le pilier de bistrot
Jenny ne s’était toujours pas manifestée. Une fierté absurde l’empêchait de l’appeler. Chaque heure qui passait augmentait le doute et érodait les illusions qu’il s’efforçait d’entretenir. Peut-être était-elle en train de réfléchir, de faire le point dans la lumière unique du Latium ?
Dans le roman qu’il était supposé écrire, l’irruption de Julia pouvait faire basculer une liaison chancelante. Malheureusement , dans la réalité, Julia ne savait même pas qu’il existait.
Ce matin-là, assis dans le métro, il laissa passer deux correspondances avant de se rappeler qu’il embauchait dans seize minutes.
En arrivant avec deux minutes de retard, il avait craint que le Garrec ne lui fasse une de ces remarques acides dont il avait le secret. Mais il n’avait rien dit puisqu’il était en ARTT. Curieusement, cette absence, qui aurait dû soulager tout le monde, n’avait rien changé à l’ambiance pesante qui régnait depuis quelque temps. Manu était en grande conversation sur le quai, ce qui lui arrivait rarement et lui parut préoccupé. Florian se garda bien de le questionner, lui aussi avait ses problèmes. Il regarda sa barbe naissante dans le miroir des lavabos.
En promenant son appareil de nettoyage dans les moindres recoins des entrepôts, Florian essayait d’imaginer comment Julia Foscari essayait d’occuper ses journées. Il ne s’attendait pas à découvrir des secrets inavouables, quelques détails lui suffiraient. Le principal défi consistait à éclaircir le mystère de ce mystérieux rendez-vous en forme de défi. Qui était l’homme à peine aperçu ? Un ex-mari ? Un amant ? Un amoureux éconduit ? il avait le choix.
Á midi, Manu était parti en prétextant un rendez-vous urgent. Florian n’avait fait aucun commentaire. Il déjeuna seul d’une salade norvégienne, surtout pas accompagnée de vin blanc.
Le silence du portable était devenu comme un ami compatissant à son malheur. S’il était arrivé quelque à Jenny Il l’aurait su, pour le reste, il le saurit bien assez tôt. Elle était supposée rentrer le lendemain mais Elisabeth n’avait pas fait allusion dans son invitation.
Lorsqu’il entra dans le petit café, il fut accueilli par un « Bonjour, monsieur l’écrivain ! » qui lui réchauffa le coeur. Faute de mieux, il s’astreignit à remplir plusieurs pages et en participant de façon épisodique aux conversations. Il en profita aussi pour détailler quelques personnalités en se promettant de les faire figurer dans un prochain livre. Monsieur Buzard, l’homme au panama blanc était retraité des impôts et se flattait de militer au parti socialiste depuis son plus jeune âge. Il fit parfois allusion, aux « malheurs de la vie » sans jamais en dire davantage. D’emblée, son esprit sarcastique et pince-sans-rire plut à Florian.
L'homme au journal se contenta de le saluer avec un vague air de connivence qui pouvait signifier tout ce qu’on voulait.
Il éprouva aussi une réelle sympathie pour Monsieur Lestrade, qui poussait la ressemblance avec Séraphin Lampion jusqu’à raconter des histoires grivoises dont il était le premier à rire. Florian se dit qu’il plairait beaucoup à Maxence. Il pestait volontiers contre le gouvernement mais le patron le rassura.
― Vous en faites pas, il en dit autant de cheux de l’autre bord.
Ses affaires de négociant en vin étaient prospères et il pratiquait à merveille l’art de déléguer car il passa une bonne partie de l’après-midi au comptoir. Il accueillit Florian avec un sourire jovial.
― Alors, monsieur l’ écrivain, on vient chercher l’inspiration ?
― Comme vous dites ! L’inspiration c’est comme le vélo, pour avancer il faut pédaler.
Il accepta les rires complaisants avec la modestie de rigueur et s’installa à la table qui n’allait pas tarder à devenir la sienne. Il vit à nouveau la dame à la coiffure de luxe, toujours aussi pressée et l’air préoccupé. Peu après, une dame âgée avec un air fatiguée entra à son tour. Une femme de ménage ? Chez qui allait-elle ?
Ce fut après la deuxième page que la chance lui sourit enfin. Il vit Julia Foscari sortir de l’immeuble au bras d’un jeune homme portant une longue écharpe blanche avec une négligence calculée. Elle avait revêtu une élégante robe beige et restait fidèle au chapeau à large bord. Prisonnier de son rôle, il ne put les suivre et se prépara pour un long après-midi. Sa future héroïne avait un amant. Il prit note dans son carnet.
