Qui est Julia?
Chaque fois qu’il émergeait du monde souterrain, Florian était accueilli par son immeuble dont la façade en brique rouge rappelait le plus pur style du réalisme soviétique. Sous ses fenêtres, un square abrité sous un bouquet d’arbres abritait jusqu’à l’heure du gouter une nuée piaillante de gamins et de nounous bavardes. Jenny et lui se partageaient un deux pièces cuisine avec salle de bain et W.C séparés qui jouissait d’une vue imprenable sur les toits de Paris. Le panorama et l’impression de vivre au-dessus de la pollution compensaient largement l’absence d’ascenseur même au quatrième étage. Quand le temps s’y prêtait, les couchers de soleil sur la tour Eiffel au loin étaient magnifiques mais, le plus souvent, le vélo qui squattait leur minuscule balcon profitait seul du spectacle. Il se faisait un devoir d’aider la petite vieille du deuxième à monter ses courses. Jenny ne fréquentait personne.
Lorsqu’il avait emménagé, au cours d’une de ses périodes de célibat, il avait opté pour un style dépouillé conforme à sa philosophie de l ‘existence et surtout à ses moyens financiers. Le décor en noir et blanc permettait de réutiliser les travaux de peinture de l’ancien propriétaire. Celui-ci lui avait aussi légué de belles étagère en bois, rapidement surchargées de livres, ce qui était la moindre des choses chez un écrivain. L’éclectisme de cette armée de papier surprenait toujours ceux que le nombre de marches ne décourageait pas. Quelques BD rescapées de son enfance voisinaient avec des manuscrits revus et corrigés mais jamais envoyés. Des volumes dépareillés de la Pléiade se mélangeaient à des romans aux titres incongrus, récupérés dans des brocantes. Seule parmi celles qui s’étaient attardées en ce lieu, Jenny avait apporté sa contribution avec quelques chefs d’oeuvres de la littérature anglaise qu’elle lisait en version originale. Au hasard de son inspiration, il avait personnalisé les murs avec des posters de jardins zen et un portrait géant de Gandalf que rien ne semblait étonner. Posé sur un guéridon près de l’entrée, un Bouddha souriant avait l’air de se foutre de tout.
Bricoleur d’occasion, il traquait avec un soin maniaque les moindres craquelures et avait toujours en réserve quelques pots de peinture. Soucieux de ne pas se compliquer la vie, il n’avait jamais eu d’animaux ni de plante verte.
« Seulement une femme de temps en temps pour l’hygiène » avait-il précisé un soir de cuite. Heureusement , c’était en période creuse, après Laeticia, qui n’avait jamais apprécié le quartier, et avant Jenny. Ce soir il aurait souhaité une présence.
La table basse de style Ikéa avec option verre fumé reflétait assez bien ses gouts en matière de design. Sans avoir besoin de l’ouvrir, il savait que le meuble-bar dans le coin de la pièce était presque vide. Quelques jours plus tôt, ses copains étaient venus visionner un match sur Canal Plus. Jenny avait tout préparé avant d’aller dormir chez une copine.
« Le foot, c’est la meilleure façon de ne pas se soûler tout seul. »
Cette formule lapidaire était due à une ancienne conquête, venue une seule fois. Avant Jenny, aucune n’avait laissé de trace. Elle-même se montrait très discrète, quelques photos, des bouquets de fleurs, une lampe d’ambiance dans la chambre. Il regarda leur portrait placé en évidence sur une étagère dont elle avait choisi le cadre. Ils étaient sur le pont du Rialto. Venise, encore… Il n’y avait pas de hasard.
Il régla l’éclairage de la lampe « hallucinogène » comme aimait le répéter son ami Maxence, toujours le premier à rire de ses propres blagues. Dans la cuisine, tout était parfaitement rangé, le bac du congélateur était bien garni. La veille, elle avait écumé le magasin de surgelés en bas de l’immeuble, très pratique en cas de visites surprise. Elle lui avait fait des provisions pour soutenir un siège alors qu’elle partait pour quatre jours…
Il prit des nems et des yakitoris qu’il posa dans le micro-ondes. Pour accompagner ses pensées actuelles, la cuisine orientale lui paraissait tout indiquée. Un CD de musique relaxante complèterait le traitement.
Il ouvrit une cannette de bière sans quitter des yeux son portable. Si Jenny l’appelait, elle avait la faculté, presque paranormale , de flairer l’alcool même au téléphone. Elle devait dîner dans la chaleur enrobée de musique d’un restaurant romain. Ils avaient aussi peu l’un que l’autre de penchants pour le SMS.
