Humain

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- Si vous le voulez bien Colonel Ulrich, nous pouvons passer à table.

Je m'efforce d'être la plus polie possible, de lui offrir des ronds de jambes et des courbettes. Tout pourvu que ça soulage ma mère. Le Commandant ne me regarde plus avec cet air triste dans les yeux et cela m'enlève le poids présent dans ma poitrine depuis le début de la journée. Heureusement parce que, assise en face de lui je n'aurais certainement pas pu supporter de le voir ainsi. Alors que les discussions battent leur plein, le Commandant Ludwig m'entreprend.

- Comment se porte votre frère ?

Je le regarde, mi étonnée de sa question, mi méfiante.

- Je doute que les états d'âme de mon frère vous intéresse vraiment.

Il a un petit sourire triste au coin des lèvres.

- Detrompez-vous Fraulein.

Je ne sais pas si je dois le croire, mais la bienséance me pousse à lui répondre.

- Et bien les conditions sont difficile là bas, au front. Il souffre du froid, du mauvais temps et de l'ennuie. Bien évidemment il a peur. Il a peur des obus, du no man's land, et de la mort.

Il ne me quitte pas un seul instant des yeux, pendant que je fais mine de trier mes pommes de terre du bout de ma fourchette. Quand je lève les yeux sur lui, il doit se rendre compte que ce qu'il fait est malaisant car il détourne son regard.

- Il fait parti de quel régiment ?

- 106e régiment d'infanterie. Il hoche doucement la tête. Le reste du repas se fait sous les rires allemands, maman et moi ne comprenons rien et le Commandant, lui, garde le silence, pensif.

Ils sont tous couchés, mais moi je ne parviens pas à trouver le sommeil. Je me tourne et me retourne sans cesse. Je me lève donc, m'habille et descends dans la bibliothèque pour lire un livre. La pièce à été complètement transformée. Les meubles de lecture et d'étude ne sont plus à leur place. Des chevalets couverts de cartes, entre autre,ont rempli la pièce. Je m'arrête sur l'une d'entre elle, piquée de petits drapeau et de ficelles. Je caresse la carte du bout des doigts même si je ne comprends pas vraiment ce que je regarde. Je sais que mon frère et mon père sont quelque part par là. Où êtes vous donc?

- Fraulein ?

Je me retourne d'un bond. Assis dans un fauteuil poussé là, dans un coin sombre de la pièce, le Commandant Ludwig me regarde puis se lève.

- Je suis juste descendue chercher un livre.

- On dirait que ce sont plutôt les cartes qui vous intéressent.

Je n'aurais jamais du descendre et je commence à me demander si je ne ferais pas mieux de remonter en toute hâte.

- Vous n'arrivez pas à dormir?

Je me contente de faire un signe de tête.

- Pourquoi?

Sa question me trouble. Il y a tellement de raisons qui font que je ne parviens pas à trouver le sommeil que je me demande laquelle est la plus importante.

- Peut être parce que j'ai peur?

Il pousse un profond soupire.

- Nous avons tous peur. Nous ignorons où tout cela va nous mener. Nous avons tous laissé derrière nous quelqu'un que nous aimons.

Je pense à ce qu'il m'a dit ce matin même.

- Une soeur...

Son visage s'attriste.

- Oui, une soeur.

Mais qu'est ce que je suis en train de faire. Le Commandant est un ennemi, et je suis en train de fraterniser avec lui. Comme s'il lisait dans mes pensées il ajoute :

- Une fois l'uniforme enlevé, que reste-t-il au bout du compte? De simples humains, manipulés par plus puissant qu'eux. Ont-ils envie de faire la guerre? Pour certains d'entre eux c'est le cas. Mais pour beaucoup ils le font parce qu'on ne leur a pas laissé le choix. Savez-vous ce qui arrivent aux couards Fraulein ?

Je deglutis avec peine et souffle tout bas:

- Ils sont exécutés.

- C'est ça...Ils sont fusillés par ce que la peur a eu raison d'eux. Nous ne sommes que des humains, que nous soyons français ou allemands.

Il attend quelque instant avant de s'en aller, me laissant à mes réflexions.

Ce matin, ce sont des hurlements qui me réveillent accompagnés d'un chant dur. Lorsque je sors je vois avec horreur qu'ils chantent l'hymne national allemand en vénération pour le drapeau pavoisant sur notre ferme. Intérieurement je me promets que je ne les laisserais pas faire. Le Commandant Ludwig l'a lui même dit hier soir: certaines personnes aiment faire la guerre, et le Colonel Ulrich en fait partie. Je croise le regard de ce dernier qui hausse un sourcil. Je rentre, plus en colère que jamais. On ne pose pas de drapeau sur ma maison, jamais. Une fois la colère quelque peu dissipée, j'entreprends d'arroser mon potager. Certaines feuilles sont jaunies et les plantes semblent mourir. Je ne comprends pas pourquoi, je les arrose soigneusement deux fois par jour. Je reste devant mes plants, dépitée. Un groupe de jeunes soldats ricanent dans mon dos. Si les cerveaux pouvaient se cultiver en terre, je n'hesiterais pas à leur mettre la tête dedans.

Je me lance dans la confection de savons, nous n'en avons presque plus et il diminue à une vitesse folle. Il me manque de la résine. Aussi, je prends mon vélo pour aller en acheter au village. La distance n'est pas très longue, mais le soleil est accablant, je regrette de ne pas avoir emmené de chapeau pour me couvrir.

     Je sors de la droguerie avec juste ce qu'il me faut, même si à mes yeux cela a coûté bien trop cher. Un jeune garçon me bouscule en me mettant dans les mains un feuillet plié en deux. Je le regarde s'enfuir. A peine le papier ouvert je le referme aussitôt. Je n'ai pas vraiment eu le temps de voir ce qu'il y avait dessus mais une chose est sûr, ce garçon n'aimerait pas être pris avec ces papiers dans la main. Je contourne la fontaine, ma résine sous le bras, pour m'enfoncer sans le cimetière derrière l'église. Je m'agenouille près d'une tombe en guise d'alibi et déplie la feuille. On y voit un Allemand, toutes dents dehors en train de dévorer une femme encore vivante portant dans sa main le drapeau français. Je réprime un frisson. Je ne sais pas quoi faire de ce fusiller bien trop encombrant. Je ne peux tout de même pas le ramener chez moi, ce serait bien trop dangereux. Aussi je la plie en quatre avant de la glisser sous une pierre non loin de là. Lorsque j'attache mon paquet à l'arrière de mon vélo mes mains tremblent. Je ne parviens pas à à calmer les battements effrénés de mon coeur.

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