XXIII
Eglantine vivait avec nous depuis une semaine déjà et il y avait toujours cette tension dans l’air entre nous. Mon Cuple, qui l’avait remarqué, me demanda des explications mais je n’osai pas mentionner le petit livre bleu qui était à l’origine de ce malaise alors je gardai le silence. Cela ne sembla pas plaire à Sugar en particulier, elle était devenue proche de Tine et le comportement de cette dernière à mon égard la poussait à croire que je lui étais précieux d’une façon ou d’une autre. Malgré tout, je m’obstinais à croire qu’elle ne pouvait pas réellement s’intéresser à moi mais Sugar était bien plus têtue que moi. Elle me poussa à parler à Tine afin de voir par moi-même au lieu de faire ce que je faisais souvent avec les femmes en me persuadant que cela ne pouvait pas aller dans mon sens et en fuyant, alors ce soir-là, je l’attendis devant sa librairie pour lui faire face. Adrien partit devant avec Ambre de façon à ce que nous puissions échanger sans être dérangés mais j’eus du mal à trouver les mots. Je lançai le sujet en mentionnant nos années perdues communes, elle ria en se souvenant de mes grands yeux de biche et je répliquai en lui rappelant ses anciennes lunettes trop épaisses qui lui dévoraient le visage, notant que ses nouveaux verres bien ronds aux bordures dorées lui allaient beaucoup mieux. Elle coinça une mèche rebelle derrière son oreille, marqua une pause puis me posa la question que je redoutais tant :
- Pourquoi es-tu parti ?
Je ne pouvais pas en parler, je n’étais pas prêt. Je ne serais sûrement jamais prêt alors à quoi bon essayer ? Les mots se bloquèrent au fond de ma gorge et me brûlèrent l’œsophage. Je pouvais sentir ma cicatrice au bras gauche me lancer comme si elle s’était rouverte. Je ne pouvais pas, c’était trop. Je refusais de lui faire face de nouveau. Je ne voulais pas revivre ça, je ne voulais pas y retourner. Je devais arrêter d’y penser.
- Sky ? s’inquiéta-t-elle.
- Ne me demande pas d’en parler, s’il te plaît. Je ne peux pas.
Elle ne me questionna pas plus, elle accepta mon silence et nous rentrâmes sans échanger un mot de plus. Elle me laissa tranquille exactement deux jours avant de céder. Elle retarda son départ pour sa boutique en chargeant Ambre de l’ouverture puis me retint avant que je ne sorte avec Tom et Manon que nous avions prise comme apprentie. Elle promit de ne pas me poser plus de questions sur la raison de ma disparition soudaine avant de me demander comment je la voyais à l’époque. Comment la voyais-je ? Comme une églantine. Douce, pâle, la fleur des poètes. Elle m’inspirait telle une muse au parfum délicieux, elle m’avait souvent rendu visite en rêve. Son visage aux yeux couleur lave n’était pas de ceux que l’on oublie. Je lui contais comme je l’avais aimée sans lui dire que je l’aimais toujours et les mots dévalèrent le long de ma langue, j’avais déclenché une avalanche. Je lui jurai sur toutes les étoiles que si Max ne m’avait pas forcé à m’isoler pour mieux me contrôler, je ne l’aurais jamais quittée et sûrement pas comme je l’avais fait, sans un mot. Je n’avais pas eu le courage de lui expliquer la violence avec laquelle il avait un jour pris mon bras pour y former un serpent de sang tandis qu’il me poussait à bout avec ses menaces et ses insultes alors je ne lui avais laissée qu’une photo : l’image d’une églantine. Je l’avais nommée puis j’avais disparu sans laisser de trace, je m’étais complètement renfermé pour éviter d’avoir à faire face à ma triste réalité. Tine se mit à pleurer devant moi. Elle ne savait pas pour Max. Elle se mit à jurer contre lui :
- C’est de sa faute si je n’ai pas pu être avec toi, gémit-elle.