Une alerte de sa messagerie attira son attention. Lorsqu’il vit le nom s’afficher, il s’assit confortablement pour écouter la voix douce et chantante d’Elisabeth. Ils s’étaient connus à la fac et ne restaient jamais longtemps sans prendre de nouvelles. Chacun se faisait un devoir d’accueillir aimablement le nouvel amour de l’autre. Elle et Jenny s’affichaient comme bonnes copines, et il avait toujours l’impression qu’elles se fichaient de lui quand il les voyait ensemble. Bien entendu, Florian était un des invités obligatoires de la soirée qu’elle organisait dans le loft avec terrasse du onzième arrondissement dont elle partageait le loyer avec une Américaine.
La pauvre chérie était seule pour quelques jours et s’ennuyait. Et lui, alors, qu’est-ce qu’il devrait dire ? Comme toujours dans ces cas-là, elle mettait ses amis à contribution. Après tout pourquoi pas? Il était sûr de connaitre la quasi-totalité des invités. Il ajouta un post-it sur son écran.
« Fête chez Zab, Penser à demander à Nanard et Maxence s’ils ont envie d’y aller. »
il ne s’inquiétait pas trop. Les détresse sentimentales d’Elisabeth ne duraient jamais très longtemps.
Maxence avait laissé deux messages. Le premier à dix-sept heures douze justement pour savoir s’il comptait aller à la fête, l’autre vingt minutes plus tard pour lui reprocher d’être injoignable. C’était un signe qui ne trompait pas. Il avait un coup de blues et souhaitait parler. Florian était en général l’auditeur rêvé et disponible pour ses longs monologues mais cette fois, il hésita. Son copain se couchait rarement avant deux heures du matin, et encore quand il n’avait pas d’insomnie. Il serait toujours temps de l’appeler un peu plus tard, mais pas trop. S’il n’avait pas d’horaires, Florian lui, se levait tôt.
Après un repas sommaire, ponctué par des actualités télévisées auxquelles il s’intéressait assez peu, il se laissa tomber dans le canapé et posa les pieds sur la table basse. Face à l’écran plat de la télévision qu’il allumait surtout en cas de déprime, il fit le point de la situation.
La rue de Seine fit ressurgir le souvenir de Maureen, la petite l’irlandaise qui paraissait droit sortie de l’ « Homme tranquille ». Il lui restait d’elle quelques mots de gaëlique qui lui avaient permis en de rares occasions de briller en société, quelques photos et des notes allusives dans un carnet rangé au fond d’un tiroir surnommé « Le cimetière aux éléphants » qu’il n’avait pas ouvert depuis plusieurs jours. Il y dormait au milieu de souvenirs de toutes les époques : bouts de récits informes tapés sur une machine à écrire dont il entendait encore le bruit de mitrailleuse, fleurs de papiers rescapées de lointaines kermesses, carte nationale de cavalier, clés orphelines de serrures disparues. Il feuilleta l’agenda correspondant à cette époque et relut un répertoire à la Prévert avec des rendez-vous, des heures de cours, une comptabilité sommaire et de notes sibyllines sur ses états d’âme. Il eut même la surprise de retrouver un ticket de cinéma de cinéma portant encore le rouge à lèvre de Laetitia alors qu’il croyait avoir fait le vide depuis longtemps.
Certaines mentions, soulignées en rouge n’éveillaient plus aucun souvenir. Il retrouva la trace de Maureen dans quelques phrases sèches et codées sur les nuits qu’ils avaient passé ensemble. C’est avec elle qu’il avait eu pour la première fois une vague idée de la vie de couple. Un facture de restaurant était agrafée à une page de dimanche. Il se rappelait très bien de ce jour. Ils s’étaient embrassé le long des quais comme d’innombrables amoureux avant eux. Il avait sérieusement envisagé d ‘aller voir si dans son pays l’herbe était réellement plus verte. Aujourd’hui, elle devait élever ses enfants du côté de Limerick en pensant peut-être, de temps en temps, à son amoureux parisien. Il ne trouva aucune note à propos de la rue Visconti, où ils s’étaient pourtant promenés.
Un souvenir chassant l’autre, il repartit pour Venise. Le train de nuit les avait amené directement sur la lagune, où un matin radieux les avait accueillis. Ils avaient regardé, grisés, la perspective du Grand Canal. Florian se prenait presque pour Paul Morand. Les images défilaient comme des barques au fil de l’eau et le ramenaient à Julia Foscari. Elle s’était probablement assise dans le café mythique dont il portait le nom. Peut-être en compagnie de l’homme dont il n’avait vu que le dos ? il en revint à la question principale, que signifiait ce rendez-vous en forme de défi ?
