le Salon du Livre

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Le soleil entrait à flots dans la salle de bain comme pour mieux éclairer les préparatifs du grand jour. Florian regarda par la fenêtre les toits de zinc hérissés de cheminées tordues dont certaines crachaient une fumée grise. La vue était plus dégagée sur son ancien balcon, dans une autre vie. L’Ange de la Bastille avait remplacé la tour Eiffel et il avait moins souvent l’occasion d’admirer les levers de soleil.

La porte s’entrouvrit au moment où il procédait à une délicate opération.

— Tu en as encore pour longtemps ? Le chauffeur vient nous chercher dans une heure.

Il posa un peu de mousse à raser sur le nez d’Elizabeth. Elle fronça les sourcils.

— Tu es sûr que c’est le moment de te raser ?

— C’est maintenant ou jamais. Franchement, je commençais à en avoir marre de cette barbe. D’une certaine façon, elle était liée à la naissance du livre. Il est terminé, il est temps que je redevienne moi-même.

— Alors, je te suggère de commencer tout de suite. J’ai mis ton costume sur le lit et les chaussure sont dans l’entrée. Si tu as des problèmes pour nouer ta cravate ….

— Je demande à Charles-Louis de passer.

— Inutile de te fatiguer, un jour comme aujourd’hui, tu n’arriveras pas à me mettre en colère.

La matinée s’annonçait douce et claire. Florian prit conscience de son importance en montant dans la voiture avec chauffeur qui les attendait sous le regard surpris de quelques voisins. Le conducteur évita adroitement les embouteillages et les mena sans encombre jusqu’à la Porte de Versailles. Le Salon du Livre les attendait.

Dans la foule disciplinée des files d’attente, des lecteurs venaient pour lui. « Rendez-vous au Florian » était déjà dans toutes les librairies et il avait eu l’honneur d’un commentaire dans une émission télévisée. En franchissant d’un pas nonchalant l’entrée réservée aux auteurs, il comprit vraiment qu’il basculait dans un autre monde. Elisabeth, en tailleur working girl, était tout simplement irrésistible. Ce fut elle qui lui passa autour du cou le sésame de l’espace auteurs.

Une voix murmura à son oreille.

— César, n’oublie pas que tu n’es qu’un homme !

Maxence, promu au grade d’assistant, n’avait oublié ni sa culture latine ni la phrase que murmurait l’esclave monté sur le char du général vainqueur. Ravi de l’occasion, il avait fait les choses en grand et loué un costume d’une élégance toute britannique en parfaite harmonie avec ses cheveux qu’il avait réussi à dompter. Il ne lui manquait que le chapeau melon pour ressembler à un financier de la City. Prenant son rôle très au sérieux, il saluait avec dignité tous les officiels qui passaient à proximité. Lorsqu’ils arrivèrent au stand où il dédicaçait, il se livra avec Élisabeth à une inspection minutieuse.

— Vous avez peur que ce soit miné ?

Elle le regarda avec un sourire carnassier.

— On fait notre boulot, monsieur le Grand Écrivain. J’ai l’habitude de ce genre de manifestation. Il y a toujours un détail qui cloche.

Maxence alla rendre une visite de courtoisie aux écrivains des stands voisins et revint avec un sourire satisfait.

— On est bien placés. Il y a Musso dans l’allée voisine, j’espère qu’on ne lui fera pas trop d’ombre. Il parait qu’il est assez susceptible. Nos voisins sont des gugusses à la notoriété plus confidentielle, spécialisés dans le roman historique. Tu as entendu parler d’eux ?

— Non, mais entre brillants écrivains, on fera connaissance.

Élisabeth prenait au sérieux son rôle de public relation et n’oublia pas de vérifier que la petite glacière était bien fournie en rafraichissements.

— On vient de me confirmer que le dimanche était le meilleur jour pour signer.

Florian prit le temps de boire un verre d’eau et salua aimablement ses voisins. L’un d’eux suivit des yeux Élisabeth avant de se consacrer à son stand sous le regard lourd de Maxence. Celui-ci disposa la pile de livres avec la minutie d’un marchand de porcelaine. Florian regarda la couverture et repensa à la réflexion de Nanard qui lui avait longuement téléphoné la veille, pour s’excuser de son absence.

« Fais gaffe, si elle tombe sur le bouquin, elle va se douter de quelque chose. »

Une petite voix intérieure essayait de lui passer le même message mais il la fit taire. Comment pouvait-elle se rappeler d’une phrase prononcée plusieurs mois auparavant ?

