7,62 × 39 mm

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I

Entends-tu, ce cœur qui bat six cents coups par minute ?

Ce sont les âmes rayées, les traînes de comètes rougies. Suivons-les, et où qu’elles nous mènent, frappons et gardons la cadence comme nous l’avons toujours fait.

II

Ce quartier du niveau médian, à la fine-fondue de bordure des plateformes ouest, n’est presque pas déplaisant pour un endroit qui s’est bâtit par-dessus les anciens docks. Ses ruelles tortueuses fleurent bon le tétanos et la coriandre. Sa populace y cause plus de deux cents langues et chacune se tire pour des boulots que les robots ne font pas assez bien.

Déjà, le petit cinéma s’enclenche, même si l’aube n’a pas encore mordu les tours. La masse active croise le quatrième âge qui se ruent en gyropode vers le supermarché 24/7/365 pour avoir un peu de conversation avec des hôtesses de caisses. Des vraies, pas ces visages en silicone tout-sourire. Dans cet embrouillamini de furieuses roulettes, Mémé Mo lutte à contrecourant.

Notre cliente du jour a subi, comme on dirait, des avaries de transports. Ce qui a contrarié beaucoup de gens. Une cargaison subissant les aléas de la météo passe. Deux et le sort s’acharne, mais trois… Une histoire de glaçons plus tard, et un appel d’offre de réhabilitation urbaine en préparation, il nous faut solder les comptes.

Aussi, restons concentrés. Des dérapages suivent et la file de centenaires s’ordonne mal entre les deux battants automatiques. La raison : une serviette sur laquelle une frankée en cloque et loques levant un moignon, auxiliaire en évidence d’aumône. Ça bipe cinq unités MareNos par passage, puis la bousculade se poursuit à l’intérieur.

Jusque-là, rien de neuf sous le soleil endimanchée de notre belle cité. Mémé Mo bataille à son rythme de pachyderme motorisé dans la marée. Nous attendons, aux aguets et le café froid. Nous n’avons pas dormi de la nuit – nous ne dormons jamais les nuits de tempête. Bien que les prévisions jure l’inverse, nous avons promis du feu. Question de fiabilité de matériel.

Voici : treize ans râblés de guingois sur son skate, visage nu, cape imperméable longue, l’arme bandoulière en dessous. Tu as plutôt bien bossé. Notre gâchette s’est équipée sérieusement: combinaison de peintre, gants, scotch au poignets et aux chevilles, casque à visière opaque. Propre, pour du sale.

Le skate stoppe de biais par rapport à la ligne d’attente. Cible repérée. Manipulation maladroite de la guitare. Mémé Mo n’est pas encore entrée, pas plus qu’elle n’a le temps d’être inquiète. Et musique, maestro !

Un pan de toile volète. La séquence aurait pu être artistique si le gosse s’était pas empêtré dedans. Puis le canon jaillit et gicle. La vieille et des vieux claquent des dents et du reste, des pneus crissent et des rideaux de métal tombent alentours. Mais la rafale s’étouffe à moitié de magasin. L’arme éclate en petits morceaux et le bras, déjà haut à cause du recul, qui la tient, avec. Le tireur bascule en arrière. Crade et cris.

Notons que les vitrines sont de qualité ; elles n’explosent pas. Les balles ont tracé une ligne ascendante avant de crever du luminaire. Nous ne nous attendons jamais à beaucoup de précision avec ce genre de main-d’œuvre. Tant pis pour les assurances et leurs clauses fallacieuses – tu sais, si ça ne vole pas en mille éclats… Ça attendra la fois d’après. Nous y veillerons. Nos amis ont de jolies vitrines à vendre. Incrustations holo dynamique et filtrage thermique polarisé avec toute la gamme de nanobots défensifs... Blindage ? Rupture de stock. Désolé, nous ferons mieux la prochaine fois.

Toujours est-il que le shooter a généré un sacré bordel, de si bon matin. Les uniformes débaroulent. Les gyropodes caltent aux gyroscopes ; et y’a du monde sur le carreau. Voilà bébé sous la huée des corbeaux drones qui hurle en tenant son bras contre son ventre. Fin du spectacle. Pas de témoin, bien sûr. La frankée a remballée et rampé. Et nous n’avons jamais été là.

III

La sciure épanchée, plus tard et la pluie qui bruine, Faucon passe ses doigts dans les trous des vitrines. Nous l’observons de biais. Nous le surveillons depuis un bout, lui et tous ses semblables ; ceux qui essayent de passer au travers des réponses toutes faites. Le cadavre de Mémé Mo, un énième règlement de compte maladroit par un tueur franchisé à usage unique. Et tant pis pour les dommages collatéraux. Non. Mobile trop limpide.