Monsieur Lestrade s’approcha avec un air gêné qui ne devait pas lui être habituel.
― Voudriez-vous faire une partie de tarot avec nous? Il nous manque un cinquième.
Il regarda la rue vide, son cahier qui ne valait guère mieux et accepta de s’asseoir en face de monsieur Lecormier, ancien receveur des P.T.T.
― Ça vous changera les idées, jeune homme. Vous n’avez pas l’air en forme aujourd’hui.
Il regarda du coin de l’œil monsieur Sabatier, toujours plongé dans la lecture de son journal. Habitué aux tweets et aux infos par téléphone, Florian n’avait jamais imaginé qu’il puisse y avoir tant de choses intéressantes dans un quotidien.
De sa place, il pouvait surveiller discrètement la rue. Le contact des cartes lui rappela les parties d’étudiant qui se prolongeaient jusqu’aux petites heures de l’aube.
― Je garde.
Á l’issue de la dernière partie, monsieur Lecormier releva une nouvelle fois ses fines lunettes d’acier et posa un doigt sur son nez maigre et busqué.
― Une garde sans chien avec seulement sept atouts et un bout ? Il fallait oser, jeune homme. Je paie ma tournée.
Au moment où Florian levait son verre, Julia revint, seule. Il ne put voir l’expression de son visage. L’ancien receveur lui tapa amicalement dans le dos.
― Bienvenue parmi nous ! Un peu de sang neuf ne fait jamais de mal. Á force de jouer ensemble, nous nous connaissons par cœur. Et tant pis pour notre ami Lestrade qui a horreur de perdre.
Au cours de la partie, Florian avait fait la connaissance d’un petit homme au visage ridé et aux mains de poupées qu’on lui présenta comme « Monsieur Ludovic, commerçant et artiste. » il n’en sut pas davantage. Il n’avait plus de raison de reprendre sa surveillance et se mêla à la conversation. Le patron se gratta le crâne.
― Ch’est pas pour être indiscret mais comment cha che fait que vous veniez ichi? On trouve pas de cafés tranquilles par où vous habitez ?
Florian avait prévu la question.
― Si, bien sûr, j’habite dans le 19eme mais autant vous le dire tout de suite. Il y a plusieurs années, ma petite amie de l’époque habitait dans l’immeuble à côté. On avait pris un café ici, alors je me suis dit…
Une œillade complice le dispensa d’explications supplémentaires. L’occasion était trop belle pour monsieur Lestrade qui se lança dans une histoire graveleuse. Monsieur Buzard hocha la tête, en homme qui connait la nature humaine.
― Ça ne date pas d’hier votre histoire… J’habite en face de l’immeuble depuis vingt ans et je peux vous garantir que ça ne déménage pas beaucoup.
L’homme aux cheveux blancs avait fini par abandonner son coin de banquette pour participer à la tournée générale.
― Je vous ai observé pendant la partie. Vous êtes très fort. Je dirais même que vous avez l’étoffe d’un joueur de poker. Bluff et audace, c’est souvent la recette du succès.
― C’est trop aimable. Vous êtes joueur vous-même ?
― Á l’occasion… Maintenant que vous accepté une fois, vous risquez d’avoir moins de disponibilité pour l’inspiration.
Il revint chez lui perdu dans ses pensées et prit le temps de remplir deux sacs de délices asiatiques au chinois du coin. Deux coups de téléphone lui avaient remonté le moral. Il écouta distraitement les jeux télévisés tout en garnissant le micro-onde. Une énorme pizza attendait dans le frigo. Il connaissait l’appétit de ses invités.
Il ouvrit ensuite ses fichiers et nota les maigres informations du jour, à la fois prometteuses et décevantes. Une recherche rapide sur les sites immobiliers lui confirma le prix moyen des loyers dans la rue Visconti. Il ne pourrait jamais être le voisin de Julia Foscari.
« Ça ne déménage pas beaucoup ! »
Quel métier exerçait-elle ? Il l’imaginait dirigeant une boutique de mode, ou rédactrice dans un magazine sur papier glacé mais il avait appris à se méfier des idées toutes faites.
Et si tout cela n’était qu’un leurre qu’il avait imaginé pour fuir une réalité qui s’incrustait dans le silence? Quelqu’un de, raisonnable aurait déjà renoncé à sa folie, mais plus il pensait à cette femme moins il avait envie de l’être.
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