Le petit café
Sauf en cas de nuit vraiment courte, Florian se réveillait toujours quelques minutes avant la sonnerie. Seul ou non, il restait immobile dans l’obscurité, les yeux ouverts, guettant la lumière à travers les volets. C’était le moment que choisissaient ses personnages pour lui rendre visite. Ils arrivaient dans un joyeux désordre, avec le sans-gêne sympathique des copains se pointant à l’heure de l’apéro. Certains, dont le livre s’était bien vendu, accédaient au rang de vedette, d’autres moins bien lotis se contentaient de courtes apparitions. Parfois, au cours de ces audiences matinales, une idée surgissait, une intrigue se débloquait, mais pas aujourd’hui.
Jenny, qui dormait avec un masque, était adepte du réveil naturel, quand son planning lui permettait… Il lui avait offert aux sonneries psychédéliques qui étaient supposées la mettre de bonne humeur. Il tendit le bras, ne rencontra que le vide et se redressa brusquement. Et si elle ne revenait pas ? Tout allait si bien entre eux. Trop, peut-être ?
Il traina des pieds jusqu’à la cuisine. Jenny l’avait converti au brunch à l’anglo-saxonne. Pour ça comme pour d’autres choses, il avait vite adopté ses l’habitude. Il avala distraitement ce qui trainait dans le frigo. Il avait l’habitude de prendre son café pendant la pause syndicale avec Manu, le seul copain qu’il s’était fait. Quand le temps le permettait, il tenait compagnie pendant quelques minutes à son vélo en regardant le matin sur les toits de Paris. Il commençait vraiment à ressentir le vide. Comme lui, l’appartement ne savait pas à quoi s’en tenir.
La table de la cuisine était vide et propre. La veille encore , même pressée par le départ, Jenny avait accompli le rituel, avec rapidité et méthode comme elle faisait toute chose. Elle avait sauté du lit à la première sonnerie, s’était habillée et maquillée avec une rapidité de transformiste avant de préparer le petit déjeuner.
Avait-elle eu l’air distraite et préoccupée ? Elle avait laissé un paquet entamé sur le plan de travail, qu’il avait rangé après lui avoir dit adieu sur le palier.
Il se regarda une dernière fois dans le miroir accroché à la porte. Sa tenue de travail était parfaite. Jean au pli impeccable et chemise élégante dont la couleur s’harmonisait avec le gilet « Puis-je vous aider ? » qui l’attendait dans le vestiaire du grand magasin.
Il faisait frais lorsqu’il sortit. Le square était vide et silencieux. C’était une chance d’avoir trouvé un job pas trop épuisant à quatre stations de métro de chez lui et qui lui permettait de stabiliser ses fins de mois. Quand il n’y avait pas d’incidents, il arrivait un peu en avance ce qui lui évitait le regard appuyé de le Garrec, statufié à l’entrée du personnel avec sa cravate et son éternel costume croisé. Depuis que monsieur le cadre responsable avait découvert, lors de l’entretien d'embauche, que Florian était un écrivain un peu reconnu, il avait tenté à plusieurs reprises de parler littérature. Il s’était contenté de répondre poliment, conscient du regard de ses collègues. Il n’était pas là pour qu’on l’accuse d’être un laquais de la direction. Il rejoignit son poste sur le quai de transbordement. Les premiers camions arrivaient selon un ballet bien réglé. Quelques centaines de mètre carrés attendaient qu’il les passe au karcher.
C’était là, tous les matins, qu’il retrouvait son copain Manu, déjà installé sur son transpalette et dont on repérait de loin la dégaine de Bob Marley. Paradoxalement, ses dreadlocks et son teint tropical avaient joué en sa faveur au moment où la tendance était à la mise en valeur de la diversité. Lorsqu’il en avait fini avec son engin, il se promenait en rollers parmi les rayons, en quête d’un prix ou d’un client à renseigner. C’était un des rares employés qui paraissait heureux de son sort.
― Alors, Balzac, la forme ?
― Et toi, le rasta, tu l’as caché où ton cannabis ?
Un hayon s’abattit sur le quai dans un grand bruit de ferraille, abrégeant la conversation. Florian retourna à son nettoyage.