Faucon incarne le prototype du trentenaire journaleux idéaliste mais désabusé, un cinglé dans un imper. Il a des amis qui sont aussi les nôtres, des gens bavards qui savent où chercher d’antiques numéros de série. Aucun intérêt d’imprimer une arme pour que le Ficher s’excite, non ? (Ah, ta précision du calcul est presque effrayante, tu le sais ça ? Et mets ta main quand tu bailles, putain.)

Aussi, Faucon est venu pour vérifier si c’était vrai. Si les zombies reviennent après minuit. Si, peut-être, l’armada de combinaisons, les croûtards, puis la foule de badauds et les vents, n’auraient pas oublier un morceau de plastique, ou mieux encore, un étui collector dans un recoins. Un truc aussi antique que le reste, tenons le thème. Mais ici, personne n’oublie rien.

Le numéro de série gravé remonte à loin, lui a-t-on bavé. Il y a très longtemps, à une époque où les moteurs thermiques vrombissaient encore, dans un pays que l’on appelait Yougoslavie, était l’usine Zavasta à Kragujevac qui fabriquaient des fusils d’assaut avant de se reconvertir en automobiles. Du genre robuste : carcasse de tôle emboutie, crosse en bouleau légère et pas chère pour remplacer la bakélite orange. Moins de style que le modèle original certes, mais toujours aussi efficace. De quoi faire la guerre dans le monde entier. Un âge d’or et de fer rouge.

Toutefois, cet endroit n’est pas le début de la légende, mais simplement un point sur la carte. Le vrai début a encore droit à un musée dont le succès ne faiblit pas, à Izhevsk, le plus grand bled d’Oudmourtie, autrefois république.

Faucon s’est renseigné sur l’histoire, celle qui ne mérite pas de majuscule, mais il ne comprend pas comment un gamin a pu se lever aux aurores pour canarder une supérette sans aucune dette, et des petits vieux avec une mauvaise réplique d’une Zavasta M70 en polymère, elle-même digne copie de l’AKM-59, celle-là version low cost de la fameuse AK-47. Les chiffres font références à l’année du dernier siècle du précédant millénaire. Un vrai morceau de collection !

Bref. Faucon, grattant de l’ongle les bordures des impacts, décide de mettre les mains dans la merde – main que le gamin n’a plus. Ça vient de passer sur le canal de Mid-Inter ; ça non plus, les assurances assurent pas. Donc… qui a bien pu fournir un jouet foireux pareil et, surtout, pourquoi ?

Parce que lui, c’est un emmerdeur de première. Un justicier mal encapée. Alors, tenons-le à l’œil.

IV

Faucon mène sa petite enquête avec sa caméra gonzo incrusté dans l’œil droit. L’ultime objectivité dans la subjectivité, toutes ces conneries. Il monnaye quelques ragots sur les manœuvres du port. (Du périmé, mais cela nous contrarie quand même. Nous te laissons t’en occuper.) La conscience professionnelle des brigadiers n’a souvent qu’un œil, ainsi Faucon échange des nom et des adresse d’un paquet de témoins à la cataracte opaque. Et après avoir emmerdé tous ces braves gens, et s’être fait cordialement envoyer foutre une fois sur deux, se rend finalement chez la mère du shooter, pas plus avancé que la veille.

Notre jeune tireur n’a aucun passif. Pas plus que sa famille. Tout semblait, jusqu’à la vieille, bien sous tous rapport. Rien qui ne le prédestinait à jouer la cartouche. Lui et sa mère logent dans un appart’ Ascension, de ce qu’on refile à des parents méritants qui ont eu la bonne idée (ou l’abnégation. Pourquoi tu ris ?) de pondre un futur cotisant. Maman solo travaille dans le tertiaire à temps-plein, un peu plus haut. Aussi, ça ne manque de rien sans faire de folie.

La mère accepte de rencontrer Faucon pour lui pleurnicher les conneries habituelles, avec l’espoir que ce type s’intéresse vraiment à son bambin à l’inverse de ces enquêteurs et autres experts psycho venus déblayer le cas avec une rigueur tout administrative : intelligence normale, mauvais ancrage à la réalité, carence affective. De la culpabilisation gratuite qui fait les choux gras des médias. Comme si, à un moment donné, une mise à jour avait méchamment zouké le code d’une éducation sans faille.

Séquestré dans la cuisine, Faucon accepte trop de cafés et épanche les larmes à défaut de sa vessie. Impossible de se dépêtrer de là avant que l’éplorée ne se tarisse d’elle-même.