Maxence regarda sa montre.

— On va lâcher les fauves. Trop tard pour aller pisser, Tolstoï.

Élisabeth le foudroya du regard.

— Les conneries, c’était bon tout à l’heure ! Maintenant, il faut assurer.

Elle adressa son plus beau sourire à un couple de quinquagénaire d’une élégance un peu trop vintage et tendit un stylo à Florian.

— Bonjour messieurs-dames. La séance de dédicace commence.

« Pour Aurélie avec toute ma sympathie.

Florian Solis »

Une nouvelle couverture se referma. Au début, il avait essayé de compter les clients avant de s’apercevoir que Maxence noircissait scrupuleusement une page de carnet avec de petits bâtons qu’il regroupait par paquets de cinq. Beaucoup avaient amené leur propre exemplaire mais la pile diminuait régulièrement.

Finalement, ce n’était pas si difficile d’être célèbre. Un regard aimable, le sourire que l’on réserve habituellement aux vieux amis, quelques amabilités que chacun adaptait à sa guise et le tour était joué. Monsieur Lestrade était passé parmi les premiers. Avant de repartir, il les avait invité au petit café, au nom de tous les habitués, pour « fêter ça ». Sa familiarité joviale avait d’abord surpris, puis agacé, puis amusé Élisabeth.

— Je ne savais pas que tu connaissais Séraphin Lampion.

— C’est un de ceux dont je t’ai parlé. Un brave type qui a horreur de perdre au tarot.

— J’avais compris.

Élisabeth comprenait beaucoup de choses.

Maxence, très à l’aise dans son rôle de factotum surveillait la file d’attente et les périodes creuses de ses voisins qui le gratifiaient parfois de regards suspicieux. Il se plaisait à y voir de la jalousie. Élisabeth, assise en retrait, discutait avec l’éditeur d’un stand voisin, qu’elle avait vaguement connu à la fac. Un nouveau lecteur approchait. Il lui adressa son sourire spécial « dédicace », désormais bien au point. Une adolescente un peu déjantée qui ressemblait vaguement à Britney Spears posa le livre devant lui sans un mot.

— Votre prénom, je vous prie ?

— Morgane… J’ai acheté le bouquin parce que ma copine à beaucoup aimé.

— J’espère que vous aimerez aussi …

La journée avançait. Il fit une pause déjeuner et rejoignit Élisabeth qui lui présenta son ancien copain de fac. Il le trouva immédiatement antipathique. Maxence, lui, dévora deux sandwiches et fit honneur aux sushis. Conscient de son rôle, il s’en tint à l’eau minérale tandis que les autres dégustaient un vin rosé qui évoquait les vacances.

La séance de signatures reprit. Maxence immobile comme la statue du Commandeur inspecta la foule. Il se pencha brusquement vers Florian qui remerciait de ses remarques une étudiante préparant une thèse sur Venise au 18eme siècle.

— Elle est là !

Les suivant était un sexagénaire agrégé de littérature qui lui expliqua combien ce livre lui rappelait sa jeunesse.

— Si j’osais… Je suis président d’un club de lecture. Nous décernons chaque année un prix à un auteur que nous avons particulièrement aimé. Nous n’avons pas un gros budget mais ce serait un honneur si vous voulez bien...

Il regarda à son tour et l’aperçut.

— Ce sera avec plaisir. Pour la date, voyez avec mon collaborateur.

Il dédicaça machinalement les lecteurs suivants et eut tout le temps de se composer une attitude. Lorsque vint le tour de Julia Foscari, il fut une nouvelle fois fasciné par sa beauté. Elle portait un tailleur beige et un chapeau qu’il n’avait jamais vu. Leurs doigts se touchèrent lorsqu’elle tendit le livre. Un élégant marque-page était inséré quelque part au milieu du dernier chapitre. Il redoutait le moment où leurs regards allaient se croiser mais rien ne se produisit.

— J’étais impatiente de vous rencontrer, monsieur Solis. Vous décrivez ma ville avec beaucoup de cœur et vous avez su à merveille en restituer le mystère. Vous y êtes déjà allé n’est-ce pas ?

— J’ai eu ce plaisir en effet. J’y ai fait plusieurs séjours et elle m’a laissé un souvenir inoubliable, comme à tout le monde, je suppose.

