Nord-Ouest l’a convaincu de tenter l’aventure : la carte de la gloire, il l’appelle. Alors depuis nous rêvons d’elle, l’hirondelle et de son palais de richesses et de repos.

★ Comme j’aimerais revenir de ce voyage, aventure vaine, qui vaudra notre mort. L’île Vespérale est un vil rêve d’enfante que je devrais ensevelir si je veux vivre. Nulle faveur n’est prévue pour les évaporés que nous sommes. Et plus la côte s’en va et plus je songe à me jeter à l’eau pour retrouver la rive. Pourquoi braver, après tout, les paroles divines ?



>Qui mira l’eau vit éons.<

◆ Sous mes doigts endurcis, le gouvernail commence à fendiller, sa peinture bordeaux à s’écailler. Les échardes me bardent les doigts, mais je ne peux le lâcher. Le grand Croc de la crique nous a suivis, et n’attend qu’une minute d’inattention pour nous emporter. Trois jours qu’il toque à notre coque et que je tiens le cap. Si je flanche, il nous jettera dans la baïne du naufragé et se repaitra de nos corps noyés. Il nous faut le tuer avant que mes tendons ne cèdent.

♠ La bête est toute de chair iodée, parée de tentacules épais, juteux, dorés, et doté d’un corps comme un disque troué et il porte gonflé derrière lui un estomac comme un filet de chalut, grand pour tout un équipage et plus encore. Il a l’air plus grand que notre bateau, p’t’être même plus grand qu’une île. Mais ça ne me fait pas peur, j’en ai vu d’autres des steaks de grande envergure. Ce soir, nous l’étriperons et je dévorerais ces dents qui zieutent ma chair.

♥ Ses geignements étouffés sourds comme l’orage,
ses cris de faim, ses yeux rouges de rages.
Une ligne de plomb coule à pic dans le bouillon terrible
Garnie d’un appât de haddock que Croc mord
Aussitôt le colosse coincé, les piques le criblent
Etrange apparat pour son aberration de corps

♣ Les bardages s’accrochent à sa chair impie sans jamais l’affecter. Trancher chaque morceau de tentacule ne sert à rien, l’assaillir de flèches non plus, mon couteau il s’en fiche, les lames le chatouillent et l’on peut faire couler son sang tant qu’on veut, il en a de quoi remplir la mer. Au mieux, il s’agace, hurle ses beuglements veules de calmar-lune. Mais l’affrontement ne peut avoir qu’une fin. Alors tout crispé que je sois de gâcher de l’explosif, je sors la poudre et je vise sa gueule.

★ Dans une pluie d’étoiles sanguines, sombre Croc. Un dernier hurlement pour le ciel. Puis ses restes dévient sur la surface noire de l’océan. Et les vagues le happent, moroses de reprendre leur fils. Derrière la proue, sous la surface, nous guettent les courants desquels il nous éloignait. Notre protecteur divin se fane sous les flots et Ligea danse, fier de l’avoir achevé.



< L’oiseau est sacré, >

◆ Notre premier obstacle est mort. Un haut fait qui nous hissera haut dans l’estime de nos déesses. Nous avons même pu nous repaitre des tranches de ses tentacules tombées sur le pont. Les courants de l’adamante, maintenant, nous mènent droit vers l’île aux pèlerins. L’on perçoit, au milieu des nuages, son immense flèche de bronze chatoyer dans le ciel.

♠ Comme un sein sur les vagues, une île qui porte les milliers de flèches plantées par des idiots et dont les plumes colorées claquent au vent. On dirait un sein de femme, avec tout en haut pour téton la plus grande flèche du monde, porteuse de plumes véritables d’Hirondelle. Nous posons le pied sur le chemin de galets qui grimpe dans la forêt d’empennages quand la brume s’agrège en anneau au pied de l’île. Un temps mauvais, à faire demi-tour, mais Eip dit qu’il faut continuer. J’n’aime pas trop ça.

