Elisabeth

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Les trois compères regardaient défiler les stations, perdus dans leurs pensées. Florian se posait des questions sur sa cravate. Dans ce domaine, Jenny, lorsqu’elle en faisait pas crise d’autorité, lui laissait le choix, ce qui n’était pas toujours une garantie de parfaite élégance. Il s’habituait doucement à son silence et n’en concevait pas encore de tristesse. Le temps des regrets viendrait bien assez tôt. Il devait se concentrer sur le présent. Faire bonne figure aux soirées d’Ėlisabeth n’était pas une mince affaire. La maitresse des lieux avait conservé de ses origines bourgeoises un coté « Vieille France » qui ressurgissait assez vite quand elle s’énervait. Les habitués savaient à quoi s’en tenir quand elle appelait brusquement quelqu’un « Cher ami ». Le trio, protégés par leur vieille amitié, ne risquait pas grand-chose mais avec Elisabeth, on n’était jamais à l’abri d’une surprise.

Une question revenait sans cesse dans leur esprit. Á quoi pouvait ressembler le nouvel élu? L’éclectisme de leur amie permettait toutes les suppositions. Florian les avait tous connus, ou presque. Le premier, étudiant en droit et champion de mots croisés, dansait très bien le tango. Il avait tenu un mois.

Le dernier en date était un bodybuildé avec un vocabulaire de trois cents mots. Avant lui, il y avait eu un rondouillard enamouré dont il se rappelait deux choses : une coupe de cheveux approximative et une connaissance encyclopédique des civilisations précolombiennes.

Il s’était souvent demandé pourquoi leur amitié n’était jamais allée plus loin. La question revenait, à intervalles irréguliers. Nanard sortit de sa méditation et en profita pour interrompre la sienne.

— Tu crois qu’elle va te reconnaitre avec ta barbe ?

— On verra bien. Toi, par contre, pas de problème ! Elle ne risque pas de t’oublier surtout si tu continues à faire la tronche. Il faudra que je te présente aux gars du Petit Café, une belle collection de français moyens qui prennent la vie du bon côté.

— Et nous qu’est-ce qu’on a de plus qu’eux ? Nous aussi, on est des français moyens. On tourne comme des écureuils en cage à la poursuite de fantômes.

— Maitre Nanard, je salue ta sagesse. Tu as raison, là-bas, les habitués font comme nous. Ils se réunissent pour ne pas se sentir seuls. Ils boivent discutent et rigolent avant de rentrer chez eux. C’est drôle, mais quelque part, j’ai l’impression de trahir leur confiance.

L’immeuble d’Élisabeth les attendait tout près de la Bastille, drapé dans sa banalité hausmanienne. Chaque fois qu’ils venaient dans ce quartier calme et bourgeois, ils avaient l’impression que des regards invisibles les suivaient.

Une voix inconnue sortit de l’interphone.

— Oui, c’est qui ?

— Nanard, Maxence et Florian, dépannage de sanitaires 24X24 ! On nous a appelé pour une urgence.

Il y eut un échange de murmures puis la voix d’Élisabeth les enveloppa.

— Toujours les mêmes, Riri, Fifi et Loulou. Vous vous rappelez l’étage ?

— Moi, oui, c’est pourquoi je guide les deux alzheimers qui m’accompagnent. Elle les attendait sur le palier. Son visage aigu qui bronzait avec une facilité déconcertante, était depuis toujours encadré par un casque de cheveux noirs copié sur la Juliette Gréco de Saint Germain des Près. Les trois amis eurent droit au sourire étincelant que Florian redécouvrait toujours. La porte ouverte, déversait sur le palier les accords de « Stormy weather ».

— Ravie de vous revoir, l’équipe infernale.

Elle l’embrassa en passant la main dans ses cheveux. Depuis toujours, il avait aimé son parfum et l’odeur de sa peau. Elle recula et l’examina d’un oeil critique.

— La barbe te va bien. Tu aurais dû essayer plus tôt, je suis sûre que tu m’aurais fait craquer. Bernard, si tu dois faire la gueule toute la soirée, je te balance par la fenêtre.

Lorsqu’Elisabeth négligeait les diminutifs, c’était un signe à ne pas négliger tout comme ses regards assortis d’un brusque silence.

Ils procédèrent avec application au rituel des bisous-poignées de mains-tapes dans le dos en passant en revue les habitués. Jean-Luc, surnommé « le peintre maudit » qui exposait dans des galeries confidentielles et assurait le quotidien comme correspondant d’une marque de cosmétiques, Marjorie, collectionneuse de statuettes asiatiques et quelque peu nymphomane, Rodrigue, poète et professeur d’histoire qui se remettait mal d’une nouvelle déception amoureuse. Ségolène, qui leur tomba dans les bras, avec son exubérance habituelle. Marie-Thérèse pour l’état-civil, jouait à la perfection de sa ressemblance avec l’autre.

Oui, ils étaient tous là, même Patrick, alias Patoche le Lourdingue, adepte des plaisanteries grasses et des jeux de mots douteux dont Maxence était particulièrement friand. Avec eux deux, on ne risquait pas de sombrer dans un excès de morosité.

