Un dimanche entre amis
Il se réveilla avec un vague relent de gueule de bois. Bien sûr Jenny n’avait pas rappelé et il savait maintenant qu’elle ne reviendrait pas. Il guettait la souffrance, la tristesse, tout ce qu’on ressent dans ces cas-là, mais rien ! Il regarda les toits de Paris en se demandant combien ils abritaient d’abandonnés comme lui. Il n’avait pas faim et aucune envie de se faire du café. L’eau bouillait dans la casserole et il la versa sur deux sachets d’herbes tonifiantes prises au hasard. Depuis qu’il était devenu expert en nettoyage de grandes surfaces cinq jours sur sept, Florian avait une pensée émue pour ceux qui travaillaient le dimanche. Par chance, il n’en avait jamais été question à la signature de son contrat.
Il revécut certains épisodes de la soirée. Ségolène et Patoche le Lourdingue s’étaient affrontés dans un concours de cuite qui n‘avait pas eu de vrai vainqueur. L’aspect intéressant est que cela ne faisait pas une grande différence dans leur comportement. Lorsqu’il avait pris congé, Nanard et Clarisse étaient toujours sur leur canapé. Maxence s’était éclipsé avec sa rouquine un peu après minuit. Son ami lui avait adressé de loin un geste d’une distinction toute relative qui ne laissait planer aucun doute sur ses intentions. Elisabeth était en grande conversation avec le Peintre Maudit qui avait l’air de la serrer de près. Après tout, pourquoi pas ? Il n’allait pas être jaloux, tout de même !
Faute de projet en ce jour de repos, il décida de se comporter en célibataire responsable et de faire un peu de ménage. Il sortit le balais et la pelle à poussière. Une activité manuelle productive à défaut d’être intelligente lui éviterait de trop penser à sa solitude. Au moment où il empoignait d’un geste décidé le produit pour nettoyer les vitres, la sonnerie du portable le replongea brusquement dans la réalité. Il pensa d’abord à Nanard, qui aimait bien se raconter les lendemains de soirée mais reconnut le numéro de Maxence.
— Comment va le tombeur de ces dames ?
— J’en profite pendant qu’elle est sous la douche. Tu veux que je te raconte ?
Maxence n’éprouvait pas la moindre gêne à étaler les détails de ses nuits. Longtemps, Florian avait pensé qu’il s’agissait d’une forme de vanité perverse mais il avait dû se rendre à l’évidence, son ami ne faisait aucune hiérarchie dans ses sujets de conversation.
— Merci sans façon, ça me perturberait pendant mon ménage.
— Et toi, comment as-tu fini la soirée ? En te voyant danser avec Liza et Ségolène, j’ai même pensé que tu avais trouvé un point de chute pour le petit déj’.
— Je suis rentré sagement, moi ! Tu as des nouvelles de Nanard ?
— Non, mais ça ne m’étonne pas. Je crois que Liza avait raison. C’était les grandes chaleurs avec Jessica. Ils ont dû enfin conclure… Tu vas faire du ménage toute la journée ? Tu vas t’intéresser à ton italienne?
— Je vais corriger un manuscrit que mon éditeur attend pour le mois prochain. J’irai aussi me promener, la marche favorise l’inspiration. Toi, je ne te pose pas la question, je suppose que tu vas être bien occupé.
— Ce matin sûrement. Je l’emmène au restau et après on avisera. Tu as besoin de moi, demain ?
— Je ne voudrais pas abuser de ton temps.
— Tu rigoles, y a pas que ça dans… Je te rappellerai plus tard, elle revient.
Il éteignit son portable avec un pincement au cœur. Même lorsqu’il était en compagnie. Son ami n’avait pas l’habitude de mettre fin brutalement à la conversation,
« Elle était sous la douche »
C’était l’heure où Nelly squattait la salle de bain. Aujourd’hui il pouvait en profiter autant qu’il voulait mais n’en avait pas vraiment envie.
Maxence… Nanard… D’autres sans doute n’étaient pas rentrés seuls. Il se rappela de quelques râteaux en fin de soirée. Un SMS l’attendait mais il ne se hâta pas de l’ouvrir. Jenny en envoyait rarement. Ses mouvements d’humeur et ses crises d’enthousiasme s’accommodaient mal avec le tapotement prolongé du clavier.
« Trois heures trente du matin. Merci d’être venu.
Élisabeth »
Il posa son balais et se laissa tomber dans le canapé pour mieux réfléchir. l’imagina dans son appartement, seule après le départ des invités. Elle avait toujours été un oiseau de nuit.
Á cette heure, elle devait dormir. Il prit le temps de répondre.
« Neuf heures trente du matin. Je lave les vitres ensuite je vais sortir. Moi aussi j’ai passé un très bon moment On se revoit bientôt.
Florian»
Il eut à peine le temps de se demander comment elle allait réagir à son réveil, la réponse arriva aussitôt.