En version courte ça donne : le gamin aime bricoler son skate. Sa mère espère le caser dans une formation de mécano. Après tout, c’est ça qui l’occupe la majorité de son temps : s’immerger en VR, regarder des tricks qu’il essaye de reproduire. Des tentatives qui ont déjà couté deux poignets et une cheville. Le gamin est assidu à l’école avec des résultats tout à fait moyens, il se gère depuis des années malgré les heures qu’enchaîne sa mère.

« C’est peut-être bien ça, le problème » pense Faucon. Mais il le ravale. Quelle idée, pardi, de commander un bébé à un labo comme un bengal nain pour s’en occuper seulement le dimanche après-midi ? Rhétorique trop facile qui nie l’influence environnementale d’un quartier ruiné. Appât du gain, sentiment de toute-puissance ou d’appartenance font souvent d’étranges mélanges. Le plus significatif ne tarde pas :

« Et par la Sainte Mère Non-Née, pourquoi a-t-il fait ça ? Il a dû se laisser embrigader, c’est sûr ! À cause de ces foutues jeux immersifs ! Il ne parlait plus que de ça depuis six mois. De ça et de se câbler en direct. »

Faucon joue la carte de la validation et s’échappe. Interroger les amis confirment. A-t-il été approché par un rabatteur ? Il n’en tire que des haussements d’épaules blasés. « Ouais, c’est dingue mais ça arrive. Des fois, c’est comme ça. » Voilà. Ça fera 50 MareNos et bonne soirée.

L’enquête préliminaire, l’officielle, taquine aussi cette hypothèse. Néanmoins, les historiques ne démontrent pas cette fascination morbide pour les exécutions publiques à des divinités sanglantes ou pour des barbecues à la mexicaine. Le gosse a trop joué en immersif voilà tout ; la réalité s’est floutée. Classique engrenage de désinhibition à la violence. Le commanditaire et la cheville logistique n’avaient qu’à sélectionner et téléguider leur marionnette. Mémé Mo, lui, n’est qu’une ligne de plus sur une longue liste.

Quatre petits vieux à la crémation, le double de blessés, dont une amputation du tibia, et un gamin avec une main moins, ça n’excite personne. Les gens sont trop occupés à finir la journée sans étrangler le collègue, le boss ou le client ; trop fatigués pour se faire livrer le repas à gober sur le canapé ; trop peu motivés à baiser. Un enfant soldat ? Trop de problèmes pour ça devienne le leur.

Oui, tu as vraiment bien travaillé.

V

Après avoir pisser un coup sur la tête d’un croûtard, Faucon se sent comme imprégné des odeurs de rouille et de soufre que la pluie colle au quartier. La vie consumériste a déjà repris ses droits. Toujours la même file d’attente, toujours les mêmes clodos à la manche. Il guette les taches à ses semelles, cette crasse qu’on prend pour acquise au point d’oublier la vraie couleur des bâtiments. Il voit à travers la trame de la pauvreté qui ne dit pas son nom. Moyen, affirment les statistiques du Ministère. Tout est moyen ici ; classe sociale, revenu, niveau d’études, indice de reproductivité… Faucon n’est pas dupe. Le système de perfusions dégoulinent sur les façades qu’on repeint tous les dix ans de couleurs brillantes. Du téléphérique, il survole les projets de réhabilitation du gymnase et de la piscine, l’aménagement des voies accélératives pour gyropodes, le parc d’hydroponie label Fresh Planet. Une publicité pour une école, des têtes blondes de toutes les couleurs, avec pléthores de projets pédagogiques en lettres capitales, lui saute à la figure.

Du marché public comme nous aimons.

Faucon est plutôt à jour sur les embrouilles, les vaines tentatives et les arrangements préférentiels des politiques locaux pour éviter que la délinquance remonte comme d’un chiotte bouché. À travers la vitre et les jolis échafaudages, Faucon ne voit que les accords officieux sur les carottes trimestrielles pour flouter le contribuable.

Il est convaincu que, sous les couches vernis des immeubles écrasés par les plateformes supérieures, grouille une infâme créature qui se nourrit de la moelle de ses habitants. Ce parasite recycle et consigne toutes ce qui est possible de revendre en matière première, traite toutes les saloperies organiques possibles (un service indispensable), assure la salubrité de l’eau dessalée, la distribution d’électricité, l’accès aux réseaux (oui, même ceux que les ministères n’approuvent pas) et, soyons honnêtes, un peu plus de sécurité contre un peu moins de mixité sociale par le biais de la gestion pilotée de l’attribution de logements sociaux. Personne n’a envie de subir le débarquement des familles de la Mèche et des anciens docks. Impartialité des algorithmes ? Mais de rien.