— Mon vieux Florian, j’ai failli pas te reconnaitre ! Tu prépares un C.A.P d’ayatollah ?

— Toi, on ne risque pas de te rater avec ta tronche de Michel Drucker sous acide.

Après les avoir regardé d’un air vaguement inquiet, Elisabeth se consacra à ses autres invités. En matière de vins, la maitresse des lieux était aussi connaisseuse que Charles-Louis. Nanard se dirigea vers le buffet où il se servit d’autorité un verre de grand cru bordelais. Maxence le regarda, inquiet.

— Ça commence bien ! Tu te souviens de la soirée où nous étions invités chez son cousin. Il a fallu passer la serpillière. Et l’autre abruti qui jouait les indulgents ! Je lui aurais claqué le museau. Liza et son parquet ne méritent pas ça…

— T’inquiète, bon samaritain, on va veiller discrètement au grain. Patoche le Lourdingue lui a mis la main dessus, il va être occupé un moment.

Il s’interrompit en voyant entrer une inconnue aux longs cheveux châtains coiffée d’un chapeau à larges bords. Florian chercha à voir son visage. Un coup de coude de Maxence le ramena à la réalité.

— Arrête de faire une fixation. Elle s’appelle Marlène, née à Bagnolet et c’est une copine de la coloc’. Elle travaille dans l’immobilier et serait un peu lesbienne.

C’était un des charmes cachés de Maxence, il savait toujours une foule de choses intéressantes sur les gens.

— Tu as raison, si je continue comme ça, je vais finir à l’asile. Ce soir, je fais relâche et je me consacre aux échanges mondains.

Liza s’était approchée d’eux avec sa démarche silencieuse qui lui permettait de surprendre bien des confidences.

— Ravie de savoir que tu vas te consacrer un peu à moi, mon chéri. Ne vous inquiétez plus pour la déprime de Nanard, je crois que la solution miracle vient d’entrer.

Une petite blonde à l’air timide attendait à la porte du salon, l’air inquiet. Florian la regarda avec une indulgence affectueuse.

— Jessica ? Tu t’obstines à jouer les marieuses. Décidément, toi, quand tu as une idée dans la tête, tu ne l’as pas où je pense.

— Ne sois pas vulgaire, mon chéri ! Depuis le temps qu’ils se tournent autour. Crois-moi j’ai le nez pour ce genre de choses.

Maxence examina la nouvelle venue comme un maquignon évaluant un animal de concours.

— Il y a bientôt un an que je ne l’ai pas vue. Elle est toujours aussi craquante et les cheveux longs lui vont bien.

Élisabeth approuva avec une gravité qui ne lui était pas habituelle. Elle s’appuya sur l’épaule Florian. Il lui prit machinalement la taille.

— Qui sait ? On va peut-être assister enfin à l’alignement des planètes ?

Nanard avait délaissé le buffet et s’approchait de Jessica avec un air faussement décontracté. Maxence en profita pour dévaster un plat d’amuse-gueule.

— On dirait un épagneul qui a levé une perdrix.

— Toujours aussi poète, mon chou ! Tu as fait pire comme comparaison mais c’est pour ça qu’on t’aime. Tu permets que je t’enlève ton copain? Nous avons deux ou trois choses à nous dire.

Maxence soupira d’un air résigné et engagea la conversation avec la seule rouquine de la soirée. Comme d’habitude, il commença à évoquer son futur projet musical. C’était son entrée en matière préférée auprès des filles. La plus efficace aussi.

Elisabeth emplit deux coupes de champagne.

— Á nos retrouvailles ! Chaque fois qu’on se quitte plus d’un mois, j’ai l’impression que tu reviens d’un tour du monde … je n’aime pas avoir de tes nouvelles par quelqu’un d’autre.

Elle lui caressa la joue, un geste qui avait le don d’énerver Jenny.

C’est pourtant vrai que la barbe te va bien. Raconte-moi un peu ce que tu deviens depuis ces interminables semaines, Marie-Luce t’a aperçu il y a deux jours, rue de Seine. Si je me rappelle bien, c’est là qu’habitait une de tes anciennes copines ?

— Ça remonte à des années.

Il la regarda fixement. Elle ne baissa pas les yeux.

— Tu as raison, on a beaucoup de choses à se dire ! As-tu des nouvelles de Jenny ?

Il guetta sa réaction sans se faire trop d’illusions. Il avait toujours admiré sa capacité à garder en toutes circonstances une impassibilité de déesse égyptienne.

Elle sourit. Il savait ce que signifiait ce sourire.

— Je sais que tu es la championne toute catégorie pour garder un secret. Mais avec moi, tu ne vas pas tourner autour du pot.

Le sourire l’Elisabeth s’élargit.