« Amuse-toi bien. Bonne journée »
La brève conversation avait rompu le maléfice du nettoyage. Il regarda les produits ménagers, le chiffon posé sur le rebord de la fenêtre. Avant qu’ils n’habitent ensemble, jamais Jenny ne lui avait de message à trois heures du matin. Il ouvrit la fenêtre, contempla les meubles voisins d’où montaient des bruits de dimanche. La matinée s’annonçait chaude et invitait à sortir. Il referma la fenêtre et jeta son chiffon sur le canapé. Adieu le ménage, adieu la relecture, adieu le ciel romain, les gondoles et les pigeons de la place Saint Marc ! Adieu la chambre vide ! Il enfila sa veste, claqua la porte et descendit l’escalier comme un voleur. Aujourd’hui, Paris lui appartenait. Il emporta son carnet fétiche au cas où…
Il marcha longtemps sans but. Le silence de Jenny collait à ses pas, lui faisant entrevoir des abîmes de solitude. Comme aimait le répéter Nanard quand il se mêlait de philosophie, c’est à dire après chaque déception amoureuse : « Le destin ne repasse jamais deux fois le même plat. »
La Seine avait des reflets de perle. Il passa devant les bouquinistes, regarda de loin la terrasse des Bernardins et traversa le Pont-Neuf... Il s’attendit presque à voir Julia surgir devant lui. Qu’espérait-il alors qu’elle ignorait son existence? Devenir son amant ? Il évita soigneusement la rue Visconti et après un large détour, arriva au pont Alexandre III qui offrait aux appareils-photos ses statues dorées mais il ne se sentait pas l’âme d’un touriste. Il se perdit dans des rues sans charme et sans souvenirs qui les ramenèrent vers le parvis de Beaubourg où il se mêla un long moment aux badauds qui admiraient les jongleurs et les musiciens. La journée était encore longue, les terrasses des restaurants étaient pleines mais il n’avait pas faim. La perspective de rentrer chez lui pour retrouver les travaux ménagers lui était insupportable. Il passa devant un café où il avait fait escale avec Jenny, quelques semaines auparavant. Ce moment avait ru des gouts d’éternité. Il eut envie de s’y arrêter pour conjurer le sort.
Plusieurs rues s’offraient à sa solitude. Il hésita.
— Florian !
Il n’en crut pas ses oreilles en reconnaissant la voix claire de Ségolène. Il la découvrit, assise à une terrasse bondée de touristes, en compagnie de Patoche le Lourdingue et du Peintre Maudit. Debout sur son coin de trottoir, il mesura tout le poids de son cafard en réalisant à quel point il écouterait avec plaisir les blagues pourries de son copain. Le peintre semblait en pleine forme et trè satisfait de lui. Il s’en voulut de sa pointe de jalousie de la veille. Quand à Ségolène, elle récupérait de ses nuits courtes et arrosés avec une rapidité déconcertante. Patoche réussit le miracle de trouver une chaise vide.
— Qu’est-ce que tu fais tout seul comme une âme en peine ?
Il s’assit près de Ségolène qui l’examina avec ce regard appuyé qu’il connaissait et qui ,selon les circonstances, pouvait être irrésistible ou effrayant de lucidité. Il aimait ses yeux d’un vert indéfinissable qui étaient pour beaucoup dans son succès auprès des hommes. Sa robe d’été mettait sa silhouette en valeur. Elle collectionnait les amoureux avec la même ardeur qu’Élisabeth, à ceci près que c’était le plus souvent elle qui les larguait avec pertes et fracas. Elle lui prit le bras d'un air apitoyé.
— Tu as une petite mine, mon chou. On parlait justement de toi.
Le Peintre Maudit prit l’air absorbé qu’il réservait aux conversations profondes.
— On a trouvé que tu faisais une drôle de tête hier soir, un peu comme quand tu es en panne d’inspiration. Tu prends quelque chose ? On vient juste de déjeuner, mais si tu as un creux, ne te gêne pas.
— C’est juste un mauvais moment à passer. Et le meilleur remède, c’est encore de rencontrer des amis.
Ségolène croisa les doigts, comme perdue dans ses pensées alors que son regard ne le quittait pas.
— Ça nous arrive à tous… L’inspiration ne se programme pas comme le poulet-frites des dimanches en famille. Tous les gens qui nous entourent ont l’air parfaitement heureux mis nous ne savons rien d’eux.
— C’est pour ça que je suis content de vous revoir. Hier soir, on n’a pas eu trop le temps de se parler.
Patoche justifia une fois de plus sa réputation en le gratifiant d’un clin d’œil d’une parfaite discrétion.
— Il faut dire que Liza t’a bien mis le grappin dessus. On s’est même demandé ...
Un bref regard de Ségolène le fit taire. Dans ce genre de circonstances, elle était plus efficace qu’un coup de pieds sous la table.
— Á par jouer au juif errant, tu as des projets pour cet après-midi ? On a décidé de se promener en se racontant des bêtises et ce soir, on dîne ensemble. .
— Parfait ! J’ai le profil. Si vous voulez bien de moi ?
Le peintre maudit sortit d’un silence qui se voulait lourd de signification.