« Il est huit heures. Le magasin ouvre ses portes dans une heure. Le personnel de nettoyage et de manutention est invité à prendre sa pause. »
Ils s’assirent dans leur coin avec le gobelet avec le gobelet de café qui, contre toute attente, était très correct. La salle de repos se remplissait d’employés déjà fatigués ou mal réveillés. La plupart étaient fans de bagnoles ou du PSG et foutaient une paix royale aux deux « intellos » qui parlaient musiques et bouquins.
― T’as l’air préoccupé, Balzac. Ou alors, c’est que tu as passé une folle nuit ?
― Je t’en pose , moi des questions ? Toi, ça a l’air d’aller ou tu as fumé un joint. Je ne comprends comment le Garrec ne t’a pas déjà envoyé en garde à vue. Comment va ton orchestre ?
― Pour l’instant, tout baigne. On a une répet’ cet après-midi. Faut pas se plaindre, avec la crise ça pourrait être pire. Samedi soir, on joue dans une boîte à travelos, et dimanche, on fout l’ambiance dans un mariage ultra-chicos en Seine-et-Marne. La jeune mariée adore le zouc et le reggae mais on jouera aussi « Sang viennois » et la « Cumparcita » pour les tontons Robert et les mamies Raymonde. Elle est pas belle la vie ? Et toi, de ton côté … L’inspiration ?
― Ça va , ça vient. Je suis un peu dans le flou en ce moment parce que j’ai fait une drôle de rencontre hier après-midi, si on peut vraiment parler de rencontre. Il m’est arrivé un drôle de truc, hier après-midi.
― Raconte-moi ça…
― C’est arrivé sur les quais pendant que je glandais à une terrasse de café en cherchant des idées pour mon nouveau roman. Une femme près de moi a prononcé une phrase bizarre qui a fait remonter une masse de souvenirs. J’ai voulu en savoir plus sur elle alors je l’ai suivie jusque chez elle.
― Ben voyons ! Et après ?
― Après, rien ! je n’ai pas appris grand-chose à part son nom.
― Tu me tiendras au courant… En attendant, finis ton café, voilà l’ange gardien.
La silhouette de le Garrec apparut dans le couloir. C’était le signe indiscutable qu’on approchait de huit heures quinze. Ils jetèrent avec un bel ensemble leurs gobelets dans la poubelle, et sortirent sans un regard pour les tracts syndicaux qui se multipliaient depuis quelques semaines. Il essaya d’appeler Jenny et tomba sur la boîte vocale.
Á la fin de leur service, ils avaient pris l’habitude de déjeuner dans une brasserie voisine au menu peu varié et peu cher mais également peu adepte de la cuisine végan.
Manu se gratta la tête avant de se resservir.
― C’est vraiment une drôle d’idée. Je le sens pas ton truc ! Si elle te repère, tu vas avoir des ennuis. Imagines un peu qu’elle soit la maitresse d’un baron de la mafia… D’un autre côté, ça ne m’étonne pas de toi. J ‘ai toujours pensé que tu étais givré même pour un romancier.
Lorsqu’il sortit du métro Saint-Germain des Prés, la sarabande de ses pensées ne donnait aucun signe de fatigue. Dix fois, il avait eu la tentation de rappeler Jenny. Dix fois, il avait remis le téléphone dans sa poche.
Sous quel prétexte allait-il entrer dans le petit café et surtout s’y installer ?
La clientèle fournie de la brasserie lui assurait une relative discrétion. Il pouvait voir la rue en enfilade. Il but sa bière en essayant de réfléchir. Le brouhaha de conversation berçait son incertitude. Il se sentait incapable de prendre une décision et décida de changer de personnage. Que ferait le commissaire ou un de ses tâcherons s’il était à sa place ? Il commençait à réaliser que les films ne donnaient qu’une vague idée de ce qu’était vraiment une planque. Et tout ça pour quel résultat ?
Une jeune femme qui ressemblait à Jenny s’assit à quelques tables de lui et consulta son I-Phone d’un air sombre. En y repensant, quelque, clochait lors de leurs adieux, Un regard ? Une façon de lui dire au revoir ? Ou peut-être rien… Les autres fois aussi, lorsqu’elle partait, elle avait peu de temps pour téléphoner … Il s’apprétait à renouveler sa consommation lorsqu’il vit passer la femme qui lui avait ouvert. D’un pas décidé, elle tourna dans la rue de Seine en direction des quais. Il baissa instinctivement la tête en se maudissant de sa stupidité.