— Je t’arrête tout de suite, mon chéri ! D’ abord c’est toi qui es le mieux placé pour en avoir. Ensuite, le support affectif aux messieurs de détresse qui ne savent pas gérer leur couple, j’a déjà donné. En tant que vieux copain, je veux bien mettre certaines formes pour t’envoyer balader mais le coeur y est, Est-ce que je suis venue pleurer sur ton épaule chaque fois que je me suis retrouvée en rade ?

— C’est arrivé.

Elle passa la main sur sa joue.

— Je sais, mais tu ne m’auras pas comme ça, mon coeur ! Je vais tout de même te faire une confidence. Elle m’a envoyé il y a deux jours un SMS , où elle me vantait la Dolce Vita et la beauté du ciel romain. Je la soupçonne de vouloir prolonger son séjour. Débrouille-toi avec ça !

Il lui caressa une nouvelle fois les cheveux. Elle ferma les yeux et il se retint de prolonger son geste.

— Merci, tu m’en as beaucoup dit.

Elle le regarda avec l’air faussement intéressé de quelqu’un qui sait déjà tout.

— Comment explique-tu que, depuis toutes ces années, tu n’aies jamais essayé de me draguer ?

— Heureusement pour nous! Tu imagines le tableau ? Aujourd’hui, on serait divorcé et en train de s’engueuler pour une pension alimentaire. Il faut admettre aussi que nous n’avons pas souvent été libres au même moment. Puisqu’on parle de couple, nous attendions tous que tu nous présentes le nouvel homme de ta vie. D’habitude, tu n’es pas si longue pour les remplacer.

Elle rit. Il avait toujours aimé son rire.

— Tu m’autorises à faire une petite pause ?. Je te promet que tu seras le premier à le savoir.

Elle finit son champagne et se tourna vers ses invités.

— Maintenant excuse-moi, je dois me consacrer un peu aux autres. Le radar de Ségolène est fixé sur nous. Elle va finir par se faire des idées.

Florian se sentait bien. Il parlait, riait, dansa un peu au son de la musique disco, trinqua, évoqua des souvenirs , parla de ses livres. Comme d’habitude, la soirée était une parfaite réussite. Il se sentait hors du temps, hors d’atteinte, comme protégé des mauvaises nouvelles et des déceptions. Oui, tout se passait parfaitement bien. Maxence ne lâchait plus sa rouquine, qu’il n’avait même pas songé à lui présenter. Nanard et Jessica avaient lancé un O.P.A sur un coin de canapé. Ils se regardaient sans oser trop se rapprocher mais avaient l’air d’être si seuls au monde que personne n’osait les déranger. Perdu dans ses réflexions, il sentit la présence d’Élisabeth derrière lui.

— Tu vois que tu avais tort de t‘inquiéter. Tes amis se débrouillent très bien sans toi.

— J’ai remarqué. Apparemment, tout le monde se débrouille très bien sans moi.

Elle posa un doigt sur sa bouche, le regard perplexe.

— J’ai peut-être calculé un peu trop juste pour les nourritures terrestres.

Ils croquèrent en silence quelques mini-sandwiches.

— Je vois que tu es toujours fidèle aux crudités et à la viande blanche.

— Je soigne ma silhouette, tu y vois un inconvénient ?

— Au contraire, te contempler est un bonheur toujours renouvelé.

— Voulez-vous vous taire, vil flatteur ?

Une pensée lui traversa l’esprit. Que faisait Julia en ce samedi soir ? Était-elle dans les bras de son gigolo ? Seule en train de lire un roman ou discutant d’art et de mode dans un cocktail mondain ? Les réponses viendraient en leur temps.

— Dites donc, cher ami, si ma conversation vous emmerde, dites-le franchement !

Le regard d’Elisabeth virait au noir. Il l’embrassa sur le nez pour éloigner l’orage.

— Excuse-moi ! Je suis tracassé par un nouveau projet de roman. Les idées ne préviennent jamais quand elles arrivent.

Elle leva les yeux au ciel.

— Manquait plus que ça! Et chez moi, en plus ! Dieu me préserve de sortir un jour avec un écrivain! Encore un doigt de champagne, mon cher Tolstoï ?

— Ça remonte à la fac, ce surnom à la noix.

— Il t’allait bien. Je te revois encore avec ton air inspiré.

Le rire de Jessica retentit au milieu d’un air de Compay Segundo. Florian réussit à croiser le regard de Nanard et fut rassuré. La dépression n’était plus qu’un lointain souvenir. Quant à Maxence, il enlaçait voluptueusement sa rouquine. Lui était aussi hors connexion. Élisabeth riait doucement.

— Tu m’accordes cette danse ? Il y a longtemps que mon plus vieil ami ne m’as pas écrasé les pieds.

Ségolène s’arracha un instant au groupe dans lequel le peintre maudit exposait ses théories entre deux petits fours. .

— Ils sont mignons, pas vrai ? Je ne m’avancerais pas pour Maxence, mais si ça pouvait coller entre Jessica et Nanard, depuis le temps qu’ils se tournent autour. Florian tu me réserves la suivante…

Élisabeth plissa les yeux d’un air que Florian connaissait bien. Il l’enlaça et se laissa emporter par le rythme cubain.

La soirée était encore longue.

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