Faucon n’a pas tort. Déjà, fleurissent les promotions pour les grillages électrifiés pour balcons. Et ça ne concerne pas l’invasion de pigeons, mais l’incursion de monte-en-l’air de plus en plus acrobatiques.

VI

Faucon est plutôt bien inspiré. Le choix du modèle de l’arme pour la fusillade est lui-même porteur d’un message, d’une signature. Oui, nous aimons les classiques. Crois-tu qu’il va détricoter notre affaire avec Mémé Mo ? Ah !, peut-être… Toutes les guerres font des morts. Mais, pour celle-ci, nous sommes l’arbitre.

Le voilà qu’il descend d’un niveau, là où le bleu du ciel n’a plus d’empire. Car Faucon sait, parmi les ruelles qui s’étranglent en couloirs, les rampes qui clignotent d’agonie et les passerelles bouffés de sel et flaquées de pisse, qu’on peut trouver des réponses. Ou pour le moins, de quoi abreuver la machine à questions.

Il fait la tournée des bars, en quête d’un armurier archiviste pour compléter la petite histoire avec la grande. Il prend sa leçon dans un boui-boui où l’on vend des cartouches sous le comptoir et de la bière tiédasse qu’on ne lui fait même pas cadeau malgré le tarif prohibitif.

Le barman plaisante : « Avec ou sans glaçons ? »

Faucon rigole du mieux qu’il peut.

Le cours particulier est assuré par un fanatique d’armes anciennes. Pour lui, Kalachnikov est un mythe, un in-dé-mo-da-ble.

Faucon fait trier les papiers. À une époque où l’on ne trempe plus beaucoup dans l’encre, l’expression te fait peut-être sourire mais nos registres – oui, tout à fait, qu’est-ce que tu imaginais ? – ne mentent pas.

VII

Nous te sentons trépigner sur ton tabouret, alors dépoussiérons nos archives pendant que Faucon prend des notes dans son calepin de papier. Laissons-le se persuader d’être impiratable.

Notre cher fusil-mitrailleur, l’original en métal qui a servi à faire la modélisation pour la tuerie de ce matin, aurait pu quitter l’ex-Yougoslavie, aujourd’hui Serbie, bien au chaud dans un camion tout ce qu’on faisait de plus officiel : du kaki à képi. Ou bien aurait-il pris la mer. Au crépuscule du second millénaire, c’est plusieurs dizaines de tonnes d’armes, soit des centaines de containers, qui débarquèrent à Kosper, en Slovénie pour le compte des Croates en échanges de plusieurs millions imprimés sur papier (ça date, hein ? tout était tellement plus simple). Remercions quelques armateurs grecs et chypriotes et des sociétés enregistrées au Panama pour le compte d’un scorpion Russe.

Enfin, ce trajet en vaut un autre. Lui et ses copies auraient tranquillement fait leur affaire avant d’être peut-être ramassé par des Albanais en manque de fer, et pour d’autres, par l’OTAN, cette antiquité de paix mondiale (notre meilleur marché) qui n’aurait rien trouvé de mieux que de le bourlinguer un peu avant de tout ranger à la base Gricignano di Aversa, en Italie. Jusqu’à l’occasion d’un inventaire-déstockage où ils seraient tombés du camion. À moins que ce ne soit les Albanais qui aient fait ménage de printemps dans leur armurerie, pour une vieille guerre dont ils auraient oublié la raison, avant de le refourguer à leurs cousins frontaliers… Va savoir. Toujours est-il que ce sont des choses qui arrivent en Campanie, ou ailleurs.

Si nous cherchons bien, il doit nous en rester quelques-unes dans un fournil à pizza, sur une pente du Vésuve, dans une cave à Marseille, ou dans un container oublié à Anvers. Si l’iode ne les ont pas rendus à l’Histoire.

VIII

Ah, la journée est longue quand on a pas dormi. Notre armurier est volubile, il meuble le silence entre nous. Nous connaissons la prochaine étape de Faucon. Aussi, prend ton temps pendant que notre barman radote l’histoire des glaçons, celle qui a eu lieu dans son arrière-boutique. Même si Faucon n’apprend rien qu’il ne sait déjà, le pourboire, lui, est généreux. C’est à se demander comment il se finance.

Enfin, c’est pas le sujet.