Elle voulait être avec moi ? Ses larmes n’en finissaient plus de couler, je ne savais pas quoi faire devant tant de peine alors je pris ses joues entre mes mains et je l’embrassai. Réalisant ce que j’avais fait, j’étais sur le point de m’éloigner quand elle plaqua ses bras le long de mes omoplates pour me rendre mon baiser. Nous passâmes un moment à nous enlacer en promenant nos langues dans la bouche l’un de l’autre jusqu’à ce que mon téléphone se mette à vibrer ; Tom m’appelait pour me faire savoir qu’il était l’heure de partir. J’embrassai Tine une dernière fois en lui promettant de reparler de nos échanges plus tard et je me défis d’elle pour commencer ma journée le sourire aux lèvres. Le soir même, nous n’avions pas eu le temps d’en discuter que Sugar, qui adore se mêler de ce qui ne la regarde pas, nous interpella pour nous interroger sur la nature des petits regards enjôleurs que nous nous lancions en souriant. Nous ne nous étions pas encore mis d’accord sur les termes que nous voulions utiliser mais nous nous mîmes assez vite d’accord sur le fait que nous voulions être un couple et Sugar s’empressa d’informer le reste de notre grande famille que c’était grâce à elle que le Cuple comptait désormais une nouvelle membre. Dans les jours qui suivirent, je m’ouvris un peu plus sur les violences verbales que Max m’avait fait subir mais surtout de ce que j’avais pu ressentir. Échanger avec Tine m’avait permit de réaliser que parler de mon passé n’apportait pas que du négatif, j’en étais ressorti en me sentant plus léger et je savais de toute façon qu’il était important de pouvoir en parler pour mieux guérir alors un soir où nous traînions après avoir mangé, je pris la parole. Je m’étais rendu compte que la possessivité de Max et sa façon de tenter en vain de me changer afin de pouvoir me garder enfermé dans une relation monogame m’avaient poussé non seulement à éloigner Tom et Mama de moi mais aussi à nier les sentiments que j’éprouvais déjà envers Tine à l’époque en les refoulant pour que personne ne puisse les utiliser contre moi, et ma grande rousse étant mon premier crush féminin, j’avais projeté inconsciemment l’idée que je devais réprimer toute affection pour les femmes sur tous mes prochains coups de cœur féminins. C’était pour cela que j’avais abandonné Manon sans tenter de garder contact, que j’avais accepté que Sugar me plaque sans explication sans problème et que j’avais eu tant de mal à développer des relations romantiques avec des personnes féminines durant toute ma vie ; j’avais intégré l’idée que le genre féminin ne serait jamais à portée de main pour moi. A chaque femme que j’avais jamais aimée s’ajoutait la voix perçante de Max qui m’ordonnait de garder mes distances, et tout ce temps je l’avais écouté. Je n’étais peut-être plus coincé dans notre petit appartement mais lui était toujours dans ma tête et il était grand temps qu’il en sorte. Je passai les jours qui suivirent à échanger avec Sugar afin de trouver des moyens de contrer mes anciennes idées puis de les remplacer par de nouvelles, plus saines, et peu à peu, mon amoureuse aux frisottis rouges devint ma psychiatre non-officielle. Le week-end suivant, Alistair et Caspian organisèrent un barbecue chez eux auquel la plupart des personnes queers du coin vinrent prendre part. Étant également conviés, notre grande famille se fit un plaisir d’y participer en apportant la première tournée de plantain frit et quelques restes qui encombraient notre frigo. Je disposai nos plats le long des tables déjà bien remplies qui faisaient office de buffet et en profitai pour voler des morceaux de plantains quand j’aperçus Tone dans la foule. Je ne m’attendais pas à le revoir si tôt mais évidemment qu’il était là, il était queer et connaissait bien nos hôtes également. Il avait un plat en main et se dirigeai vers le buffet alors je me faufilai loin des tables pour aller me cacher derrière Mama qui s’occupait du barbecue avec sa femme. Laura me demanda pourquoi je me faisais petit mais je n’osais pas avouer que j’avais peur de faire face à mon ex après notre dernier accroc, ma mère adoptive le remarqua et m’offrit un morceau de poisson braisé pour me couvrir en m’invitant à m’asseoir à côté d’elle.
- Il vient juste voir sa maman, affirma-t-elle à sa femme en m’embrassant le front.
Je comptais me prendre au jeu et profiter d’un moment privilégié avec ma mère quand une partie de mon Cuple s’approcha de nous.
- Pourquoi tu te caches ? commença Manon.
- C’est à cause de Toni ? Je vais le buter, lança Tom.
