1. Les Clones
Ils étaient nés dans des tubes en cristal de toutes les couleurs : vert, rouge, bleu, jaune, orange, violet et gris souris.
Du moins, le croyaient-ils encore à moins d’une semaine de leur huitième anniversaire. C’était forcément vrai, puisque l’Infirmière elle-même le disait !
Tous les soirs, juste avant d’éteindre les lumières du dortoir, la femme en blanc leur racontait l'histoire de leur naissance de sa voix douce comme un sirop contre la toux.
Elle avait peaufiné son récit, soir après soir, jusqu’à en faire un conte merveilleux dont les enfants étaient les héros. Ils en faisaient même des dessins qu’ils accrochaient au-dessus de leurs lits !
Souvent, quand l’Infirmière était trop occupée ailleurs pour leur rendre visite, ils se racontaient eux-mêmes cette histoire. Des sept frères, le meilleur narrateur était sans nul doute Petit Sept, qui savait imiter à la perfection les mimiques et les intonations de l’Infirmière :
« Le Docteur, vêtu de sa grande blouse blanche, a lancé un gigantesque feu d’artifice sur le toit de l’immeuble. Avec des fusées de son invention, il a écrit dans le ciel des formules magiques qui contenaient le nom de chacun de nous sept. Ensuite l’Infirmière a disposé les tubes colorés dans une Machine-de-Lumière. Et le Docteur, tel un Chef d’Orkest, a embrasé les nuages dans un bouquet final visible jusque sur la Lune ! Alors, dans un scintillement arc-en-ciel, nous sommes apparus au fond de nos tubes, lovés comme des anges au creux de roses printanières. »
Telle était la version de l’Infirmière.
Si Petit Sept savait si bien la raconter, c’est peut-être parce qu’il était le seul enfant à ne pas y croire. Curieux comme une fouine et vif d’esprit, il s’était fait depuis longtemps sa propre version de leur naissance. Une version beaucoup plus conforme à la réalité.
Une réalité beaucoup moins poétique.
La réalité des machines bourdonnantes dans les grandes salles blanches du sous-sol. La réalité des câbles électriques, des bacs en inox et des éprouvettes méticuleusement alignées sur les étagères en fer émaillé. La réalité des formules chimiques en guise de formules magiques et des centrifugeuses en guise de berceuses.
Oui, les sept enfants étaient bien nés dans des tubes. Ou plutôt, dans des bocaux en forme d’aquarium, percés d’innombrables tuyaux de toutes tailles.
Mais la comparaison s’arrêtait là.
La "Machine-de-Lumière" avait plutôt l’air d’un moteur de camion qu’on aurait installé dans une salle d’opération chirurgicale. Quant au feu d’artifice, il se limitait au clignotement des moniteurs et des diodes fichés un peu partout sur les murs et sur les pupitres. Enfin, la conception des enfants avait pris beaucoup plus de temps qu’un seul soir sur le toit de l’immeuble. Dix mois, trois semaines et un jour, pour être précis.
Une durée plus longue qu’une gestation naturelle, certes ; mais le résultat en valait la peine. Le Docteur avait privilégié la qualité à la rapidité, ce qui lui avait permis d’obtenir ces sept pousses en parfaite santé physique et mentale.
Oh, sept clones, ce n'était pas une prouesse inédite ! Mais sept clones de cet âge, sains de corps et d'esprit, c’était un record ! Et un record qui n’était pas près d’être battu. Dans un laboratoire rival, neuf petits garçons au génome identique venaient de mourir alors qu’ils n’avaient même pas atteint leur troisième anniversaire. Leur brutale dégénérescence avait été filmée par une chaîne de télévision qui avait obtenu un contrat d'exclusivité avec ce laboratoire. On n'aurait pu faire pire publicité !
L'événement avait viré au scandale national. Dans une réaction « très démagogique » (en reprenant les propres mots du Docteur), l’Assemblée Morale avait immédiatement durci la loi 2055-31 qui encadrait les pratiques de clonage.
