Monsieur Sabatier s'en va
Monsieur Lestrade leva une nouvelle fois son verre.
— Á la vôtre, mon cher Sabatier et rentrons ça avant qu’il pleuve !
Dans le petit café, promu au rang de club privé, les verres s’entrechoquaient allègrement. L’ancien commissaire avait revêtu le costume acheté à l’occasion de son départ en retraite et dont le revers arborait l’ordre National du Mérite. Les tournées se succédaient et le patron avait jugé plus prudent de confectionner des amuse-gueules rustiques mais reconstituants. L ‘émotion des adieux ne faiblissait pas, ponctuée par le souvenir de parties mémorables.
Bien entendu, tous les habitués étaient là. Monsieur Lestrade, au nom du groupe, offrit au vieux policier un ordinateur portable auquel Florian avait rajouté quelques logiciels. Il se livra à une rapide démonstration.
— Il y a toutes les options internet. Vous pourrez donc envoyer des nouvelles à tout le monde.
— Ce sera presque comme si vous habitiez toujours le quartier, pas vrai monsieur l’Écrivain ?
Le patron débarrassa un coin du comptoir et posa comme le Saint Sacrement le livre que lui avait dédicacé Florian.
— Ch’est pas que j’ai tellement l’occajion de lire mais je l’ai prêté à ma nièche, elle a beaucoup aimé. Vous auchi , monchieur Chabatier ?
L’ex-commissaire sourit.
— Oui, moi aussi j’ai beaucoup apprécié. C’est une intrigue remarquablement originale. Je me demande d’ailleurs comment vous est venue cette idée, mon cher Florian.
Celui-ci haussa les épaules d’un air blasé en se gardant bien de croiser son regard.
Ses amis avaient été très vite adoptés. Nanard avait recueilli un succès de curiosité et de sympathie. Il avait perdu ses derniers préjugés contre la police. Maxence, lui, impressionnait par son statut de musicien et en rajoutait un peu dans son côté habitué du showbiz. Charles-Louis malgré ses allures de haut-fonctionnaire, rivalisait avec monsieur Lestrade pour les histoires salaces et avait eu une longue discussion avec monsieur Buzard au sujet du déficit budgétaire. Il avait été adopté Après avoir offert sa première tournée.
Nanard se tourna vers le héros du jour.
— Sérieusement, monsieur Sabatier ? Vous êtes sûr que vous n’allez pas vous ennuyer ? La Dordogne c’est joli, mais faut aimer le silence. Le week-end dernier avec Jessica, on est allé dans le Loiret et pour parler franchement…
Charles-Louis intervint d’un air navré.
— Il m’en coute de l’admettre, monsieur le commissaire, mais mon camarade vient de dire une chose intelligente. Pour un homme comme vous, habitué à traquer le crime dans la jungle urbaine , c’est un changement total d’univers. Êtes-vous certain de vous y habituer ?
Sabatier prit le temps de réfléchir.
— La vie est une suite d’épisodes qui ne s’accordent pas forcément entre eux. Celui de ma vie parisienne s’achève. Rassurez-vous, je ne vais pas m’enterrer dans un trou perdu.
Un de mes anciens adjoints sera mon voisin et ma nièce habite à deux kilomètres. Que demander de plus ? Á défaut d’être grand-père, je serai un grand oncle gâteau. J’aurai aussi des visites, le beau-frère de monsieur Lestrade habite Bergerac.
Nanard secoua la tête, peu convaincu.
— Vous allez vraiment trouver de quoi vous occuper ?
— Comme beaucoup de vieux flics, j’écrirai mes mémoires, c’est un peu grâce à vous que je me suis décidé. J’irai à la pêche et je deviendrai peut-être conseiller municipal. Je ne suis pas non plus mauvais à la pétanque. Vous voyez, je ne manquerai pas d’occupations. Après une vie de nuits blanches et d’appels à n’importe quelle heure, je me coucherai avec les poules et je me lèverai au chant du coq.
Maxence qui avait jusque-là gardé un silence de mauvais augure, jugea le moment opportun pour mettre les pieds dans le plat.
— Vous n’avez jamais été marié ?
— Les madame Maigret sont rares et j’ai passé l’âge.
Florian leva une nouvelle fois son verre.
— Monsieur Sabatier, nous allons vous regretter.
Pour la première fois, le vieux policier regarda les quatre complices avec un large sourire.