Il alluma son ordinateur dont l’écran était plus grand que sa télé. Il s’était offert la toute dernière version de Windows avec en cadeau, une infinité d’applications qu’il n’utiliserait jamais. Sa boîte mail clignotait. Il avait un message non-lu.
« Bonjour ou bonsoir, Florian. Tu ouvres ton portable de temps en temps ? D’habitude, tu es plus pressé pour me répondre. J’espère que tout va bien et que tu seras dispo samedi soir. Tu connais tout le monde ou presque. Fais-moi signe. Bizoux.
Liza »
Il la reconnaissait bien là. Ils ne s’étaient pas vus depuis qu’elle avait largué le dernier en date, un bodybuildé qui avait une belle moto et un vocabulaire de trois cents mots. Il fallait lui reconnaitre ce mérite, elle les choisissait toujours beaux et décoratifs. Elle lui avait dit un jour en l’embrassant au coin de la bouche : « C’est pour ça qu’il n’y aura jamais rien entre nous, mon coeur mais tu as tellement d’autres qualités ! »
Il consulta sa page Facebook qu’elle n’avait pas actualisé depuis la dernière fête. En règle générale, la lumière crue du flash ne flattait pas son visage pointu aux yeux de mangas. Ce soir, il la trouva particulièrement craquante. Entre autres qualités, elle savait à merveille recevoir et organiser des fêtes. Il se rappelait avec un pincement au coeur leurs soirées étudiantes dans des chambres de quelques mètres carrés. Aucun des mecs qui avaient croisé sa route n’avait compris sa chance.
Il se reconnut en arrière-plan, un verre à la main. « Toujours à ton avantage » aurait commenté son copain Nanard avec une pointe de jalousie. Sur une autre photo, Maxence était fièrement coiffé d’une coquille de Calimero qui semblait faite pour lui. Il reconnut la plupart des invités et repensa au « presque tous ». Bien sûr qu’il irait ! Ne serait-ce que pour faire connaissance avec son nouvel amour pour la vie.
Il se décida enfin à ouvrir son traitement de texte pour passer aux choses sérieuses. Il créa une arborescence qu’il baptisa « Julia Foscari ». et la garnit de fichiers vierges. Une première recherche dans Google lui fournit deux quarante-huit mille entrées, mais aucune avec le nom et le prénom associés. Il essaya avec « Giulia » et « Julieta » sans plus de succès. Faute de mieux, Il procéda par élimination et écarta une styliste napolitaine, une étudiante calabraise et toutes celles qui n‘avaient pas mis leur photo.
Il concentra ses recherches sur Venise. Elle était forcément quelque part sur la Toile, tout le monde y était. Il essaya pendant de longues minutes différentes combinaisons et finit par se constituer une liste étrange où voisinaient Giulio Foscari, auteur d’un « Traité sur l’Architecture Vénitienne » et qui ressemblait vaguement à Frantz Schubert, un doge du quinzième siècle prénommé Francesco, et un opéra de Verdi intitulé « I due Foscari ». Hommes ou femmes, tous les autres étaient beaucoup moins connus. Peut-être descendait-elle d’une illustre famille ? Il l’imaginait parfaitement au milieu des gondoles et des masques blancs aux regards vides. Quelque chose frémissait en lui, peut-être les prémisses d’une grande histoire qui tardait à se préciser, comme autrefois les photos argentiques dans le révélateur. Pour le café Florian, le web était moins avare et lui offrit des centaines de photos et de publicités.
« Fondé en 1520, il a été entièrement rénové en respectant l’esprit d’origine… Treize autres personnes consultent le site. »
Il fouilla à nouveau dans le « cimetière des éléphants ». Entre deux recharges d’imprimantes et un CD de démarrage périmé, il retrouva un morceau de sucre enveloppé dans un papier portant le blason du café . C’était, à part quelques photos, le seul témoin matériel de leur voyage.
La liste ne lui fournit aucune indication nouvelle et il se promena dans une rue Visconti virtuelle peuplée de silhouettes floutées qu’il ne reconnut pas. Le petit café était fermé, l’immeuble aussi. Il se leva pour aller prendre un jus de fruit dans le frigo. Il fallait se faire une raison, Internet ne pouvait répondre à tout. Il fallait trouver autre chose. Mais quoi ?
Le portable sonna. Quand Maxence avait besoin de parler, rien ne pouvait venir à bout de son obstination mais ce n’était vraiment pas le moment. Il enfila sa veste fourrée, laissant aux bons soins du Bouddha les souvenirs et le portable redevenu silencieux.
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