Les temps étaient durs, très durs. La Loi aussi. Le clonage industriel était dorénavant un crime passible de prémort. Aussi connu sous le nom de semi-exécution, ce châtiment consistait à détruire le cerveau des condamnés tout en gardant leurs corps en vie. Une manière éthiquement acceptable de contourner les Commandements divins ("Tu ne tueras point"), ainsi qu'une aubaine pour le Ministère de la Salubrité en manque d’organes frais destinée aux besoins médicaux des Citoyens Supérieurs.
*
Le Docteur était paniqué à l’idée d’être découvert par les autorités.
Le lendemain de l’amendement de la loi 2055-31 par les Gardiens de la Morale, il fit venir l’Infirmière dans son bureau et lui demanda de refermer la porte derrière elle. Il ne voulait surtout pas que les trois autres employés de la petite clinique l'entendent (et encore moins les enfants clones).
— Nous devons nous débarrasser d’eux, commença-t-il sans préambule.
Comme l’Infirmière ne réagissait pas, il ajouta :
— Les clones. Il faut les faire disparaître au plus vite !
— Quoi ? Les faire… Oh non ! On ne peut pas faire une chose pareille ! Ce sont des enfants ! s’écria la femme scandalisée.
— Laissez-moi finir. Je crois que vous ne réalisez pas la gravité de la situation. À tout moment, nous pouvons être arrêtés et exécutés, le laboratoire brûlé et les clones, euh, les enfants, atomisés, purifiés, ou Dieu seul sait quoi ! J’avais prévu d'annoncer bientôt aux Médias que nous avions résolu le problème de dégénérescence des clones industriels. Après ça, plus personne ne nous aurait causé d’ennui. Nous aurions même reçu une récompense de l’État ! Songez aux applications militaires de notre protocole, à la main-d’œuvre bon marché, aux….
Le Docteur s'arrêta, le regard perdu dans le vague, comme s'il voyait son rêve s'évanouir devant lui. Il reprit :
— Enfin voilà, il y a cette stupide loi. Un mois, et notre vie changeait ! Plus question de garder la moindre trace de nos expériences ici. Moi non plus je ne veux pas détruire, euh, euthanasier les enfants. Je compte les abandonner quelque part dans la Ceinture Industrielle.
— Ce qui reviendrait à les laisser mourir ! s’indigna l’Infirmière.
— Non, non, ils pourraient rencontrer des gens… comme eux et survivre dans la clandestinité. J’ai entendu des histoires là-dessus.
— Moi aussi, j’en ai entendu des histoires, toutes plus horribles les unes que les autres.
— Écoutez. Avant la fin de la semaine nous risquons la visite de la Milice. Êtes-vous prête à mourir pour ces enfants ?
L’Infirmière garda le silence. Le Docteur avait raison, comme toujours. C’était la seule voie de salut pour eux-mêmes comme pour les enfants. Elle sentit naître en elle une profonde détresse devant tant d’injustice.
*
Petit Sept, comme nous l’avons vu, était perspicace et très curieux de nature.
Son vrai nom était PO-7, alias Projet O-7. Ses frères se nommaient PO-1, PO-2 et ainsi de suite. Ils étaient identifiés ainsi dans la documentation technique de la clinique. Et le Docteur ne les appelait pas autrement.
C'est l'Infirmière qui leur avait donné des vrais noms, malgré l'avis de son patron qui voulait éviter toute forme d'attachement aux enfants.
Par exemple, elle appelait PO-1 Paul, PO-2 Pierre, PO-3 Patrick et cetera. Seul PO-7 avait un drôle de surnom : Petit Sept. Les numéros avaient été attribués arbitrairement, les enfants étant tous arrivés "à maturation" en même temps... sauf Petit Sept, en retard d'une journée en dépit des efforts du Docteur.
