2. Le Chien

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Les sept enfants retournèrent à l'usine désaffectée. Là, ils se blottirent à l’abri du froid au fond d’une fosse huileuse jonchée de cartons.

Le soir était tombé sans que le Docteur ou l’Infirmière ne se montrent.

Petit Sept avait convaincu ses frères qu’il s’agissait d’un jeu très difficile, mais que la récompense serait à la hauteur de l’épreuve.

Ils eurent évidemment beaucoup de mal à s’endormir, frissonnant à la fois de froid et de peur.

Des créatures au museau pointu couraient dans les ombres, furetaient ou couinaient à quelques pas des frères tétanisés, tandis que des grincements métalliques se mêlaient aux gémissements du vent qui s’engouffrait par les brèches de la toiture.

Au milieu de la nuit, alors que les autres enfants avaient fini par trouver le sommeil, Petit Sept sentit une présence penchée au-dessus de la fosse. Il leva la tête et vit un homme de très grande taille, les yeux brillant dans l’obscurité et qui les tenait en joue avec une espèce de fusil renifleur.

Le petit clone poussa un cri qui réveilla ses frères. Ces derniers hurlèrent à leur tour.

En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, d’autres hommes surgirent et plongèrent dans la fosse pour se saisir des enfants terrorisés.

Des lumières aveuglantes furent braquées sur eux. On leur attacha les mains sans tarder, puis on les emmena en file indienne à travers un labyrinthe de machines, de cuves et de tunnels. Les pleurs cessèrent faute de larmes.

Tétanisés par la peur, abrutis de fatigue, les petits clones ne remarquèrent pas qu’ils descendaient toujours plus bas, par des passages de plus en plus étroits.

Petit Sept retrouva ses esprits avant les autres. Il constata que leurs ravisseurs étaient tous tatoués et accoutrés de façon guerrière. Certains avaient des yeux artificiels, d’autres étaient dotés d’armes greffées à même leurs bras. Hommes ou femmes, jeunes ou vieux... l'enfant n'aurait su dire avec certitude. Il se garda bien de leur adresser la parole.

*

Ils marchèrent ou plutôt trébuchèrent de longues heures avant de déboucher dans une grande salle assez éclairée pour qu’on en devine les limites, des alcôves séparées par des piliers colossaux. Dans chacun des renfoncements brillaient des yeux hostiles.

Au beau milieu de la salle trônait le chien le plus terrible qu’on ait vu de mémoire d’homme.

La bête était énorme, tout en muscles et en crocs. Ses yeux étaient deux fentes minuscules sur une tête à peine plus large que son cou de taureau. Il émanait d'elle une puissance maléfique.

Les enfants furent traînés sans douceur devant sa majesté le Chien. Ils n’étaient même plus capables de trembler.

Ils tressaillirent pourtant lorsqu’une voix caverneuse, comme amplifiée, résonna autour d’eux.

— Tiens, tiens, tiens… mais en voilà de beaux clones !

Petit Sept osa fixer l’animal monstrueux. Il remarqua alors l’appareil que ce dernier portait à son collier de cuir. C’était un synthétiseur vocal.

— Que font ces enfants dans mon royaume en pleine nuit ? Et d’où viennent-ils ? aboya le Chien.

D’une voix d'abord chevrotante, puis de plus en plus assurée, Petit Sept raconta ce qui leur était arrivé.

Son récit eut l’air d’intéresser grandement le Chien qui donna des ordres brefs pour qu’on apporte des sièges, des couvertures et de la nourriture chaude pour les enfants.

Puis l’animal géant s’adressa à Petit Sept.

— Sais-tu, Petit Clone, que j’ai vu ton docteur rôder par ici il y a plusieurs jours ? Selon toute vraisemblance, il aura pris peur en apprenant les nouvelles lois… Quelle tristesse, et quel gâchis !

Le Chien partit alors dans un discours plein d’amertume sur la fourberie des hommes.

Petit Sept s’enhardit à l’interrompre pour lui demander comment un animal comme lui pouvait parler. Le Chien garda le silence quelques instants, avant de reprendre d’une voix sourde :

— Voyez-vous, Petits Clones, nous sommes de la même famille, vous et moi. De la famille des victimes de la science. La science mauvaise au service de l’État vampire, la science hypocrite qui est incapable de guérir les pires maux de l’humanité... mais peut mettre le cerveau d’un homme dans le corps d’un bull terrier hypertrophié !

Le Chien leur raconta comment jadis, alors qu’il était un soldat d’élite, il avait décidé de déserter l’armée, écœuré par ce qu’il voyait sur les champs de bataille.

Arrêté et condamné pour trahison, on l’avait recyclé en cobaye de laboratoire. Son cerveau avait été transplanté dans le corps d’un chien génétiquement modifié pour la guerre. On lui avait fourni un synthétiseur de voix pour qu’il puisse décrire ses impressions aux scientifiques et faire ses rapports de mission aux militaires.

