Charles-Louis au rapport

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La matinée avait filé sans qu’il s’en aperçoive. C’était le jour de repos de Manu et il but son café seul à la hâte. C’est à peine s’il remarqua les visages plus fermés que d’habitude et les discussions à voix basse dans la salle de repos. Pour une fois, le Garrec n’était pas posté à l’entrée de service. Il l’aperçut une ou deux fois, les mains dans le dos, la tête rentrée dans les épaules. Le vrombissement de l’appareil de nettoyage endormait ses pensées. Le visage de Jenny flottait dans une sorte de brume cotonneuse. De toutes façons, il apprendrait bien assez tôt ce qui était maintenant une quasi-certitude. La vie fragmentée de Julia qu’il avait étudié toute la soirée, lui apportait plus d’interrogations que de réponses et il se demandait de plus en plus à quoi rimait cette surveillance. Aucune idée ne lui venait pour son roman et on ne reculerait pas pour lui le Salon du Livre. L’idée qu’elle avait peut-être passé la nuit avec le gigolo en écharpe blanche éveillait en lui une vague déception mais qui ne ressemblait pas à de la jalousie. Il n’avait pas le sentiment d’être amoureux, c’était autre chose qu’il n’arrivait pas à définir.

Maxence, fidèle au poste, ne l’avait pas vue de la matinée et il dispensa Nanard de son tour de garde. L’exaltation matérialisée par le costume grenat avait fait long feu et il devinait à sa voix qu’il était entré dans une nouvelle période de déprime. Il valait mieux le ménager.

La suite dépendait maintenant du rapport de l’agent Charles Louis. Il ne s’était pas manifesté mais cela n’avait rien de surprenant. Il aimait cultiver le mystère. Florian était habitué depuis la faculté et se demandait souvent comme ses collègues de travail pouvaient supporter son comportement atypique. Cet après-midi, le petit café se passerait de lui. Il se demanda ce que les habitués penseraient de son absence. Il n’avait pas non plus envie de rentrer chez lui trop tôt.

Il partit au hasard, comme il le faisait parfois pour trouver l’inspiration mais quelque chose lui disait qu’elle se ferait encore attendre. Il marcha longtemps jusqu’à se retrouver dans une rue perdue au fond du vingtième arrondissement, où il n’avait encore jamais mis les pieds. Il s’arrêta devant la vitrine d’un magasin de confection. Un mannequin, dont l’absence de regard était dissimulée par un chapeau aux larges bords, semblait l’attendre. Il resta un long moment devant la femme sans visage, ignorant le regard intrigué de la vendeuse. En revenant vers le métro, avec un peu d’imagination, il sentait Julia Foscari qui marchait à son côté et il lui semblait entendre son rire moqueur.

L’heure approchait. Recevoir dignement ses amis lui occupait l’esprit. Tout était organisé. Charles-Louis fournissait les grands crus, Maxence et Nanard se chargeaient de l ‘apéro et des amuse-gueules. Pour le reste, il fit halte dans une épicerie fine.

Ses deux complices arrivèrent ensemble, Maxence le regarda d’un air circonspect.

— Tu comptes garder cette barbe longtemps? Jenny est au courant ou tu veux lui faire la surprise?

Il se contenta de hausser les épaules. Charles-Louis était un peu en retard, retenu par une réunion stratégique de la plus haute importance qu’il avait promis d’écourter. Nanard, confirma par sa mine abattue l’entrée dans une période dépressive. Il fit allusion à une inconnue qu’il croisait dans le bus et dont il essayait en vain d’attirer l’attention.

— Qu’est-ce que je peux apporter à une femme ? Qu’est-ce que la vie m’a réservé ? J’ai presque trente ans. J’ai raté mes études et je suis veilleur de nuit dans l’usine de mon oncle qui m’a toujours considéré comme un raté mais a l’esprit de famille. Le soir, j’ai mon rond de serviette et ma place réservée dans le restaurant de mon cousin , qui me fait crédit à la semaine et, en échange, j’écoute toujours les mêmes souvenirs de nos vacances chez les grands-parents dans le limousin.

Florian posa la main sur son épaule avec toute la pitié du monde dans le regard.

— Tout à l’heure, je te ferai gouter un petit digestif qui te remettra d’aplomb.