Autre source d’étonnement pour le scientifique, ce clone différait très légèrement de ses frères. Un pouce de moins à huit ans, des yeux plus verts. Et surtout, année après année, il s'était montré nettement plus intelligent que les autres. Le Docteur avait fini par se méfier de lui.
C’était réciproque. Petit Sept ne faisait pas confiance au vieux scientifique, un être peu sensible qui se bornait à considérer les sept garçons comme des expériences de laboratoire.
Le petit clone avait donc décidé d'espionner le savant avec son radio-transmetteur miniature. Il avait bricolé cet appareil à ses heures perdues dans l'atelier mis à la disposition des enfants pour stimuler leur développement intellectuel. Le récepteur avait la taille d'une oreillette que l'enfant dissimulait dans sa peluche.
Le soir où le Docteur expliqua à l'Infirmière qu'ils allaient se débarrasser des enfants, Petit Sept pleura longtemps et resta caché sous ses couvertures, malgré les demandes pressantes de ses frères qui voulaient une histoire avant de s’endormir.
*
La nuit venue, il se leva sans bruit et monta dans le laboratoire baigné par une faible lueur qui provenait de l'extérieur.
Tout était silencieux. Petit Sept escalada une machine puis se hissa près de l’unique lucarne qui donnait sur les toits métalliques.
La clinique était nichée dans une mer de hangars. Il pleuvait doucement, dehors, une pluie fine qui sentait la rouille et le gasoil. Au loin, au-delà de la zone industrielle, brillaient les tours de la Grande Ville. Les projecteurs des spatiodromes perçaient les fumées qui formaient une chape immobile au-dessus de la cité.
La nuit n'était jamais noire. Et quand il faisait jour, les nuages n'étaient jamais blancs.
Petit Sept ne connaissait rien d'autre que ce ciel plombé, étouffant, mais pour lui cela n'avait guère d'importance. Sa vie entière se résumait aux profondeurs de la clinique clandestine et, au petit matin, on allait les emmener loin de leur foyer, quelque part dans cet horizon sombre fait de brumes et de chaos.
*
Les enfants sautèrent de joie quand le Docteur leur annonça qu’ils allaient faire une promenade à l'extérieur, tous ensemble ! « Pour fêter vos huit ans avec une semaine d’avance », leur raconta le savant. L'Infirmière elle-même était si émue qu’elle semblait sur le point de pleurer.
Un tatouage sur leur poignet gauche permettait de différencier les enfants les uns des autres. Cependant, pour rendre les choses plus faciles encore pour tout le monde, l'Infirmière avait pris l'habitude de les vêtir de façon distincte. Au grand bonheur des petits clones, elle leur avait même tricoté des bonnets de laine aux couleurs de leurs "tubes de naissance" ; la promenade allait leur donner l'occasion de les porter.
Les enfants étaient tous excités à l'idée de voir enfin la Grande Ville. Ils grimpèrent en piaillant dans le van électrique du Docteur à qui il ne manquait que la casquette de chauffeur pour compléter le tableau. Seul Petit Sept, coiffé de son bonnet gris-souris, ne disait rien. L'Infirmière détournait systématiquement les yeux quand il cherchait son regard.
Les faces collées aux vitres teintées, les enfants firent des « Oh! » et des « Ah! » à peine le véhicule avait-il franchi le portail de la cour. Pour la première fois de leur vie, ils étaient en dehors du bâtiment.
Sur au moins cinq cents mètres, ils ne virent pas âme qui vive. Rien que des entrepôts bruns aux vitres cassées, aux murs couverts de graffiti agressifs, ainsi que quelques véhicules de construction garés çà et là.
Ils finirent par croiser une première voiture, un bolide bleu métallisé. Puis une deuxième, puis une troisième. À chaque occasion les enfants poussèrent des cris de ravissement. Le docteur, agacé, finit par leur intimer le silence.
Après une demi-heure de route, la déception pouvait se lire sur les jeunes visages.