Te souviens pourquoi les Cramés en veulent tant aux Frankés du Sanctuaire ? Ta réponse sourit d’évidence même si ta main tremble autour de ton verre : « Pour des glaçons dans de la vodka. »

Dans ce goût-là, oui. Écoute un brin, la version à Gédéon ; Mémé Mo et les ruski travaillaient très gentiment avec le Sanctuaire en nous payant droit de passage au port. L’entente durait de longue, jusqu’au vol de cinq cents kilos d’ox pure par des Cramés de la Mèche. Ces enfoirés, tu t’en doutes, étaient pilotés par plus gros. (Probablement de la maison, mais ça, tu n’as pas besoin de le savoir.) Leur débordement a foutu en l’air l’équilibre de notre belle équation. Nous avons d’abord tenté de rabibocher tout le monde autour d’une bonne table. Entre gens civilisés, tu vois. Mais ces furieux d’illettrés ne savent plus compter au-delà de six chiffres. L’un d’eux n’a rien trouvé de plus distingués que de jeter un verre à la figure de proue de Bratva, sur une histoire de pourcentage indue avec le Sanctuaire. Bagarre générale et vexation définitive, donc.

De soupçon en accusations, de trahison en retournement d’alliances, les guet-apens, les séances de torture et exécutions feront trop de mauvaise publicités. Ici, un corps criblés de plus de quatre-dix balles. Là, un autre brûlé dans son aéro piégée, mais dont la tête repose en évidence sur un pont. Bref, pas bon pour le CA.

En parlant de chiffres, tu as pour mission d’équilibrer les comptes. Tu descends donc à la Mèche, à la recherche de nouveaux franchisés.

Il nous fait toujours nous assurer de la fiabilité du matériel. C’est de la vieille mécanique la kalachnikov. Un peu de graisse et ça brille neuf. Toutefois le fer fait chanter toutes les sirènes à l’importation, alors tu as rusé. Le plastique n’est-il pas fantastique ? Cette fois-ci, la Fabrique à Jouets à réviser sa copie. A priori, beaucoup plus robuste.

Recruter des testeurs est d’une facilité navrante, tu l’as constaté. Il te suffit de cibler des mômes qui s’emmerdent un peu trop en écoutant le murmure des worms qui vont avec clés noires des applis distribués comme tu sais. Après-tout, ce n’est qu’une étape spéciale d’un jeu qui peut rapporter des patchs stimulants pour mieux performer, une bécane vitaminée et pourquoi pas, plus gros encore. Éponger des dettes virtuelles ou de came fonctionne tout aussi bien.

Tu sais comme le sang est épais, aussi tu ne choisis parmi ceux qui ont déjà un parent dedans. Ceux qui souffrent de l’absence d’un père sont les plus malléables. Un peu d’attention et ils te mangent dans la main. Ton vivier comporte une dizaines de gosses, la moitié sont des accros à l’immersion, l’autre a les yeux injectées et les narines croutées à sniffer des nitrites.

Tu leur files avec un brin de responsabilité. Tu inventes une mission à con. Un truc comme quoi certains ne payent plus la protection. Tu précises bien : « Juste pour faire peur, rien que du verre ou de la tôle. Pas les bagnoles des civils, clair ? » Tu en profites pour leur parler de la stratégie de l’enfouissement. Peu de flingues, peu de flics. Facile, n’est-ce pas ? Ils te répondent systématiquement « oui », les yeux pleins d’étoiles, les mêmes que tu as gravé dans ta main qui tremble. Ils n’y bitent absolument rien. La mort n’est pas une chose sérieuse pour eux.

Ils ne voient que la gueule noire sur tes genoux, n’entendent que le cliquètement des cartouches que tu enfiles une à une dans le magasin en forme de corne de chèvre, comme disent les Mexicains.

Les enfants adorent les histoires de guerre. Tu ne les en prives pas. Tu prends ton air de rogue et tu parles du jour où tu as rencontré l’Impératrice de l’Anthrax. Bien sûr l’image d’un bout de fille avec des seins énormes et une Kalach rose les fait bien marrer. Au fond, l’un d’eux, ou plutôt l’une, tu ne le remarques que maintenant, fait semblant de rire pour donner le change. À leur âge, ces branleurs ne conçoivent pas les femmes aussi féroces qu’eux. Mais tu ne leurs pas fait la leçon. Pas aujourd’hui. Tu changes plutôt de sujet ; comment tu as été trimballé dans un coffre de 4x4 pendant deux jours et deux nuits par Los Antrax, ce groupe de sicarios qui opère pour le cartel Sinaloa ; combien tu as sué sang et eau pour les rencontrer. Ah ! tu joues ton personnage à fond : oui, tu as dû pisser dans ta bouteille tout le trajet durant, les yeux bandés, en ayant l’impression de fondre à cœur entre les cahots de la route et les moiteurs de la jungle.

(La vérité c’est que le voyage en hélico t’as donné l’impression d’être un prince au-dessus de dunes feuillues, aussi vertes et grasses que les vieux billets dollars américains. Et le vieux rhum caraïbéen était excellent.)