♥ Arrivés en haut, la mer semble un nuage
Qui s’étire sur le ciel cache les flots
Qui, pudiques, tarissent de mots
Quand vient à ouïr l’étrange présage.
De stridence, une note alourdie,
Pèse dans l’air comme une enclume
Tandis que continue de galoper la brume
Jusqu’à nos pieds engourdis.
Chacun prend une flèche,
Sur un sol, déjà criblé, la fiche
Quatre plumes d’hirondelles
Et un ibis qui vole seul.

♣ Entre brouillard et ombres longilignes qui se croisent en damiers, le fichu chemin s’efface sous nos yeux inquiets. Nous ne voyons plus que nos visages dérangés de pirates d’eau douce, mécontents de se prendre un bain de nuage. Alors que nous descendons nous caresse le jour, comme une aile. Puis une brise se lève et ce sont des baisers dans nos cheveux. Mes camarades disparaissent et je sens des doigts dans mon cou. Un rire, un pépiement. Une chose galope entre les ombres, sans se douter qu’au creux de la main, j’ai mon couperet.

★ Les battements d’ailes, le rire d’agonie. Il n’y a nul doute, un ange, nous pourchasse. Pour cette divine engeance, je tombe à genoux, les mains jointes en guise de pardon. Pour qu’une gardienne nous attaque, nous sommes sacrilèges. Alors j’entame une prière pour calmer sa fureur, mais mes paroles retombent en même temps que son corps.



< sa chair est sacrée. >

◆ Les têtes encore s’alignent ! Une gorgone comme trophée de chasse, quoi rêver mieux pour décorer ma cabine ? Au sol git son corps nu d’animal. Sous elle, des ailes rouges comme l’enfer. Sur son visage, une grimace de monstre, des yeux pleins de sangs. Un ange, dit Isib, mais il faut se rendre à l’évidence : quand j’ouvre sa bouche, les dents sont pointues, notre nouvelle amie est en fait une harpie.

♠ Les ailes sont aviaires alors ne pourrions-nous pas, les couvrir de panure pour les frire ? Le petit proteste, pas content de sa pitance. Mais eh ! La harpie est déjà morte, c’est honorer son corps que de la dévorer.

♥ Dévêtu de ses ailes, le monstre n’est qu’une femme,
Rousse comme l’automne, la peau diaphane,
Un sablier pâle sur le plancher d’orme
Une larme coule sur sa joue pivoine
Ma tragique muse, a bien besoin d’un homme

♣ Le petit boude depuis qu’on a mangé la femme-piaf. Il fait le triste, c’est bien dommage. Manger, avec l’état de nos pitoyables réserves, n’est qu’un acte de survie. Qu’il se laisse mourir de faim, si cela l’amuse, et regarde les flots comme pour s’y jeter. S’il était vraiment pirate, un vrai corsaire, un homme de l’eau, il saurait que tuer fait partie du métier.

★ Ligea encore ôte la vie, qu’Eglodan s’empresse de dévorer, que Napo dans les tréfonds du bateau souille. Et de tout cela, Eip se réjouit. Dîner d’un être si proche d’une déesse, enfante — si l’on en croit les Lettres — de Rouge-gorge elle-même : le crime le plus odieux peut-être que nous pouvions commettre. Le courroux s’abattra, c’est inscrit maintenant en lettres de sang à même le sol de l’île du sein. Si je le peux, bientôt je les quitterai et, en priant, de ma faute m’acquitterait. Mais en attendant, je ne peux que prier pour être absoute de l’atrocité du siècle.



