Démasqué
Cet après-midi au petit café, c’était jour de belote et, comme par un fait exprès, il y avait une place libre. Associés à monsieur Buzard, qui caressait son panama entre chaque partie comme un porte-bonheur, il gagna avec panache, sacrifia au rituel de la tournée générale et accepta les félicitations avec la modestie qui s’imposait.
— Je n’avais pas la tête à écrire, il y a des jours comme ça.
Monsieur Sabatier, qui avait suivi la partie avec un intérêt inhabituel, s’approcha au moment où il allait partir.
— Puis-je faire quelques pas avec vous ?
— Avec plaisir.
La rue Bonaparte était déserte. Monsieur Sabatier marchait à pas lents, les mains dans le dos, absorbé par ses réflexions.
— J‘ai toujours aimé la marche, elle aide la réflexion. Dans votre cas, je suis certain que qu’elle doit vous aider pour trouver l’inspiration. Ce n’est pas vous qui me direz le contraire, monsieur l’écrivain… Car vous êtes vraiment un écrivain ! C’est même une des rares choses vraies parmi tous les bobard que vous faites avaler à notre petit groupe.
Il lui prit familièrement le bras tandis qu’ils passaient devant l’immeuble de Julia.
— Inutile de vous dévisser la tête. Elle est partie ce matin. Un taxi est venu la chercher.
— Comment … ?
— Toute ma vie, c’est moi qui ai posé les questions, jeune homme. Je suis trop vieux pour changer. Asseyons-nous et prenons un verre. Ce ne sont pas les endroits qui manquent à Saint Germain des Prés pour faire vraiment connaissance !
Ils s’installèrent à une terrasse ensoleillée. Florian observa plus attentivement son voisin. Il fut surpris par l’énergie froide qui émanait de ce visage à peine ridé, d’où la moindre trace d’émotion semblait bannie. Son regard bleu, très pâle, était plus perçant que jamais.
— Je suis commissaire divisionnaire à la retraite. En quarante ans de métier, j’ai vu défiler assez de rigolos pour remplir un train de banlieue mais je dois avouer que vous avez réussi à me surprendre. Prenez-le comme un compliment, mais des phénomènes comme vous, je n’en ai pas croisé souvent.
Florian, les yeux fixés sur son verre se garda bien de répondre.
— … Comme tous les mauvais comédiens, dès le premier jour vous en avez fait trop. J’ai d’abord pensé que vous vouliez repérer les lieux pour un mauvais coup mais il n’y a aucune cible intéressante dans les environs. Je vous ai observé, j’ai suivi votre regard et j’ai vite compris que vous vous intéressiez à cette femme que je connais de vue. Ensuite mon enquête, puisqu’il faut l’appeler ainsi a été plus facile. Je n’ai pas eu trop de peine à repérer le rouquin et l’autre hurluberlu qui ressemble à je ne sais quel acteur. Sachez mon cher que la filature est un métier qui exige une longue expérience. C’est un vrai miracle que Julia Foscari ne vous ait pas repéré. Une fanfare aurait été plus discrète. Alors, maintenant, monsieur l’écrivain, vous allez tout m’expliquer en m’épargnant je ne sais quel couplet romantique.
Florian gardait un souvenir désagréable des épreuves orales à la fac face à des examinateurs implacables dont les regards le clouaient sur sa chaise. C’est probablement cela qui l’avait dissuadé de prolonger son cursus universitaire. Sa réflexion fut de courte durée. Il reposa son verre et commença à raconter. C’était plus facile qu’il l’aurait cru.
Les mots sortaient en se bousculant, charriant les gondoles et les amours brisées. La conquête éphémère perdue sur le Grand Canal, celle qui était repartie dans son pays et celle qui avait disparu dans la lumière du ciel romain. Il parla de l’armoire métallique dans le vestiaire du supermarché, du sourire hypocrite de le Garrec, de Maxence, de Nanard, des grosses blagues de Patoche, d’Élisabeth et de Ségolène, du prochain Salon du Livre et du texto qu’il avait effacé.
Au milieu des buveurs indifférents, une partie de sa vie se répandait à mi-voix pour un vieil homme qui faisait semblant de somnoler. Á une table voisine, un groupe de cadres dynamiquesn pianotait en cadence sur leur IPhone tout en échangeant des plaisanteries d’initiés.
Il s’arrêta enfin, regardant sans le voir la bière il n’avait pas touchée et qu’il vida d’un trait. Les mains croisées sur son ventre, les yeux mi-clos, l’ex-commissaire Sabatier réfléchissait.
— Voilà comment je vois les choses. Vous vous doutiez depuis le début que Jenny ne reviendrait pas et vous avez cherché un dérivatif. Le hasard s’en est mêlé sous les traits d’une belle inconnue et d’une phrase énigmatique qui a fait résonner en vous l ‘écho de douloureux souvenirs. …Il n’en fallait pas plus pour vous lancer dans cette aventure avec une inconscience confondante. Vous vous êtes mis en tête de savoir qui elle était alors que vous n’êtes même pas amoureux d’elle, j’en jurerais. Moi qui ai essayé pendant toute ma vie, je vous assure qu’il n’est pas facile de cerner la personnalité des êtres. Les gens, même les plus banals, cachent toujours des mystères et ce n’est pas le renfort de vos sympathiques pieds-nickelés qui vous permettra de découvrir les siens. Peut-être à la rigueur, pourrez-vous en faire un roman à succès.