— Pour ce que ça changera…

Lorsque Nanard prononçait sa phrase fétiche, c’était le signe que la crise était plus grave que d’habitude. Il devenait urgent de changer de conversation.

— On t ‘a déjà dit cent fois que celle qu’il te faut est peut-être plus près que tu ne le penses. On compte sur toi, samedi, pour la soirée chez Elisabeth.

— Si je me suis pas flingué avant.

Maxence, d’autorité, joua les maitres de maison et lui resservit un apéritif.

— Tu ne bosses pas cette nuit. Si tu es bourré, je te raccompagne.

Ils regardèrent les actualités jusqu’à l’arrivée de Charles-Louis, moins en retard que prévu.

— Heureux de vous retrouver les gars ! Je vois que Nanard, l’oiseau de nuit est toujours aussi joyeux, tu as un nouveau chagrin d’amour ou tu développes une crise de foie ?

— Toujours aussi léger ! Je vois que tu restes adepte de la coupe Playmobil !

— C’est parce que moi, il me reste des cheveux. Le roi des génériques à succès est là aussi. Le conseil de guerre est donc au complet ! Pour fêter ça, j’ai apporté deux Châteaux-Eyquem. Je connais vos gouts, bande de soiffards.

Florian posa sur la table une énorme platée de tagliatelles à la carbonara puis leva son verre.

— Á nos retrouvailles ! Prends des forces avant de nous raconter ta folle soirée.

Ils mangèrent avec appétit pendant que Charles Louis puisait dans le réservoir sans fond de ses anecdotes ministérielles. Quand on l’écoutait, les palais de la République se transformaient en immenses foutoirs peuplés de créatures jacassantes et parasites, moitié hommes, moitié Iphone, d’une inutilité frisant au sublime. Au moment du café , il fit circuler un paquet de cigarettes.

— Étrange et séduisante personne, cette Julia Foscari ! Je comprends qu’elle t’aie tapé dans l’œil… De la classe, de l ‘élégance, j’ai pris quelques photos d’elle en faisant semblant de m’intéresser aux croutes du Lithuanien. La première chose qui m’a frappé est sa réelle culture artistique.

Il fit circuler son portable. Florian parvint tant bien que mal à cacher son émotion. Sur l’une d’elle, une invitée très entourée ressemblait étrangement à Laetitia… il agrandit la photo et se força à mieux regarder. Ce n’était pas elle. Il en éprouva un étrange soulagement. Charles-Louis souffla la fumée vers le plafond.

— J’ai aussi pris le temps de me documenter sur le grand Georges Borowski qui illustre à merveille la phrase de Jean Cocteau: « Méfiez-vous de votre première impression c’est souvent la bonne ». Ce monsieur est très connu sur le Web. Il a ses inconditionnels mais aussi des commentateurs qui partagent mon opinion. Pour faire simple, c’est un con vaniteux qui croit révolutionner l’art contemporain. Il a des rapports très affectueux avec ton italienne, car elle est vraiment italienne et le parle très bien. Il l’embrasse souvent dans le cou, mais je peux te garantir que c’est en tout bien tout honneur. Me fais-je bien comprendre ?

— Je te reçois 5 sur 5, monseigneur. Bien entendu, tu as engagé la conversation.

— J’étais en service commandé ! Il m’a donc fallu jouer les dragueurs de cocktail…

— Un rôle de composition, bien sûr !

— Bien sûr, mon cher Nanard ! Tu devrais essayer. Où en étais-je ? Nous avons donc discuté entre connaisseurs avertis devant un chef d’oeuvre de l’exposition, une toile de deux mètres sur trois intitulée « L’appel du vide » et qui mérite parfaitement son nom. Même si elle adôôôôre son lithuanien, elle peut aussi avoir la dent dure.et pratique un humour au second degré auquel peu de gens sont sensibles de nos jours.

— C’est une façon ministérielle de nous traiter de con ?

— Bien sûr que non, mon bon Maxence. Je ne me permettrai pas. Tu sais que j’ai toujours salué ton esprit fin et aiguisé. Cesse de m’interrompre, notre hôte est sur des charbons ardents.

— Était-elle accompagnée ?