Il était maintenu sous haute surveillance, d’abord à cause du danger qu’il représentait, mais aussi parce que cette expérience ne devait pas s’ébruiter avant d’avoir prouvé son utilité pour la sécurité nationale.

Un jour, au cours d’un entraînement dans un camp en plein air, un gardien trop confiant avait fait l’erreur de lui ôter le collier de douleur qui le maintenait captif. Le Chien l’avait aussitôt tué avant de prendre la fuite.

Depuis lors, il vivait au cœur du quartier industriel à l’abandon, avec une bande de hors-la-loi qui s’était constituée peu à peu autour de lui. Il était devenu une légende dans les milieux clandestins.

Ses yeux brillaient d’un feu mauvais quand il conclut :

— Et, voyez-vous, je ne suis pas ce qu’on appelle un gentil, surtout après ce qui m’est arrivé. Mais comme vous êtes, comme moi, les victimes d’un crime horrible, je vais vous aider tout en tirant profit de votre situation.

Il leur parla alors du Marché aux enfants, un marché officieux où les gens riches et souvent officiels venaient acheter des enfants – pour les adopter, du moins l’espérait-on.

— Votre problème, mes braves clones, n’en est plus un si vous êtes séparés. Vous devenez alors des enfants ordinaires, gronda le Chien avant de rajouter : demain, mes hommes vous emmèneront à ce marché. Bonne chance à vous, petits frères.

Jaillissant de l’ombre, des gaillards armés jusqu’aux dents relevèrent les enfants épuisés et les conduisirent dans une pièce où des matelas et des couvertures avaient été disposés. Les petits clones sombrèrent rapidement dans un sommeil sans rêves.

*

Le reste de la nuit passa trop vite pour les enfants exténués.

À peine réveillés par trois hommes à la mine sévère, ils durent encore marcher dans l’aube grisonnante jusqu’à une décharge où les attendait un authentique fourgon fonctionnant à l’essence – si Petit Sept identifiait bien la puanteur atroce qui émanait de l’engin.

On les fit monter à l’arrière où le confort était plutôt limité : une seule fenêtre noircie à la peinture et un banc en bois dur sur lequel les enfants se serrèrent.

Ils furent ensuite secoués pendant une heure au moins, ce qui ne les empêcha pas de s’endormir. Même Petit Sept se permit de somnoler, bercé par le bruit du moteur. Son imagination l’emmena sur les routes de campagne ensoleillées que l’Infirmière évoquait souvent, une petite ferme nichée dans un vallon où elle avait grandi et qui était, selon elle, un…

La porte latérale coulissa brusquement. Un homme leur cria de sortir. Les enfants s’extirpèrent un à un du fourgon et se retrouvèrent dans un stationnement souterrain rempli de véhicules alignés sur des centaines de rangées. Une forte odeur de désinfectant leur picota les narines.

— Bienvenue au Marché du Bonheur, les mômes ! leur lança celui qui semblait être le chef des hommes, un barbu aux lunettes rouges.

— Je croyais que c’était le Marché aux enfants, fit remarquer Petit Sept.

— Le Marché aux enfants? Non, c’est pas son vrai nom. Mais c’est caché quequ’part dans l’Marché du Bonheur. Tous les bourges de la ville viennent s’amuser et s’ faire plumer dans ce souk.

En prononçant ces derniers mots il cracha par terre et changea de ton :

— Allez, maintenant vous la fermez et vous nous suivez.

La petite troupe hétéroclite d’enfants clonés et de truands tatoués s’engouffra dans un ascenseur tout près du fourgon. Le chef de la bande composa un code et l’ascenseur s’ébranla silencieusement.

Ils montèrent, montèrent, et montèrent encore. Des chiffres clignotaient tout autour d’eux.

Soudain la porte s’ouvrit en carillonnant. Les enfants furent poussés sur un promontoire qui dominait un immense hall rempli de merveilles.

Ils en restèrent bouche bée. Une orgie de couleurs s’étalait triomphalement à perte de vue, tandis qu’une musique entraînante semblait jaillir de partout à la fois. Ils s'avancèrent pour mieux voir ce spectacle sorti tout droit de leurs rêves les plus fous.

Des gens par milliers flânaient d’un niveau à l’autre en empruntant des passerelles aussi graciles que les serpentins d'un alambic en verre, ou des ascenseurs transparents fusant dans tous les sens ; des ballons géants transportaient des enfants rouges d’excitation sous le regard attendri de leurs parents, trente mètres plus bas ; des écrans géants diffusaient de beaux reportages sur les raids nucléaires positifs menés contre les états voyous qui pullulaient sur la planète, chaque ogive étant sponsorisée par une grande marque.

Et surtout, il y a avait des boutiques à profusion ! Aux vitrines décorées de façon exubérante, lumineuses, clinquantes, et qui s’étalaient à l’infini partout où le regard pouvait se poser.

Par pitié, ou par fierté, le barbu laissa les petits clones s’enivrer quelques minutes de la vision magique qui s’offrait à eux. Puis il les ramena à la réalité:

— C’est pas pour vous, tout ça. Enfin, un jour p’têt’ bien, si vous êtes adoptés par des bourges. On continue.