> Qui nous ouï sait le cap. <

◆ Et le temps passe, et Isib ne pardonne pas. Nous avons traversé trois mers, combattu l’oursin géant, vogué sous plus de tempêtes que nous ne pouvons en compter, passé l’île aux singes, l’île du Li et l’île Écho, résolu l’énigme du vent et rassuré les oiseaux. Mais rien de cela pour lui n’a de sens. Nos barbes ont poussé, mais pas la sienne. Nos dents ont jauni, lui ne sourit plus. Nous sommes bien maigres, lui l’était déjà. Tant pis pour lui et tant pis pour le crime, notre but est trop proche pour que je me remette en question. Là, sur la carte, nous nargue une croix rouge effacée. Les indications sont claires, nous devrions être arrivés.

♠ La faim nous tiraille. Nos entrailles gueulent si fort que nous devenons sourds au vent. Jusqu’à ce qu’un matin, Eip s’exclame : « Vous l’entendez ? ». C’est le chant de nos reines.

♥ Mélodie du ciel, charme sans pareil
Eip tourne la barre vers le chant magnétique
Mais isib l’attrape ; « Erreur mortelle !
Ce sont des sirènes et leurs voix maléfiques. »

♣ C’en est trop du petit et de ses bêtises. La légende raconte qu’à l’orée du perdu-paradis, chante Engoulevent, la plus dilettante des déesses. Nous la suivrons, coûte que coûte, et s’il insiste, je m’occuperai de planter une lame dans sa trachée.

★ La légende disait vrai, un chant indique la voie. Pas question donc de le suivre ! Nous avons trop pêché pour nous montrer à elles. Les entendre est assez, faisons demi-tour.



<De la grenade s’écoule le sang, >

◆ Je me dis qu’Isib a raison, lui laisse les rennes. Après tout, les sirènes ont déjà causé notre échoir, et je ne peux prendre le risque de cet ultime échec. Mais alors que les voix disparaissent, se présente à nous une jeune fille sur une barque minuscule.

♠ Elle parait si petite, perdue en pleine mer. Je préviens Eip, nous ne pouvons la nourrir, mais il semble que tout le monde comprenne que nous ne la garderons qu’un temps. De la première, nous n’avions bouffé que les ailes, mais nous avons si faim maintenant.

♥ Comme ma muse jetée à l’eau,
La petite est rousse et à mon goût.
Une fois hissée hors de son canot,
Ligea l’assomme d’un coup.

♣ Pendant que ses idiots se laissent distraire par une sorcière de femme, notre cap est mauvais ! Profitant de l’absence sur le pont, le gouvernail est à moi. Je nous remets dans le droit chemin, ensuite je m’occupe d’Isib ?

★ Ils ne m’écoutent pas quand je leur dis de laisser la fille tranquille, ils ne m’entendent pas quand je leur dis de cesser de la regarder. Comment peuvent-ils être si bêtes qu’ils ne la reconnaissent pas ? Comment ne voient-ils pas les cicatrices dans son dos ?



<rouge comme le zèle.>

◆ Journée victorieuse, encore !

♠ Dîner en grandes pompes funèbres.

♥ Comme elle est douce dans nos bras.

♣ Mais où peut bien être ce sale rat ?

★ J’aimerais me jeter à la mer et me laisser noyer.

> Qui lit ciel a la clé. <

◆ La fille est morte assez étrangement ; Napo l’enlaçait trop fort. Nous avons fermé les yeux sur la trainée de sang, pour tant que nous avons pu en faire du boudin. Le festin est passé, et pendant que dans la nuit le courant nous a mené vers notre prochain péril :

♠ Un cumulonimbus qui se frotte à la mer. Il tournoie menaçant, mais n’avance pas. Ce n’est pas la première tempête que nous rencontrons, ce serait con de ne pas s’y frotter. Dans l’entremêlas de vents surgissent des éclats dorés. « Des éclairs », nous prévient Isib. « Nous ne survivrons pas, faisons demi-tour. » Tu parles, c’est pas un nuage qui va nous arrêter !

