En filigrane
Fil de trame, fil de chaîne... Je me débats dans la carcasse du métier à tisser. Je maintiens les brides, je choisis les couleurs, je tends les boyaux et les boucles, je défais toutes les heures qui passent.
Sur le rebord du bois dansent des biches d'Arcadie autour de tourelles à gratter l'Olympe, ponts et fenêtres, cités merveilleuses, joli décor pour l'épopée à laquelle j'ai décidé de donner texture. Je me soucie peu des pierres et des sommets.
Dehors, le soleil vibre, les cris des cochons égorgés résonnent, fleuves de sang, rivières d'huile ; tout est tranquille.
Dans l'ondulation d'un fil azur qui passe sous les rayons de la laine de Crète, je raconte le voyage d'Ulysse autour de la mer aux reflets verts. Je tiens toutes les brides et je sais que, tant que je tisse, les vagues roulent. Il faut des hommes pour franchir les plages ensanglantées ; il faut des femmes pour les raconter et les juger, parce que c'est bien trop facile de tuer.
Alors, sur la vague du tissu, je fais apparaître des plumes et des serres couvertes d'écailles : là, un fil d'or qui tourne autour du navire où Ulysse se tient couché debout contre le mât, bravade adolescente. Mon fil d'or, c'est le chant interdit, le chant dangereux de l'ardeur, de l'appel des profondeurs. Le ciel et l'abîme se ressemblent, réunis dans un même indigo. Et je chante, en pilotant les navettes, Polyphème à l’œil crevé, assis comme un enfant blessé au beau milieu du grand large comme dans une flaque d'eau où il serait tombé (et je revois Télémaque, c'était hier encore...), je chante encore la nymphe Calypso, Nausicaa, la sorcière Circé et leurs boucles noires emmêlées si semblables aux miennes, ailes de corbeau et dessins de suie ; un fil pourpre pour les transformer en truies... que faire de lui ? Il me faut chanter les éternels départs, les éternels adieux, le fracas des voiles, des cordages usés. On ne s'arrête pas sur la mer. Il n'y a pas d'ancre, pas de port, pas de fin, et nous voguons... Regardez les nuages qui passent, froufrous de neige, les sardines en clous de lumière sous le sombre des flots, et le cours du temps roulant roulant roulant comme le fleuve qui fait le tour des Enfers ! La mer houle et les héros vont devant, toujours droit devant eux, sans se rendre compte qu'ils courent au passé.
Et j'efface tout pendant la nuit et je reprends dès l'aube aux doigts de rose.
Et mon tissage n'est qu'une longue suite de « et » : et te souviens-tu ? Et vois-tu ? Et sens-tu le passage, la marque que laissent sur toi les mots, les gens, les coups du temps ? Et le début et la fin se mêlent.
Et dans les jours crépusculaires, à grands renforts de chaîne noire, je trace les cauchemars de Troie, la ville en flamme en pointillés de rouges, les déesses furieuses et leurs doigts poisseux de sang et de cendre réunies autour du cadavre de leur beauté, grandes ondulations bistres et troublantes. A genoux, sidérées, les âmes des morts n'ont plus envie de s'envoler : petites étoiles d'argent qui traînent sur le sol, devant les fausses lumières d'en haut. Idiotes déesses, stupides dieux.
Qu'on me catastérise si j'offense ! Je n'ai pas peur du vide, et n'ai pour moi ni vœu ni prière.
La nuit venue, je déchire au couteau la laine fuligineuse où Achille rugissait de fureur. Hybris des hommes, hybris des dieux, il n'y a plus qu'à conter, qu'à faire et défaire le temps pour en saisir l'empreinte qui vaille, pour espérer encore une autre tapisserie plus lumineuse, un lendemain sans retour.
Parfois, je l'admets sans vergogne, j'espère que le voyage ne se terminera pas. Il me plaît de tenir le traître et le rusé entre mes doigts, de le faire passer et repasser sous le fil de trame, et de dire à Télémaque que son père reviendra quand je l'aurais décidé, quand j'en aurais eu assez de déchirer le temps.
Ici, c'est mon règne. Il y a si longtemps qu'il est parti qu'il pourrait bien être un fantôme, un personnage imaginaire, un de ces héros d'histoire qui n'existent que par leur nom, et qui n'ont pas de corps. Alors, dans la boucle du temps dont j'ai la maîtrise, comment ne pas croire que c'est moi, à petits coups de points de laine, qui ai donné son nom à Ulysse ? Ô l'Inventif, je t'ai inventé, toi, ton errance, tes errements, tes erreurs ; erre donc ! Nul besoin d'un homme de plus sur Ithaque, tu ne vaux que par les récits que je tire de ton voyage imaginaire. Mais c'est déjà lui donner trop de chair que de m'adresser à mon héros.
Il va, donc, chargé du sac d’Éole, répandre tous les vents du cosmos, parler aux morts, affronter les gouffres.
Et quand j'achèverai ma toile, car on s'ennuie des plus belles histoires, des plus longues éternités, de toutes les boucles du temps, je couperai la dernière soie brune où un lit en bois d'olivier reposera. Je le crois, je le sais, je l'ai déjà vécu peut-être ; je ne pourrai pas renoncer à mon pouvoir.
Alors, je placerai sur le métier une autre armée de fils tendue de boyaux en boyaux et le long des écheveaux Ulysse ira à la recherche d'un peuple sans voile et sans rame, un peuple qui ne connaît pas la mer, pour leur apprendre à partir.
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