— Je te comprends. C ‘est toujours agréable de rencontrer des amis quand on est dans une période de doute et de recherches. J’éprouve la même chose quand je me retrouve devant la toile, un peu comme toi devant une feuille blanche, pas vrai ?
Il se tut, satisfait de sa formule. Ségolène fronça les sourcils sans faire de commentaires. Certains silences, chez elle, étaient très éloquents. Il jugea plus prudent de changer de conversation.
— Parle-moi un peu de New-York puisque tu en reviens.
Il haussa les épaules d’un air faussement désabusé.
— Qu’en dire, qui n’ait pas déjà été répété cent fois ? On peut y vivre, y faire du business et même un maximum de fric, mais quand on n’est pas né là-bas, on se sent très vite en exil. C’est pour ça que je ne m’y fixerai jamais. Pour prendre un pot avec des amis, rien ne vaut les bistrots parisiens.
Ségolène se pencha vers Florian avec des airs de conspiratrice.
— C’est parti, il va nous parler de son grand amour déçu à Greenwich Village et quand il s’y met, il est encore plus mélo que Nanard.
L ‘heure de gloire de Patoche avait sonné. Il se fit un plaisir de partager avec fierté ses dernières trouvailles sur le web. Il adorait se perdre dans le dédale sans fin de la Toile où il dénichait avec un instinct de chien truffier les infos les plus invraisemblables. Il montra ensuite les photos de la soirée Tout le monde y apparaissait sous son meilleur jour de fêtard. Clarisse et Nanard arboraient de grands sourires pour romans-photos. Sur l’une d’elle en arrière-plan, Elisabeth se laissait embrasser dans le cou par un brun à coiffure de nouveau-philosophe qu’on lui avait présenté mais dont il avait oublié le nom.
On évoqua les connaissances communes avec leur lot de liaisons et de rupture. Florian attendait Ségolène sur ce terrain, mais elle ne fit aucune allusion à Jenny et ne fit aucune réflexion. Ils traversèrent les jardins du Palais-Royal, puis firent halte en terrasse au « Select ». Le Peintre Maudit en profita pour évoquer un autre amour déçus dont le café avait été le dernier décor. Ses amis se regardèrent et firent, comme d’habitude, semblant de ne pas connaitre l’histoire. Tout le monde ne pouvait pas rompre au Café Florian.
Il regarda autour de lui sous l’œil intrigué de Ségolène comme s’il espérait voir la belle italienne. L’après-midi s’écoulait. L’image de Jenny rôdait revenait, puis s’éloignait. Julia tenta à son tour de s’inviter en début de soirée alors qu’ils s’installaient dans un restaurant italien mais elle s’insista pas, balayée par les grosses blagues de Patoche et les vacheries distillées par Ségolène sur un ton acidulé. Ils en vinrent à parler de Nanard. Ségolène se montra lyrique.
— Si tu les avais vu partir !… De vrais amoureux de Peynet.
Elle plongea le nez dans son verre.
— Moi, il faudra que j’attende encore un peu. C’est la vie.
Ils se séparèrent près des Halle avec des promesses solennelles de se revoir bientôt. Resté seul avec Ségolène, il se rappela qu’ils n’habitaient pas très loin l’un de l’autre.
— Je t’offre un dernier verre ?
Lorsqu’il referma sa porte, le brumisateur, toujours posé sur la table l’attendait comme un reproche muet. Il n’avait pas sommeil et alluma son micro, en proie à un mauvais pressentiment. Comme il le soupçonnait, Patoche avait publié les photos de la soirée et , comme d’habitude, tout le monde apparaissait sous son meilleur jour.
Maxence et sa rouquine étaient particulièrement mis en valeur. Alors que la soirée paraissait bien avancée, l’air satisfait de son ami montrait qu’il avait poussé très loin son avantage. Florian apparaissait rarement mais il se vit à plusieurs reprises, au second plan, toujours en compagnie d’Elisabeth
Sa robe fourreau lui allait à la perfection. Sur l’une d’elle, elle le regardait d’un air effaré, sans qu’il puisse se rappeler ce qu’il avait dit ou fait. En général, il en fallait beaucoup pour la scandaliser.
Ségolène, visiblement très en forme, tendait son verre en direction du photographe en le regardant avec un sourire carnassier. Il reconnut aussi le peintre maudit qui s’ennuyait ferme en compagnie d’une grande bringue au sourire sponsorisé par une marque de dentifrice. Elisabeth l’avait présentée comme une collègue de travail.
On apercevait de temps en temps Nanard et Jessica incrustés dans leur coin de canapé. Une fois de plus, il regretta l’absence de Charles-Louis. Par un invraisemblable concours de circonstances, au cours de toutes ses années, Elisabeth et lui ne s’étaient jamais rencontrés. Il se promit de remédier à cette anomalie. Il parcourut ses fichiers sans conviction. Ce soir, Julia Foscari était au second plan de ses pensées. Il enleva sa veste où s’attardait le parfum de Ségolène. Ce soir, personne ne lui ferait une scène de jalousie.
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