♥ Je pense encore à son sang
Ses yeux tout comme des puits
Et de sa graisse le dégueulis
Dans nos gorges d’ardents.
Il y a bien une montagne
d’éclairs devant nous
L’orage qui témoigne
que nous arrivons au bout.
Mais je n’en ai pas peur.

♣ Il est temps que nous cessions de croire en ce petit sournois. Depuis que nous sommes partis, pas une fois ne nous a-t-il soutenus dans ce que nous faisions. Il faut toujours qu’il opte pour une autre stratégie que la nôtre, qu’il veuille emprunter une autre route que la nôtre, qu’il refuse qu’on se nourrisse quand bien nous mourrons de faim, qu’il contredise le moindre de nos mots. Je l’attrape alors qu’il supplie encore Eip de faire demi-tour.

★ Le ciel et leurs regards s’obscurcissent. Il semble cette fois qu’on ne me fasse plus confiance. Ligea a dû entendre mon vœu.

Avant qu’un bâillon n’étreigne ma gueule, je l’ouvre une dernière fois : « N’y entrez pas. ».

<La vie s’abîme dans la haine, >

◆ Ligea a raison, le petit nous ralentit. Il nous faut voir devant, la gloire au bout de la tempête. Depuis qu’il est là, Isib ne nous a que détournés de notre but. Il ne veut ni trésor ni terre sainte, n’a pas l’ambition que requiert une place à mes côtés.

♠ Nous cherchons sur lui quelques indices qu’il soit un traitre : une lettre, un blason. Mais tâtant le veston du gamin, Ligea trouve pire que ce que nous avions imaginé : des seins. L’affreuse grognasse s’est grimée pour nous tromper. Une sorcière certainement qui voulait se repaitre de nos cris et de nos souffrances, nous guidant toujours plus vers le malheur pour savourer notre dépit. Elle doit bien rire de nous voir ainsi maigres et faibles, couverts de cicatrice des combats qu’elle a causés. Une telle engeance, ce n’est même pas bon à manger !

♥ Tout parait maintenant évident.
Sa barbe est factice, elle cache son corps
De tentatrice, pourfendeuse de ruffians
L’instigatrice du mauvais sort.

♣ Nous l’enlaçons de cordages épais, l’enroulons de plus de tours que nécessaire. Et parce qu’un monstre comme elle risque de flotter, nous la lestons deux fois son poids avant de la jeter.

★ Contre toute attente, l’eau brûle.



<les hommes l’ont perpétré.>

◆ Sans plus de sorcière à notre bord, nous allons droit devant. La tempête n’a nulle emprise sur nous, nous la traverserons comme nous avons traversé les mers. Son enveloppe nuageuse nous embrasse, comme une amante longtemps attendue. Notre proue pénètre aisément l’armure laiteuse. En quelques secondes, elle nous avale.

♠ Tout est calme et noir d’abord. Le jour s’éteint. Puis les éclairs éclatent, et le vent se lève. L’ouragan manque de nous jeter du pont mais nous ne sommes pas des brindilles. Rampant à tâtons vers la trappe, nous parvenons à nous réfugier sous le pont. À l’abri enfin, nous subissons, ballotés d’un côté et de l’autre du couloir tels des pantins de théâtre.


Les voiles se déchirent en un cri
Sous l’effet d’une bourrasque agressive
En fracas, le mat qui s’avachit
plonge dans les bras d’une mer abusive
Aux cieux, je prie,
Qu’on nous épargne,
Que l’on tienne bond,
Que cesse la hargne
De cet amer typhon

♣ Le problème d’une tempête, c’est qu’on ne peut que la subir. Couteaux, lames et flèches sont bien obsolètes face au vent. Quelle ironie que notre dernière épreuve ne dépende pas de nous. Mais quand bien même, je ne regrette rien. Pas une goutte de sang, pas mes enfants, pas la vie.