C‘était à peine un mensonge puisqu’il avait promis à Élisabeth d’y retourner avec elle. Quant au souvenir, il était effectivement inoubliable.

— Sauf peut-être à certains de ceux qui y sont nés. J’avoue que l’intrigue m’a étonné . Cette belle inconnue qui surgit dans la vie du héros et lui fait vivre mille aventures alors qu’elle ignore son existence… D’où vous est venue une pareille idée ?

Il avait eu tout le temps de fignoler sa réponse.

— Il s’agit d’une sorte d’alchimie difficile à expliquer. J’ai mélangé plusieurs évènements réel, des souvenirs et un peu d’imagination. C’est comme ça que fonctionne la création chez moi.

— Je comprends. Vous travaillez comme un cuisinier qui mélange parfaitement les ingrédients de son plat. Comptez-vous retourner à Venise ?

— J’y pense.

— Savez-vous que je me suis trouvé quelques points communs avec l’héroïne de votre livre. Il parait que cela arrive souvent.

— En effet, il est fréquent que des lecteurs s’identifient aux personnages. C’est d’ailleurs fort heureux pour les écrivains.

Elle sourit et il crut voir une madone du quattrocento.

— On a dû vous dire que cette histoire se prête admirablement à une adaptation filmée ?

— J’y ai pensé mais qui s’en chargerait ? Visconti n’est plus là.

Le nom lui avaient échappé et il faillit se mordre les lèvres mais la femme resta impassible, comme perdue dans ses réflexions. Derrière lui, Élisabeth avait cessé de discuter. Il posa la pointe de son stylo sur la page de garde et se rappela juste à temps qu’il n’était pas censé la connaitre.

— Que dois-je écrire ?

Elle soutint son regard et des fossettes se creusèrent au coin de ses lèvres.

— Mettez Julia et la formule habituelle.

Il calligraphia soigneusement sa dédicace.

Elle lut et son sourire s’accentua.

— Puis-je vous poser une dernière question ?

Sans se retourner, il sentait la présence d’Élisabeth. Maxence était figé près de lui.

— Je vous en prie.

— D’où vient le titre de votre roman ? On ne le choisit jamais par hasard.

Il fit semblant de réfléchir pour gagner quelques secondes. Les yeux gris-verts semblaient une nouvelle fois le fouiller. Une idée lui traversa l’esprit. Á quoi pouvait penser un funambule au-dessus des chutes du Niagara ?

— J’avais d’abord pensé à « Retour Place Saint Marc » mais cette référence m’a paru trop vague, trop convenue.

Elle posa un doigt sur ses lèvre, tout en regardant la couverture comme si elle la découvrait.

— Je vous comprends. Le Florian est un endroit si exceptionnel. Tout le monde devrait y avoir rendez-vous une fois dans sa vie. Mais je ne vous apprends rien n’est-ce pas ? Je suis certaine que vous connaissez.

Elle regarda pensivement la file d’attente puis referma son livre.

— Au plaisir de vous revoir, monsieur Solis.

Elle lui tendit un carton.

— Si vous êtes disponible à cette date, j’assisterai au vernissage. Le peintre est un vieil ami.

Elle s’en alla après l’avoir gratifié d’un léger sourire. Il n’eut pas le temps de la suivre des yeux, le parfum d’Élisabeth l’environnait.

— C’est quoi cette carte ?

Il jeta un coup d’œil qui se voulait indifférent.

— Une invitation pour une expo. Maxence, range là avec les autres.

Elle retourna s’asseoir tandis qu’approchait une trentenaire à petites lunettes brandissant un exemplaire constellé de post-it.

La journée se termina sur une cent-deuxième dédicace et quelques dizaines d’exemplaires vendus. Charles-Louis était passé en fin d’après-midi en compagnie d’une blonde platinée qu’il présenta comme une attachée culturelle de l’ambassade de Pologne et qui ne prononça pas trois mots. Un seul regard échangé avec Élisabeth suffit pour établir entre les deux femmes une aversion totale et définitive.

— Alors c’est lui le célèbre Charles-Louis ?... Si tu l’invites pense à oublier sa pétasse.

La voiture les attendait et Maxence se fit un devoir de charger les invendus avant de prendre congé. Élisabeth prit le bras de Florian.

— Alors, monsieur le grand écrivain, pas trop fatigué ? Tu m’invites au restaurant pour fêter ta gloire ?

— Tu as une préférence ?

— Tout sauf un restaurant italien.

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