Ensuite, tu t’arrêtes là. Tu laisses infuser le silence, flotter les fantômes. Plus personne ne rit. Maintenant qu’ils sont pendus à toi, tu dégaines la princesse terrible. Elle a le physique d’un mannequin moulé dans sa combinaison léopard un peu trop étroite et fendue. Une machette pend à chaque bras. De ses mains pointent des griffes, des ongles interminables en résine épaisse bardée de strass qui dégoutent de sang. Derrière elle, les têtes tranchées ont roulées et les corps ont basculés pour se dévider dans l’humus. Oh, qu’elle était impitoyable, l’Impératrice, envers les hommes ne livraient la quantité attendue ou refusaient le tarif convenu ! Cette dame a fait tourner la boutique pendant que son époux était à l’ombre, et ça filait droit. Parole !

À présent, l’atmosphère est saturée. Tu la coupes. Si elle n’avait sniffé autant de coke, cette pétasse ne serait pas morte d’overdose. Nous avons des règles : ne consomme pas ce que tu fourgues. Et maintenant, au boulot !

Tu distribues les flingues. Ça se marre pour masque la fébrilité. L’un peindrait la sienne en rouge comme le sang de ses ennemis, l’autre préfèrerait que tous soit similaires pour qu’on ne puisse pas le reconnaître. D’ailleurs, il va coordonner sa garde de robe avec ceux de son équipe. Tu ne dis rien. Tu observes. Les petits oiseaux s’envolent en nuée terroriser les commerces de proximité pour se faire la main sur les vitrines. Il y a toujours une prochaine fois, n’est-ce pas ?

Faut voir comment ils s’appliquent et l’essuient avec leur t-shirt avant de te le rendre, le canon encore tiède ; certains se sont même brulés à le ranger dans leur pantalon, à même leur cuisse. Tu fais celui qui ne voient pas ceux qui se dandinent en grimace pendant le débrief. À faire les cowboys, ils ont l’impression que tu leur accordes confiance et reconnaissance. Que tu fais d’eux des hommes. C’est là que tu peux faire le tri entre les chiens fous, les timorés et ceux qui sauront vraiment travailler.

Plus tard, elle aura l’audace de revenir te voir pour un truc sérieux. Qui rapporte autre chose de ta petite considération paternaliste en toc et des pilules de stim. Tu ne l’as lâchée pendant la tournée des vitriers, celle-là compte ses balles mais n’hésite pas à tirer. Tu la regardes droit dans les yeux.

IX

Tu aurais pu être de ceux-là, mais ce n’est pas toi. Ta trajectoire a été différente. Tu n’es pas né tout en bas de l’échelle. De ta place, tu estimes que sa hauteur n’en reste pas moins vertigineuse, et qu’en haut, tout en haut, cet autre monde ne s’encombre pas de barreaux. Maintenant ton doute se fait évidence et tu prends conscience que le mérite auquel tu penses avoir droit est une chose artificielle. Ta main tremble à t’emparer du prochain échelon.

Rien ne vaut le pouvoir de commander.

Tu étais déjà des nôtres avant de naître. Cela t’a offert des codes et un peu d’avance, mais cela ne fait pas tout. Comme toi, nous sommes nés en des lieux où Nord et Sud ne se réconcilièrent jamais vraiment. Nous sommes nés grâce à de vieilles et vaines prières de justice, après qu’aient coulés les dernières larmes des cierges. Nous avons été baptisés avec de l’eau souillée et du sang. Nous sommes nés de la terre qui n’avait plus rien à nous offrir pour nous nourrir. De la rage des condamnées à fixer et creuser ce sol rouge et saumâtre. De la haine d’obéir à plus fort que soi. De la faim vorace d’un horizon barré de cheminées, de béton et de voiles. De la peur et de la douleur de partir, de la douleur et de la peur d’être oublié – d’être parti et oublié quand même.

Tu te mords lèvres pour en garder le goût.

Comme toi, nous vivons avec la certitude gravée en nos os qu’aucune terre n’est promise et qu’il nous faut conquérir pour survivre.

X

Tu la regardes droit dans ces yeux qu’elle a échangé contre des implants foireux. Tu cour circuites le curriculum classique du stups et braco. Tu l’engages pour le prochain acte.

XI

L’Interlope est un quartier branché mixte. Ce n’est pas tant soit une problématique de fric que de bricolage génomique inter-espèce dans les parages. Des transhumains et autres chimères ont trouvé un havre de paix entre les passerelles et les allées comme des vallées. Ici, chacun exhibe avec fierté ses oreilles de chat ou ses écailles. Là, se mêlent des interfacés qui semblent jouer derrière leur masque à une balle aux prisonniers invisible. Ces créatures ont déjà un pied dans l’autre monde. Nous ne sommes pas xenocistes. Les gens font bien ce qu’ils veulent de leur argent si durement acquis, mais cet invisible nous semble bien opaques.

