Mei-Mei
L’horloge allait sonner midi et la fermeture de la banque. Le rectangle rouge qui affichait le prochain client se trainait d’arriver jusqu’à mon numéro. L’aiguille des secondes écrasait les brindilles du temps autant que mes espoirs. Je songeais à tout le chemin qu’il me faudrait à nouveau parcourir, le ventre vide, pour patienter jusqu’à la réouverture. Végéter deux heures dans ce centre-ville hostile, où cinq boutiques se chevauchaient pour vendre des contrefaçons de chaussures, n’entrait pas dans mes projets à court terme.
La danse du pendule hypnotisait mes sens, si bien que j’eus besoin de plusieurs minutes avant de remarquer la Chinoise, d’un certain âge, qui agitait ses mains devant mon visage. Ses dents bataillaient pour figurer en première place sur une bouche pourtant large, surplombée d’un rouge à lèvres grossier. Elle affichait un sourire franc et articulait avec soin :
— Salut, tu es perdu ?
Mon cerveau traitait l’information sur un rythme funéraire. Elle me parlait bien en français, teinté d’un fort accent, mais compréhensible. Mêlé de surprise et de gêne, je ne trouvais rien d’autre à répondre que la vérité.
— J’attends mon numéro.
Presque comme un gosse, je dévoilais le précieux sésame. Elle consulta sa montre et leva un doigt ridé en direction de l’horloge.
— Il est midi, la banque ferme jusqu’à quatorze heures. C’est la pause déjeuner.
Je m’en doutais, cependant l’entendre enfonçait un peu plus le clou de ma détresse. J’allais ramasser mes affaires pour quitter le bâtiment lorsqu’elle me saisit le bras.
— Attends ! Tu peux venir chez moi si tu veux. Mon mari est français, c’est pour ça que je le parle un peu. Je vais te donner à manger, ne t’inquiète pas.
On conseille toujours aux enfants de ne jamais suivre les étrangers dans la rue, surtout en contrepartie de délicieux bonbons dans une camionnette. Toutefois, aussi singulier que cela puisse paraitre, je ne ressentais aucune peur vis-à-vis de cette femme. C’était ma première semaine en Chine, l’une de mes premières interactions avec le pays, et ma conscience avait jugé bon de garder sous silence l’alarme de notre sixième sens, siège de la prudence.
J’ai acquiescé et l’ai suivie à travers les larges rues de la place principale de Lüshun. Chaque week-end, un troupeau de A Yi[1] dansait sur ce rond-point aménagé qui accueillait, entre autres, des décorations saisonnières, telles qu’un gigantesque sapin pour Noël ou des banderoles rouges pour le Nouvel An lunaire.
Ma nouvelle protectrice, Mei-Mei, me poussa dans un bus, dont le ticket ne coûtait qu’un yuan (environ dix centimes, bien loin de nos euros français pour un trajet en région parisienne !). La quinquagénaire conservait une poigne ferme pour ne pas me perdre dans la foule. Vous ne pouvez pas vous rendre compte de la densité de population du pays sans rester cloitré dans les transports en commun avec une masse de Chinois collés contre vous.
Par chance, le trajet fut de courte durée, et notre route se poursuivit à travers une forêt de bétons incolores et ternes, aussi accueillante qu’une cage d’escalier de banlieue. Après une marche interminable, j’entrai enfin dans la maison de Mei-Mei, semblable aux habitations coréennes que j’avais pu fréquenter : vétuste, étroite, et pourtant chaleureuse, pleine de vie. Elle me présenta à sa fille de quinze ans et à son fils, encore en primaire, puis m’installa à la table de sa cuisine.
Ma branche introvertie me hurlait de quitter l’endroit, malpoli que j’étais d’abuser de la bienveillance des gens. Pénétrer chez des inconnus pour profiter de leur soupe ne figurait pas dans mes principes. J’avais déjà assez de peine à gérer ma gêne lorsqu’il s’agissait de mes proches. D’une manière générale, je ne me sens jamais légitime pour une invitation. Ainsi, même si la peur ne pétrifiait pas mes os, mon cœur tambourinait sous le malaise.
Mei-Mei ne possédait pas une vision aussi négative de la réalité et se contentait d’apporter plats et couverts sur une minuscule table de jardin. Les dangers s’accumulaient dans mon esprit, alimentés par nos médias traditionnels : empoisonnement, drogue, kidnapping, commerce d’organes. Avais-je effectué le bon choix en débarquant dans cet appartement, à mille lieues de mon université ? Qui était Mei-Mei, derrière ses sourires qui pouvaient accueillir des places de parking ? À quel prix se vendait le foie d’un Blanc sur les marchés ?
Le fumet de son ragoût et les plaintes de mon estomac balayèrent les nuages noirs du doute en un instant. Elle m’enjoignit de déguster ses préparations et je m’exécutai tel un bon élève. Les chances que Mei-Mei soit une tueuse en série restaient minces ; la brave dame semblait si ravi de rencontrer un ressortissant français qu’elle me raconta les aventures de son mari, resté dans le sud de la France. Elle alla même jusqu’à l’appeler afin que je puisse discuter avec lui de ma situation, persuadée que celui-ci accepterait de me dépanner.
J’échangeai donc quelques mots avec un homme, connu ni d’Adam ni d’Eve, à l’autre bout du monde, et lui expliquai brièvement qui j’étais et ce que je faisais. Après des années à rester plutôt pudique sur les réseaux sociaux, je déballais mon CV face à un inconnu.
Mei-Mei me ramena à la banque la panse pleine, et je récupérai un nouveau numéro. Elle me confia son WeChat[2] et me demanda de promettre de lui donner des nouvelles.
— N’hésite pas si tu as des problèmes en chinois, je t’aiderai.
J’étais tiraillé entre être reconnaissant d’avoir rencontré une personne aussi gentille et l’inquiétude de ses intentions réelles. Je ne pouvais me permettre d’accorder ma confiance à n’importe qui.
À vrai dire, je n’ai jamais gardé de contact avec cette dame. Quelques mois après, elle m’envoya d’étranges messages, jusqu’à des photos de gâteaux en forme de cœur. La discussion devenait trop intrusive selon moi et je coupai les ponts.
L’employée de banque était revenue, je lui présentai mon billet, expliquai ma situation en anglais puis indiqua le numéro de mon transfert Western Union. L’expression grave de mon interlocutrice enterra tous mes espoirs : la transaction n’avait pas fonctionné.
[1] 阿姨 = Tante (nom donné aux femmes d’âge mûr, équivalent féminin de Shushu)
[2] Application de messagerie massivement utilisée en Chine, également utilisée comme moyen de paiement (WeChat Pay) via un code QR
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