— Moi aussi, je vous regretterai. Vous êtes une sacré bande de branquignols ! Quand je repense à vos filatures… Il n’y a plus aucun élément à rajouter au dossier Julia Foscari. Elle part, revient, vaque à ses occupations, rien n’a changé dans sa vie. Je suppose que vous ne l’avez plus revue depuis le Salon du Livre?
— J’en aurais eu l’occasion. Elle m’a laissé une carte d’invitation pour le vernissage d’un de ses amis peintre aussi improbable que les autres. J’ai préféré ne pas y aller. Cette page est tournée.
— Vous avez bien fait.
— C’est vous qui aviez raison. Nous sommes des branquignols, moi surtout. L’important est qu’elle ne se soit aperçue de rien.
Le vieux policier reposa son verre et regarda la rue vide.
— En êtes-vous sûr ?.. Il est temps que je parte si je ne veux pas rater mon train. Ce soir je coucherai chez ma nièce. Mon cher Florian, voulez-vous m’accompagner jusqu’au métro, comme au temps où nous faisions équipe ?
La rue de Seine étirait devant eux sa perspective rectiligne. Le ciel était clair, peuplé de nuages blancs que poussait un vent léger. Ce n ‘était pas le temps que le romancier Florian Solis aurait choisi comme décor pour une scène d’adieu. Le vieil homme marchait en silence et il respectait sa méditation. Lorsqu’ils arrivèrent dans l’étroite rue de l’Échaudé, tous deux s’arrêtèrent devant un immeuble anonyme. Sabatier montra deux fenêtres fermées aux bacs surchargés de fleurs.
. — Pouvez-vous imaginer que derrière cette façade banale et sans attrait habitait un des pires assassins de ma carrière ? Pourquoi ai-je voulu revoir cet endroit avant de partir? Une forme de nostalgie sans doute.
— Je m’en doutais. Vous jouez les indifférents mais je suis sûr que vous avez des regrets.
— Vous avez raison. Même si elle fut marquée par le sang et le vice, je dois reconnaitre que j’aimais cette vie. Vous ne pouvez pas comprendre, vous êtes jeune mais il vient un temps où les plus mauvais moments se parent de la nostalgie du passé.
Ils repartirent vers la plus proche station de métro. Lorsqu’ils débouchèrent sur la petite place bordant la rue Jacob, Sabatier posa la main sur le dossier d’un banc public et regarda autour de lui.
— Oublions tout ça… Il est temps d’aller retrouver vos amis, Nanard m’a dit que vous aviez vous aussi un fête prévue ce soir. J’ai cru comprendre que Maxence…
— Vous aviez raison pour Nanard. La discrétion n’est pas sa qualité principale mais il en a d’autres.
— Ça m’a fait plaisir d’apprendre qu’il a trouvé le bonheur. J’ai une réelle sympathie pour ce garçon.
— En effet, il a laissé tomber son boulot sans intérêt et la cantine aux souvenirs de son cousin. Depuis qu’il est devenu la doublure officielle de Michel Blanc. Il recommence à avoir de l’estime pour lui-même. Je n’aurai pas misé cher là-dessus mais la vie de couple lui réussit parfaitement.
Ils s’arrêtèrent à l’entrée du métro.
— Je voudrais vous poser une dernière question. Pourquoi avez-vous dit tout à l’heure que Julia se doutait peut-être de quelque chose? Lorsqu’elle est venue à ma séance de dédicace, j’avoue que j’étais inquiet mais son comportement m’a paru normal.
L’ex-commissaire sortit une carte de sa poche.
— Voici ma nouvelle adresse. Si vous passez me voir, je vous initierai à la pêche au goujon… Je vais vous donner un dernier conseil, il est beaucoup plus dur de mentir que de dire la vérité, on finit toujours par commettre une erreur. Voici l’une des vôtres. La première fois que vous êtes rentré dans l’immeuble, vous avez raconté que vous veniez voir votre petite amie mais quand le patron vous a questionné sur votre présence chez lui, vous lui avez que vous recherchiez le souvenir d’un ancienne aventure. Si vous étiez un criminel, ce genre de détail suffirait pour vous expédier aux Assises…
— Mais comment pouvez-vous être au courant ? Vous connaissez cette femme ? …
— Pardonnez-moi mais cette fois, je suis vraiment à la retraite.
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