Il finit sa bière, le regard perdu dans l’océan des toits.
— Reconnaissez qu’il faut une sacré dose de bonne volonté pour vous croire. Vous me rappelez un expert-comptable qui avait une véritable gueule d’assassin. Lorsque sa femme est morte empoisonnée, je me suis bien sûr intéressé à lui. Aucun alibi, un mobile en fer forgé, et dans sa cave, l’atelier du parfait petit chimiste. Il m’a raconté une histoire aussi invraisemblable que la vôtre, avec des maladresses et des contradictions qui auraient dû l’envoyer directement aux Assises.
— Qu’est-il devenu ?
— Après l’arrestation du vrai coupable, il a été condamné à une forte amende et une peine avec sursis pour maltraitance envers les animaux. Depuis des années, il fabriquait du poison pour tuer les pigeons qui grouillaient dans le parc en bas de chez lui. Jamais il n’a voulu m’expliquer ses motivations. C’est à cause de lui que je vais vous aider.
— Pourquoi faites-vous ça ?
— Vous m’amusez et je veux vous éviter des ennuis. J’aimerais aussi beaucoup faire connaissance avec vos amis.
— Vous croyez vraiment que c’est une bonne idée ?
— C’est un reste de déformation professionnelle. Quand on se lance dans une enquête, il faut connaitre tous les protagonistes.
— Eh bien … Je vais leur en parler.
— Parfait ! Je vous propose donc ici, demain à la même heure. De mon côté, j’aurai d’autres renseignements que j’obtiendrai plus vite que vous et sans me faire repérer. Maintenant, si vous voulez bien m’excuser… Á mon âge, les habitudes et le respect des horaires font partie du quotidien.
Florian le regarda partir d’un pas paisible de retraité auquel personne ne prêtait attention. Il sortit son portable et commanda une autre bière pour se donner le temps de réfléchir. Comment allait-il présenter la chose à ses amis ?
Trois appels plus tard, il était rassuré . Nanard trouvait l’idée amusante, signe qu’il était de bonne humeur. Contrairement à Maxence, il était très discret sur ses amours lorsque tout allait bien pour lui. Charles-Louis avait accepté sans hésitation. Nul ne savait exactement comment il organisait son temps mais il avait toujours un moment de libre pour son ami Florian.
Il revint vers le métro en trainant des pieds. Peu pressé de retrouver son appartement promu au rang de résidence principale pour demandeur d’emploi et nouveau cœur à prendre, il erra un long moment le long des quais, suivit des yeux les bateaux-mouches puis remonta le boulevard Sébastopol. Il s’arrêta soudain et regarda autour de lui. L’endroit éveillait un souvenir qui n’avait rien à voir avec la déferlante de ces derniers jours.
En voyant devant lui la boutique étalant ses articles de luxe, le voile se déchira. C’était là que travaillait Élisabeth. Il y était venu quelques mois auparavant la chercher pour aller à une fête. Nanard, en pleine crise existentielle, s’était très mal conduit.
Il l’aperçut à travers la vitrine, digne et sérieuse derrière une rangée de présentoirs.
Elle était très jolie en jupe noire et chemisier blanc. Ses cheveux tirés en arrière lui donnaient des airs d’hôtesse japonaise. Il resta un moment indécis mais elle l’aperçut , plissa les yeux et lui fit signe d’entrer.
— Bonjour monsieur, puis-je vous aider ?
Elle l’attira dans un coin et lui montra une paire de chaussures qu’il n’aurait jamais les moyens de s’offrir.
— Ne me raconte surtout pas que tu passais par hasard !
— C’est à dire… Pas vraiment… mais je ne voudrais pas…
— Tu as toujours su parler aux femmes, mon chéri. Si tu n’as rien de plus passionnant à me raconter, je retourne à ma caisse. Je ne suis pas censée bavarder avec les messieurs.
— Excuse-moi. Je croyais que j’étais là par hasard mais je viens de comprendre que j’avais vraiment envie de parler… mais je ne vais pas t’ennuyer davantage.
Elle hocha la tête en faisant semblant de réfléchir.
— D ‘après mon dictionnaire Franco-Florian le pauvre chéri vient enfin d’apprendre qu’il s’est fait larguer et il a besoin de s’épancher sur l’épaule compréhensive de sa vieille copine. Tu as oublié ce que je t’ai dit l’autre soir ? Tu as de la chance, je suis dans ma semaine de bonté. Va m’attendre en face, je finis dans dix minutes. Tu es sûr que tu ne veux pas acheter ces merveilleuses chaussures, elles sont en promo ?
— Je t’offre ton cocktail préféré.
— Finalement, tu sais assez bien parler aux femmes. Á tout l’heure !
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