Nous nous sommes attablés en face d’un bio-shop comme il en pullulent partout. La sauce avec les frites et fruits de mer est plutôt pas mal. Nous restons dans l’ambiance barrière de corail et ses drôles de poissons multicolores. Tu manges peu, un brin nerveux. Tu n’arrêtes pas de consulter ton aux’. Tu avais pourtant tout prévu à la minute près. T’inquiète pas, les choses finissent toujours par se faire.

Finalement, nous avons le temps du dessert, ce qui n’est pas déplaisant. Une ombre s’agite dans un coin. Elle rampe. Sa queue traine sous la jupe en chiffon et son ventre est rond et lourd. Oui, nous reconnaissons la frankée qui faisait la manche devant le supermarché de la veille. Comme si elle avait senti nos regards, elle se retourne, nous fixe de ses orbites caves. Peut-être qu’elle te reconnais, toi aussi. Tu lui souris, tu lampes ta bouteille. Tu as donné déjà le go.

La frankée se met à courir. Trop tard. Ta shooteuse émerge de la masse des interfacés, tel un monstre buggé dans une réalité alternative. Deux petits écrans lui bouffent la moitié du visage brûlé. Sa bouche se tort. Son bras se tend.

L’arme imprimée est bien meilleure. Elle n’éclate pas. Ça dégueule tout ce qu’elle a de balles sur la lézarde. Son corps bascule entre deux conteneurs à bouteilles et disparaît. Ne reste que le sang, la foule en ressac et l’espérance en fuite de ne pas se noyer avec ses poumons troués.

La mousse aux fruits est un pure délice… Nous n’avons pas le temps de finir qu’ils nous fait déjà partir.

XII

Faucon a poursuivi quelques investigations puis remonte à la surface, la tête pleine de certitudes ébranlées. La nouvelle victime n’a eu droit qu’à un ruban sur le flux continu de Mid-Inter. Une frankée n’émeut personne. Cette fois-ci, le shooter en panoplie complète s’est évaporé des vidéos surveillance, comme dans une tempête de sable ayant corrompu les images. Cela contracte méchamment le cul de la Cyber D. mais bon, ils apprendront à s’assoir dessus. Sur le terrain, c’est plus probant. L’arme a été balancée par-dessus une passerelle pour se fracasser soixante mètres plus bas. Toutefois, la Brigade scientifique est douée en puzzle. La matière et la méthode d’impression confirme le lien entre les deux tueries et, paradoxalement, aucun lien avec les précédentes fiestas dans le Fichier Central.

Le type de la baraque à fruits de mer d’en face lâche quand même une confidence à notre journaleux fébrile :

« ‘Savez, avec les connectiques un peu…

— Ouais.

— Cramé, voilà. »

Il n’en faut pas davantage à Faucon pour relier les points. Mais pas encore de quoi en pondre un article.


XIII

Sous la surface de ce meilleur des mondes, grouillent des extrémistes qui attendent le retour de leur messie et afin, de financer son ascension, traficote avec tout le monde. Pour des sectaires, cela reste des gens à peu près raisonnables avec qui nous pouvons discuter.

Aussi, maintenant qu’il y a une tombe pour chaque camps, nous allons vendre un peu de paix au R’wasta. Après-toi. Les affiliés du Sanctuaire sont très sensibles à la politique, gaffe donc ton langage.

C’est ta première visite dans les entrailles du Sanctuaire et ta mâchoire se décroche un peu. Ton nez se plisse à mesure que nous nous enfonçons dans ces tunnels au revêtement mous, probablement organique qui fume la fermentation frelatée. Les murs sont voilés d’une matrice d’un bleu virginal bioluminescent, aussi attention à la glissade. La Mère Non-Née veille dans son sommeil sur toutes les créatures qui pénètrent en ses boyaux. Le chemin est encore un peu long, fais-y gaffe où tu mets tes mains ! Ça sera dommage que tu t’englues comme une mouche.

Quant à nos amis, nous les entendons venir à notre rencontre. Peut-être mériteras-tu l’auguste grâce de rencontrer la Chryséléphantine ? Ou son âme jumelle ?

En tous cas, de la force, ils en auront besoin. Alors nous ferons en sorte qu’elle soit avec eux.