Longeant le promontoire vitré, ils ne croisèrent que des gens pressés qui leur accordèrent à peine un regard.

Ils pénétrèrent ensuite dans un vestibule où des cerbères à la tenue impeccable les fouillèrent de la tête aux pieds avant de les laisser s’asseoir sur des canapés recouverts de véritable fourrure de panda.

On leur demanda d'attendre.

Enfin, un homme très gros, coiffé d’un cône doré et portant une barbiche tressée de fils d’argent les reçut dans son bureau à la décoration médiévale de pacotille.

— Par le Saint Krach Boursier, en voilà de la chair fraîche ! s’exclama-t-il en voyant entrer les sept frères.

Il se leva et tâta les enfants intimidés. Il voulut ensuite discuter tarifs avec l’homme aux lunettes rouges. Ce dernier coupa court au marchandage en rappelant que le Chien avait déjà fixé son prix. Le gros bonhomme sembla réfléchir.

— Marché conclu, alors. Je n’aurai aucun mal à les écouler, finit-il par dire.

Il serra la main aux hommes du Chien qui s’en allèrent sans un regard pour les enfants.

Les petits clones furent enfermés dans une pièce petite mais confortable.

Des coupelles de cristal pleines de bonbons étaient disposées sur une table basse. Les enfants affamés se précipitèrent sur ce semblant de repas, mais Petit Sept les en dissuada, leur déclarant que l’Infirmière ne serait pas contente quand elle l'apprendrait.

Un peu plus tard un homme vint chercher l’un des clones, choisi apparemment au hasard.

Ses frères n’eurent pas le temps de dire adieu à PO-6, alias Pascal.

À peine quinze minutes s’étaient-elles écoulées que la porte s’ouvrait de nouveau et qu’une femme survoltée faisait irruption dans la pièce. Elle était accompagnée de Pascal et du marchand obèse qui semblait très contrarié.

— Je le savais ! De vrais clones ! Je vous les achète tous, ma boîte de production paiera ! s’exclama-t-elle en voyant les six autres frères.

Sans rien comprendre à ce qu’il leur arrivait, les enfants se retrouvèrent de nouveau dans une voiture.

Cependant, c’était très différent cette fois : le véhicule était beaucoup plus moderne, de couleur rouge sang, avec des ailerons chromés et des sièges moelleux. Et surtout, ils étaient maintenant en compagnie d'une femme de belle allure qui sentait bon le parfum, un peu comme l’Infirmière.

Les choses s’amélioraient enfin pour eux. Ils allaient peut-être passer la prochaine nuit dans leur dortoir !

*

La femme était au volant. Elle parlait sans arrêt mais ne semblait pas s’adresser aux enfants en particulier. Petit Sept comprit qu’elle causait à son téléphone intégré au tableau de bord et qu’en réalité elle ne conduisait pas vraiment, la voiture ayant l’air de se piloter toute seule.

Il reconstitua ce qui s’était passé grâce au flot de paroles de leur nouvelle ravisseuse.

La femme parfumée, apparemment "productrice et animatrice d’une émission", était venue au Marché pour y faire un reportage sur les réseaux de trafic d’enfants.

Le marchand, croyant qu’elle était une cliente potentielle, lui avait montré Pascal.

La femme avait déjà fait une enquête sur le clonage. Elle avait aussitôt identifié le discret tatouage sur le poignet de l’enfant comme celui d’un clone, sixième d’une fournée de sept.

À force d’arguments et de menaces, elle avait obligé le marchand à lui montrer les autres enfants, avant de lui proposer un prix de gros pour l'ensemble. Le bonhomme au cône doré n’avait pas discuté. La fouineuse n'aurait pas hésité à le dénoncer.

Toujours aussi observateur, Petit Sept avait vu la femme composer sur le tableau de bord une longue série de chiffres. Elle avait ensuite prononcé à voix haute le nom de leur destination. Ils se rendaient aux « Studios de la chaîne de télévision O.G.R. »

*

Les studios ressemblaient à un château fort au cœur de la Grande Ville, la vraie, avec ses tours de six cents mètres, ses hologrammes projetés dans les airs et ses miliciens qui patrouillaient pour arrêter ceux qui ne portaient pas le badge de Citoyen Supérieur.

Il fallait mériter le droit de parcourir le centre-ville opulent et propre. Apparemment, la voiture de la dame émettait un signal qui l’identifiait comme un véhicule autorisé. Elle avait ainsi accès à de larges voies express qui surplombaient d’autres avenues congestionnées par les Citoyens Ordinaires Normalisés, les C.O.N.

Les portes du château s’ouvrirent automatiquement pour les laisser passer et se refermèrent aussitôt derrière eux.

Au moment de sortir de la voiture, la femme se tourna vers les clones et leur lança :

— Au fait, mon nom est Mercuria Gool et je vais faire de vous des hyperstars !

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