Le van électrique s'était d’abord engagé sur des boulevards bruyants et encombrés de camions sales qui bouchaient la vue aux enfants, avant d’emprunter des rues plus calmes mais toutes semblables les unes aux autres, c’est-à-dire grises, sinistres et désertes.
Malgré tous ses efforts pour mémoriser le chemin, Petit Sept perdit le décompte des bifurcations après le trentième carrefour. La Grande Ville, si c’était bien elle, avait quelque chose de menaçant, d’impersonnel. Les petits clones avaient déjà hâte de retrouver la chaleur familière de leur dortoir.
*
Les enfants commençaient à piquer du nez quand le véhicule s’arrêta enfin près d'un canal reflétant les torchères des raffineries qui se dressaient, lugubres, non loin de là.
Le Docteur se retourna vers eux, un sourire forcé aux lèvres.
— Allons, les enfants. Tout le monde descend. On va joueur à un jeu !
Comme personne ne bougeait, il chuchota quelque chose à l'Infirmière qui n'avait pas prononcé un mot de tout le voyage. Elle renifla bruyamment, puis elle fit coulisser la porte et sortit du van.
— Venez ! Ne perdons pas de temps, lança-t-elle d'une voix apathique que les enfants ne lui connaissaient pas.
Les petits clones, effrayés, s'exécutèrent sans broncher. Il tombait toujours le même crachin glacé, les nuances gris sur gris du ciel avaient cédé la place à un gris jaunâtre uniforme.
— Avec le Docteur vous allez vous cacher dans le bâtiment que vous voyez, là-bas.
Elle montra vaguement la masse luisante d’une usine au bout de la route goudronnée. La tête basse, les enfants suivirent le vieil homme qui jetait des regards inquiets à la ronde et consultait fréquemment son omniphone. Petit Sept resta à la traîne, les mains dans les poches.
*
Bientôt le petit groupe pénétra dans un hangar si vaste qu'on n'en voyait pas le fond. Loin au-dessus d'eux, le vent soufflait à travers des dizaines de poutrelles dont les extrémités se perdaient dans le noir.
Le Docteur leur demanda alors de s'accroupir derrière une machine pleine de cambouis et d'attendre sagement son retour. Il n'en avait pas pour longtemps, cela faisait partie du jeu.
— Mais avant, PO-7, tu vas me confier l'appareil que tu caches sous ton manteau. Mon omniphone a détecté ses interférences. Ce serait de la triche, ajouta-t-il d'un air faussement jovial.
D'une main tremblante, Petit Sept lui tendit son mini émetteur-récepteur. Sept paires d’yeux le fixaient.
— C'est mieux ainsi, croyez-moi, leur dit en s'éloignant celui qu'ils considéraient comme leur père.
Dans un silence complet, les enfants le regardèrent disparaître dans les ombres de l'usine. Petit Sept hésita à le suivre dans le dédale. C'était peut-être un piège. Il devait prendre une décision, et vite !
Il choisit de retourner au véhicule.
— Suivez-moi, souffla-t-il à ses frères.
Les six enfants se levèrent sans hésiter. Petit Sept était à la fois leur petit et leur grand frère.
Ils revinrent sur leurs pas en trottant jusqu'au bord du canal.
Le van avait disparu.
"L'Infirmière a fait le tour de l'usine pour récupérer le Docteur", comprit un peu tard Petit Sept.
— Ils se sont cachés ! s'exclama Paul en tapant dans ses mains.
Tandis que les autres clones trouvaient ça amusant et retrouvaient de la voix, Petit Sept scruta attentivement la bretelle d'autoroute qu'on apercevait entre deux silos géants couverts de peinture écaillée.
— Retournons dans les bâtiments, leur dit-il après quelques minutes.
Il venait de voir le van jaune du docteur filer à toute allure vers... mais vers où ? Petit Sept avait trop compté sur sa radio. Ils étaient maintenant perdus dans un désert de béton et de ferraille, à l'autre bout de l'univers.
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