>Qui entre n’en sort pas.<

◆ Nous nous réveillons sans trop comprendre comment nous nous sommes endormis. Un coup sur le crâne à force de valdinguer d’un bout à l’autre de la cale peut-être ? Tout est si calme maintenant, le tangage plus qu’un doux va-et-vient. Le baromètre est immobile, « Pas de pression », semble-t-il dire. De la lumière perce par tous les interstices du bois ; dehors, il fait grand jour. L’air est chaud et doux. Quand nous sortons, la terre promise a remplacé la pleine mer : de gigantesques plages de sables blancs, vierges et derrière elles, une jungle de fleurs percée d’une travée. Notre ancre tombe, puis nous-mêmes, à genoux sur le sable.

♠ Alors que nos corps contusionnés s’affalent sur le sable, des anges se présentent à nous. Des femmes aux yeux d’or, aux ailes de gloire. Leurs sourires, douce récompense, et leurs étreintes réchauffent nos cœurs. Elles ont la peau comme des plumes, les gorges et les joues rouges. Elles nous enserrent si doucement, comme si leurs os étaient creux, trop fragiles pour notre force d’hommes. Leur sang bat vite contre leurs tarses. Ont-elles peur de nous ? Savent-elles que leurs charmants plumages, leurs silhouettes d’ortolans grassouillets nous donnent envie de les croquer toutes entières ? Que je ne pense qu’au goût qu’aura leur chair si j’ose l’éprouver ?

♥ Elles murmurent des mots prévenants,
Dans une langue aux accents surannés,
Comme nous sommes carcasses cassées,
Ont de la peine pour les pauvres croulants,
Nous montrent les tours de leur palais,
Des cheminées desquelles s’élève une fumée
Aux odeurs de sucre et fruits alléchants.

♣ Elles sont bien aimables, mais je ne vois en elle que des bonnes femmes. Êtres avides aux lèvres avinées qui susurrent des paroles pour nous rassurer. Ramassis de mensonges, sottises qui nous leurrent. Au bout de la travée, leur château est bien beau et grand, il monte dans le ciel tant qu’on n’en voit pas les toits. Mais tout est sorcier là-dedans ; fresques féériques, tapis brodés, tentures teintes de sangs et lustres de cristal qui guettent nos têtes. Elles ne sont qu’un piège de plus, que je désarmerais de la pointe d’un poignard.



◆♠♥♣★

◆ L’une d’entre elles, aux ailes noires comme la suie et à la sclère de fer, parle notre langue. Un vœu doit nous être exaucé, explique-t-elle, qu’il nous faut donc formuler. Je demande une couronne pour régner sur cette terre : qu’on me sacre roi, que tous deviennent mes sujets, qu’enfin gloire me soit accordée ! Quand elles s’agenouillent, j’exulte. « Tu dois voir ton trésor. ». me murmure la déesse. On me mène dans les tréfonds de mon château, jusque dans un immense souterrain aux arches de dix mètres, remplis d’or du sol au plafond. Mon trésor. Puis je la vois ; au sommet de la pile : ma couronne ! L’une des harpies s’envole pour la récupérer, mais alors que je tends la main pour l’attraper, on me force à genoux. Des mains griffues me maintiennent au sol. Je me débats, crie, mais mes camarades sont restés en haut, ils ne peuvent m’entendre. Les monstres allument une forge aux allures d’enfer qui se cachait dans l’ombre. Dans un creuset, elles font choir mon trophée, puis le posent dans les braises rougeoyantes. La couronne s’effondre, se fond en un liquide chatoyant. Le monstre noir apporte le récipient brûlant jusqu’au-dessus de ma tête. « Nous devons te ceindre maintenant. ».

★ Comme il est étrange, après avoir le grand voyage, de se réveiller face à un ange. Je tente de me redresser, mais on me retient contre mon lit, on me jauge. J’attends, jusqu’à ce que vienne l’hirondelle agile, qui m’offre un vœu. Je pense vengeance, rage et algie, mais finit par piger : « Je veux racheter mes péchés. ».