— Elle est arrivée seule mais je soupçonne qu’elle a quelqu’un dans sa vie. C’est comme l’art abstrait, ça se ressent. J’ai tenté quelques approches avec le tact et l’élégance discrète qui me caractérisent. Elle m’a fait comprendre qu’il serait déplacé d’insister. D’après quelques allusions lors de conversations avec ses amis, j’ai appris qu’elle travaille dans le domaine de la mode. Une créature androgyne l’a appelée Sonia, probablement un pseudonyme professionnel. Peut-être est-elle ancien mannequin, elle en a la taille et la démarche. Elle voyage beaucoup et parle couramment anglais.

— A-t-elle fait allusion à Venise ?

— Pas avec moi mais elle a discuté de beaucoup de choses avec beaucoup de monde . Je ne pouvais pas la « coller » sans arrêt.

— As-tu remarqué un homme assez costaud aux tempes argentées, avec des allures de grand fauve et qui parlait aussi italien?

— C’est un peu vague comme description. Des beaux mâles , il y en avait plusieurs à part moi.

Florian prenait des notes sur son carnet fétiche.

— Et un gigolo vingt-trente ans bru gominé avec une écharpe blanche. On l’a vu en sa compagnie.

— Inconnu au bataillon ! Que dire d’autre ? Le buffet était de premier ordre et je sais de quoi je parle. Ça rapporte plus de peindre le vide que de le brasser. Je me suis aussi payé un critique d’art pour bac à sable. Elle a eu l’air d’apprécier et j’ai bien cru que j’avais marqué un point avec elle. Au moment de prendre congé, dans la grande manière du quai d’Orsay, j’ai laissé entendre que nous pourrions nous revoir dans les mêmes circonstances mais elle n’a pas réagi.

Nanard vida son verre et resservit. La lutte contre la déprime battait son plein.

— Ça prouve juste que tu n’es pas son genre. En somme tu as passé une bonne soirée.

— Oui, mon petit chauve adoré, et j’ai gardé le meilleur pour la fin. Juste avant de partir, elle a discuté avec une copine qui ne doit pas loger dans un H.L.M de la Courneuve. Elles ont beaucoup de choses à se dire et se sont donné rendez-vous demain à quinze heures dans une brasserie du boulevard Saint Germain. Vous savez ce qui vous reste à faire.

Maxence s’arracha à la tiédeur du canapé.

— Je suis volontaire. J’aime bien ce quartier et je ne déteste pas filer une jolie femme.

Nanard sortit de sa torpeur morose et faillit poser son verre à côté de la table.

— Je peux venir aussi. Ça me changera les idées.

Florian fit la grimace.

— Vous êtes sympas, mais c’est plutôt à moi d’y aller. Á trois on risque de se faire remarquer.

Charles-Louis les regarda comme pour évaluer leurs talents respectifs.

— Au contraire, mes bons amis, au contraire ! Aucun observateur sensé n’ira imaginer que vous êtes en mission. Jouer les branquignols à ce point, c’est souvent le meilleur moyen de passer inaperçu.

— OK … Je me rends à l’avis de l’expert. Rien à rajouter ?

— Tu as parlé de mannequin. Je connais quelqu’un qui bosse chez Elite.

Florian haussa les épaules.

— On le sait que tu connais beaucoup de monde mais là aussi, ça manquerait de discrétion.

Il sortit son fidèle et commença à prendre des notes. Charles-Louis alluma une autre cigarette.

— J’espère que tu n’écris pas de choses désagréables sur moi. Surtout si elles doivent passer à la postérité. En tout cas, j’espère que tu n’es pas en train de tomber amoureux. Je t’ai connu une blonde et quelques brunes, et maintenant tu cours après une châtain-auburn comme un toutou près sa maitresse. La prochaine sera quoi ? Une rouquine ?Je te dis ça parce que j’avais un oncle communiste qui me déconseillait de baiser hors de ma classe sociale. Heureusement je ne l’ai pas écouté.

Ils firent silence pour méditer cette révélation. C’était un des côtés fascinants de Charles-Louis, on ne savait jamais vraiment quand il plaisantait. Maxence haussa les épaules.

— On veut bien te faire plaisir mais on n’arrivera pas à grand-chose comme ça ! On gratte juste à la surface de sa vie. Pour aller plus loin, il faudrait des moyens des flics. Peut-être que demain on aura droit à quelques révélations.

La soirée se termina par une séance de selfies au cours duquel Maxence se crut obligé de faire des oreilles de lapin à Charles-Louis.

— Si cette photo est publiée sur Facebook, ma haine te poursuivra pour l’éternité

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