S’il voulait exercer une surveillance plus efficace, il n’avait pas le choix. Le petit café était un repaire d’habitués, il fallait en devenir un ! Pour cela, il devait se créer un personnage alors qu’il n’avait jamais été doué pour le mensonge. Jenny lui en avait fait plusieurs fois la remarque.
Il se rendit à l’évidence, le seul rôle qu’il pouvait jouer sans se trahir était lui-même…
Il respira profondément avant de pousser la porte. Il n’y avait que trois clients dans la petite salle aux tables de bois et au plancher parfaitement ciré. Comme dans un film de série B, tout le monde se retourna pour le regarder. Un cinéaste aurait fait une série de gros plans sur les visages. L‘homme aux cheveux blancs était assis à la même place et leva les yeux de son journal, qu’il semblait lire de la première à la dernière page. S’il l’avait reconnu, il n’en laissa rien paraitre. Debout au comptoir, les deux autres interrompirent un instant leur conversation. Celui qui portait le panama , vu de près, affichait l’air hautain et désabusé des gens qui en ont trop vu. L’autre, avec sa corpulence majestueuse incarnait la réussite sociale complaisamment étalée.
Florian, la sacoche de cuir en évidence, en rajouta dans son allure d’intellectuel bohème. Il salua aimablement. On lui répondit par des hochements de tête plus ou moins prononcés.
― Qu’est-che que vous prendrez ?
L’endroit et son personnage se prêtaient peu aux cocktails sophistiqués. Il repensa à Maigret et opta pour un vin blanc sec. Il n’en buvait pas souvent mais son estomac le supportait assez bien. Le patron le regarda d’un air surpris mais ne fit aucun commentaire.
Il s’assit à la table qui lui offrait la meilleure vue sur l’immeuble et prit tout son temps pour ouvrir un cahier sur lequel il avait griffonné les premières lignes d’un roman de fantasy qui ne verrait peut-être jamais le jour. Il posa à côté le carnet de moleskine. L’homme au panama le regardait d’un air intrigué. Il lui sourit pour instaurer une ébauche de complicité puis commença à écrire en prenant un air inspiré. Le patron lui amenait son verre.
― J’en reprendrai un autre tout à l’heure. Ça ne vous dérange pas si je reste là pour écrire ?
Les deux piliers de comptoir se turent et l’homme aux cheveux blancs le regarda de nouveau. Le patron se gratta le crâne.
― Vous êtes écrivain ?
― Oui, j’ai déjà publié quatre livres. J’aime bien cet endroit. Je recherche la tanquillité pour écrire. Votre vin blanc est excellent.
Le patron hocha la tête d’un air entendu.
― Alors, vous êtes bien tombés. Ichi, pour être tranquille, ch’est tranquille. Ch’est pas comme à côté.
― Je sais, j’en viens ! L’ambiance ne me convient pas.
Satisfait, le patron retourna derrière son comptoir où la conversation reprit. L’homme aux cheveux blancs attendit un peu puis replia son journal. Il se leva et s’approcha de lui. Il n’était pas très grand mais il émanait de sa personne quelque chose de recoutable.
― Vous êtes écrivain… ? Je vous ai peut-être lu ?Puis-je savoir votre nom ?
― Je m’appelle Florian Salis et je publie surtout dans le genre policier mais je me suis aussi frotté à la science-fiction.
Le patron arrêta d’essuyer ses verres.
― Du polichier ? …. Comme Julie Lechcaut ?
Florian approuva poliment. L’homme aux cheveux blancs fronça les sourcils.
― Un genre plus difficile qu’il n’en a l’air … Je me suis laissé dire que pour réussir un bon polar il faut beaucoup de documentation … Á défaut, bien entendu, d’une solide expérience professionnelle.
― C’est exact. Vous aimez ce genre ?
― Á l’occasion ! Je lis beaucoup, à mon âge on a du temps libre. Je suppose que vous allez revenir ?
― Eh bien, oui, je pense. Si ma présence ne dérange pas, bien sûr.
― Dans ce cas, nous aurons l’occasion de nous revoir. Bon travail, monsieur l’écrivain.
Il retourna à sa lecture en donnant l’impression qu’il l’avait complètement oublié. Florian renouvela sa consommation mais comme il s’y attendait, la surveillance ne donna rien. Il fallait procéder autrement. Il prit congé en prenant des airs d’habitués.
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