Il se retourna et se mit à marcher vers le buffet quand Gwen lui coupa le chemin en l’enlaçant pour l’empêcher de mettre son plan à exécution. Le grand blond étant beaucoup plus imposant que lui, il le maîtrisa sans mal. Je tentai de mentir en leur affirmant que tout allait bien quand Matthieu et Alex, également inquiets, s’ajoutèrent à la petite foule suivis de près par Chris qui cria presque :
- Ben Papa, tu te caches à cause de Tone ? Tu veux que je le tape pour toi ?
Je me levai en vitesse pour lui fourrer mon poisson dans la bouche afin de la faire taire mais je me rendis vite à l’évidence ; je ne pouvais pas me cacher de mon ex sans attirer l’attention sur moi, je décidai donc de simplement l’éviter et cela s’avéra assez facile comme il ne tenta à aucun moment de s’approcher de moi. Je fus légèrement déçu qu’il ne tente rien après tout ce qu’il m’avait dit mais c’était sûrement pour le mieux. Je pus profiter du reste de la soirée sans avoir à m’inquiéter de lui cependant, le lendemain, un client réserva mes services dans son bar avant l’ouverture et quand je m’y rendis seul -comme requis- je ne trouvai que Tone. Il avait acheté mon temps pour me voir en privé de façon à pouvoir s’excuser de son comportement durant notre dernière rencontre, je n’étais pas intéressé. Je m’apprêtais à partir quand il me prit par le bras en me hurlant comme il était difficile de m’aimer. Les larmes commençaient à me monter aux yeux mais je les fis redescendre en quelques battements de cils avant de lui annoncer sur le ton le plus sec possible << Va aimer quelqu’un d’autre. Moi, tu me fais mal. >> puis je quittai son bar le cœur plus léger. Cela m’avait coûté d’être aussi froid avec lui alors que je l’aimais tant mais il le fallait, mieux valait que nous gardions nos distances. J’espérais juste qu’il prenne mon avis en compte et qu’il se trouve quelqu’un d’autre à aimer, quelqu’un qu’il aimerait correctement. Deux jours plus tard, c’était Ambre qui se sentait mal. Elle prit une journée de congé pour se reposer à la maison alors Tom, Manon et moi décidâmes de finir notre journée de travail plus tôt afin de pouvoir passer du temps avec elle. Une fois rentrés, Tom partit dans la salle de bain du rez-de-chaussée pour se faire une beauté quand il tomba nez-à-nez avec notre Chaton en culotte. Il s’empressa de refermer la porte en s’excusant, hésita puis s’écria :
- Attends, Ambre, Ambre. Ne te fais pas de mal, on peut en parler !
Il avait vu une lame de cutter dans sa main alors nous nous mîmes tour à tour à lui parler de manière posée pour la rassurer. Elle portait toujours des collants épais d’habitude mais sortit cette fois de la salle de bain dans une jupe moulante brune sans bas, laissant ses jambes couvertes de cicatrices semblables aux miennes à l’air libre. Elle nous dévisagea l’air désolé comme si elle avait fait une bêtise alors Tom, qui avait accumulé pas mal d’expérience, la prit tout de suite dans ses bras en lui assurant qu’elle n’avait rien fait de mal et elle fondit en larmes. Nous la guidâmes vers nos canapés bleus où nous nous assîmes autour d’elle en prenant nos mains dans les siennes puis nous l’écoutâmes sangloter. Elle nous raconta qu’elle avait commencé quelques années auparavant à cause de sa mère qui tentait de contrôler ses moindres faits et gestes, la poussant à bout afin qu’elle explose pour ensuite lui rabâcher qu’elle faisait bien de la garder enfermée. Les journées passées à ses côtés avaient toujours été débordantes de tensions mais maintenant qu’elle n’était plus là pour lui dire quoi manger ou comment penser, elle se sentait perdue. Nous la consolâmes du mieux que nous pûmes et je lui promis que cela prendrait du temps mais qu’elle arriverait à se libérer de ses pulsions. Elle devait réapprendre à ne pas se retourner contre elle, tout comme j’avais dû le faire après mon histoire avec Max et le fait de mettre en lumière nos points communs nous rapprocha énormément. Quelque chose dans sa manière d’être, sa naïveté mais aussi sa fragilité, me rappelait ma chère sœur Dys dont je me sentais responsable en permanence. Je me devais de la guider elle aussi.
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