♢︎♠♥♣★

♠ « Je souhaite de manger chaque jour un festin digne d’un roi sans jamais souffrir de la goutte. » Aussitôt qu’elle l’entend, la déesse sourit et m’invite à la suivre.

Leur cuisine est sublime, avec des cheminées par dizaines sur lesquelles bouillent des marmites énormes, des tables couvertes de préparations, des fours ronflants, des milliers de grappes d’herbes qui tombent du plafond. Voyant qu’elles ne me servent pas d’assiette, je m’impatiente, après tout cela, elles ne pensent tout de même pas que je vais me servir moi-même ? Déterminées à me satisfaire, elles amènent un plat en argent plus grand que moi, garni de tubercules et légumes aux couleurs exotiques. Tout cela est bien beau, mais où est la viande ? Je veux l’une d’elles à dévorer, une bien charnue, aux ailes larges. Le plus gros poulet rôti de ma vie !

★ Leurs doigts se pressent à ma bouche pour y déposer les fruits de leur terre. Des figues éclatent en baisers sur mes joues, laissent des traces cramoisies jusqu’au cou. Le sucre explose sur ma langue, le jus dégouline sur ma poitrine. Puis, il y a la viande, tendre, longtemps mijotée, enfoncée dans mon gosier par petits morceaux. Le goût m’en est inconnu, mais je n’ose demander de quoi il s’agit. Elles ne cessent de m’allaiter qu’une fois ma silhouette retracée, mes côtes rétractées sous ma peau grasse.



♢︎♤︎♥♣★

♥ Comme le monstre que nous avons fait choir,
Elles ont des ailes, et pour leur reine
Une couronne de plumes. Et lunettes noires
Pour l’hirondelle faiseuse de rêves et de veines.
Moi je veux les anges pour habiller mon lit.
Elle me les donne, et elle se donne même
Nue dans des draps de soie pas encore salis.
Tout autour de moi mon nouveau harem
S’approche et m’enlace,
Plantes épines dans mes os,
Une langue dans ma chair,
Jusqu’au crâne, la dure-mère
Puis me dévore le cerveau
Dans une calme solace.

★ Leurs plumes me caressent, scannent tout mon corps. Découvrant mes seins, leurs yeux s’attendrissent. Et tout en se jouant de moi, elles se mettent à chanter. Les mandibules s’enfoncent dans chaque pore, nettoient chaque cavité. Leurs langues de mon cou grimpent à l’orée du pavillon. Elles s’arrêtent à l’hymen de mon oreille, tympan brûlé de cris de sirène.



♢︎♤︎♡︎♣★

♣ Être le bourreau de ses dames, tel est mon désir. Viande hachée, charpie agrégée, osselets abandonnés. Je veux faire de ses monstres de la pâtée, et si tel est mon souhait, il doit bien être exaucé. Au temps que la messagère passe à me regarder curieusement, je sais que je l’ai déstabilisée. Sa tête se tourne de côté plus qu’elle ne devrait, sa sclère se fane dans des iris jaunes. Ah, elle ne s’attendait pas à ça hein ? Sa réponse ne tarde pas à tomber, comme une

★ Elles me font prendre un bain tiède dans une piscine au carrelage d’or pur. Une lame passe sur mon talon d’Achille et l’on me couvre de ma lymphe avant de me laver encore. Elles me laissent sous l’eau jusqu’à ce qu’elle s’engouffre dans mes poumons. La brûlure est plus douce que celle de la noyade, un chatouillis même. Puis, elles me remontent et me tapent le dos jusqu’à la dernière goutte.



♢︎♤︎♡︎♧︎★

★ Quand du bain de sang je m’extrais, je renais parmi elles, une tension cruelle dans les omoplates. Je demande après mes anciens camarades mais ils ne sont plus ; ne t’avais-je pas dit que leur hybris était funeste ?

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