XIV

Faucon ne perd plus de temps à écouter des témoins qui n’ont rien à dire. Pour lui, la chose est claire : une troisième force tire profit du jeu à bascule qui s’est engagée entre les factions de la Mèche et du Sanctuaire. Une force tranquille qui a fait les pylônes de cette cité est en train d’appliquer l’antique stratégie du diviser pour mieux régner. Les jours et les morts qui s’égrènent lui donne raison : des cartons coup pour coup s’enchaînent. Cette actualité brûlante noie les négociations sur l’ouverture des appels d’offres pour la réhabilitation des anciens docks – sans suspens, bien entendu.

Aussi a-t-il engagé une chasseuse de mirages pour remonter la piste du commanditaire qui fournit des répliques de M-70 en plastique. Faucon y croit. Nous disposons d’un réseau suffisamment étendu pour bénéficier de quelqu’un capable d’infiltrer les yeux et les oreilles de la Sureté et d’en corrompre les données. Du haut-vol.

La marchande de sable a accepté de lui rendre service pour, dit-elle, rendre justice aux laissés pour comptes. Et Faucon devine que ce corps aussi boulimique que juvénile n’est pas tout à fait humain quand il plonge dans le bassin, les connectiques de sa colonne vertébrale se déployant dans l’eau comme des tentacules.

Les yeux révulsés, la plongeuse n’émerge que plusieurs jours plus tard, la peau fondue sur ses os. Lorsque Faucon débarque dans l’appartement transformé en piscine à l’odeur nauséabonde pour conclure la transaction, il ne s’attend pas à te trouver.

Nous ne saurons jamais la nature de votre échange, mais tu n’aurais pas dû le laisser en vie.

XV

Bis repetita. Les garanties nous a donné du fil à retordre mais nous y voici. Nous avons choisis les anciens docks, histoire de profiter une dernière fois des hangars avant leur démolition. Des mois de travail ! La grand table est dressée et toutes les parties autour s’assoient. Mais nous ne commettons, cette fois-ci, pas l’erreur de jouer à la dinette. Chacun est venu avec son armée jusqu’aux dents. Peut-être pas autant que les tiennes, qui rayent les quais.

Pourtant, c’est toi qui présides. Tu portes un toast. Avant de jeter le verre à notre visage.

Sale petit renard de merde.

Dans le filet de lumière, juste avant que la porte ne se referme, nous filons.

XVI

Sur le toit, la Cramée tire. Ça fait un boucan du diable.

Les douilles pleuvent en paillettes dorées. Elle ne peut que rêver de ça ; l’or qui ruisselle en chemise d’acier bon marché. Peut-être qu’elles dansent dans leur chute. Nous les voyons virevolter comme des pétales de feu, réfracter la lumière tombée d’en haut. C’est beau comme une fête nationale apatride avec les artifices. Ça scintille en bouquet quand ça ricoche. Rien ne fleurit ici, sinon dans les caves sous les ampoules UV et l’hydroponie.

Babylone brûle parce que tout par en testicules.

Elle croit que le monde les a oubliés. À vouloir les diluer, elle et les siens surnagent en plaque d’huile sur l’eau. Elle voudrait tant crever la surface, laper l’oxygène et s’enflammer, comme elles !, partir en fumée.

Elle a tellement peur rouiller ou de se pendre avec un N-câble. Tellement peur d’oublier pourquoi elle a mal. Tellement peur de se dissoudre comme de la poudre, comme ses amis à la piquouzette.

Alors, elle préfère boire la tasse, et jusqu’à la lie.

Sur le toit d’un monde, cette fille tire. Jamais son cœur n’a battu si vite. Et le nôtre s’enraille : touché, coulé.

VIXI

Nous levons la tête. Ô Sainte Mère, ouvre-nous tes bras ! Mais même les promesses du paradis restent vaines. C’est toi qui te penches sur nous. Ta main tremble un peu autour de la nôtre. Tu as toujours la tremblote, Volp’… Ça te perdras, mais pas aujourd’hui. Pourquoi ne souris-tu pas plutôt à ta victoire ? C’est le jeu, tu sais. Ce qui fais toute la saveur de notre existence.

Nous revoyons l’enfant doré que l’on a déposé dans nos bras creux. Ton regard de faim. Tes babillages. Vois comme notre cité est belle. La rage du vent s’engouffre dans nos plaies et la fait hurler de chagrin.

Les mères pleurent les monstres qu’elles ont enfantés.

Viennent le rouge et le bleu, les véhicules blancs, les combinaisons grises et les housses noires. On ramasse les étuis comme des étoiles filées ; ces destins calibrés en 7,62 × 39 mm ; la nuit est tombée drue et le sable boit comme s’il mourrait de soif.

Toi aussi. Bois donc à ton salut. Tu en as jeté les dés comme des glaçons.

E così la cosa nostra si conclude.

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