Chapitre I : Cruels souvenirs
Lorsqu'on vit en Yhujal, le Petit Monde, on peut s'imaginer que Rhulvas fait le double, voir le triple de sa taille. Un royaume nommé le Vaste Monde ne peut que dépasser tous les rêves des habitants de son petit frère. Chaque personne vivant en Yhujal qui ne s'est jamais rendue dans le royaume voisin voit Rhulvas comme un ensemble incroyable d'inombrables villes peuplées d'espèces très différentes, parfois ennemies et voisines, parfois alliées et si loin. Ils imaginent des collines et des forêts à perte de vue, des cités aussi hautes que des montagnes, une faune et une flore inexpliquables... Quand on en vient à penser à tout cela, c'est qu'on se préoccupe de ce royaume plus que du sien. On est perdu, on cherche un nouveau foyer, mais on se sent trop petit et ridicule pour vivre dans ce si vaste monde...
C'était ce que ressentait Ihlo, une profonde appréhension, une légère panique, et un soupçon d'envie. Sa mère était morte deux mois plus tôt, d'une maladie aussi rare qu'incurable et mortelle. Cette souffrance avait eu raison d'elle, malgré toute l'énergie que la gnome avait mise dans son combat contre ce fléau qu'on appelait tehüril, en Yuhjal. Ihlo pouvait revoir les doux yeux verts de sa génitrice, plongés dans les siens. Ceux de sa mère étaient étrangement secs malgré toutes les larmes de douleur qu'elle avait versé. Ihlo pouvait encore entendre sa respiration sifflante, puis son dernier souffle, profond, qui s'était échappé par une fenêtre ouverte, et qui était monté dans les nuages rejoindre les autres âmes perdues. Depuis cet acte déchirant, qui avait plongé la jeune gnome dans un deuil sombre et dans de longues étapes de réflexion, Ihlo avait décidé de partir pour un long voyage, et quitter le Petit Monde, où les souvenirs de son enfance insouciante aux côtés de sa mère étaient encore trop présents. Ce serait un long parcours, un voyage rythmé, elle l'espérait, et peut-être une occasion de s'évader loin de son passé.
Des derniers mots de sa mère, Ihlo s'en souvenait comme si cela s'était passé la veille. La gnome malade avait posé une de ses petites mains sur celles de sa fille, et avait mimé un vague sourire, le mieux qu'elle puisse faire en étant tordue par la douleur, et avait prononcé lentement, mais avec une fermeté qui avait déconcerté Ihlo : « Souviens-toi, ma fille, que toujours tu seras moquée et injuriée pour deux raisons : tu es une femme, et tu es une gnome. Souviens-toi de la haine, de l'hilarité des gens face à toi, souviens-toi de ces phrases blessantes qu'ils te diront sans doute, et tu comprendras que, peu importe ce que diront les autres, tu pourras devenir. Tu es une guerrière, tu vivras. » Puis elle avait fermé les yeux, doucement, et son esprit avait quitté son corps.
Il y avait une lourde vérité dans ces propos ; les gnomes n'avaient jamais été appréciés dans les deux royaumes. Cousins des nains, ils ne vivaient cependant pas dans de grands palais taillés sur ou à l'intérieur des cavernes et des montagnes, mais dans des sortes de terriers, ou de petites maisons octogonales faites de terre et de bois. Les gnomes et les nains étaient sensiblement semblables, physiquement, même si les gnomes étaient des êtres moins corpulents, moins poilus et moins attirés par l'or et les bijoux, ainsi que par le travail manuel. Ihlo avait lu beaucoup de livres, durant sa jeunesse, et aucun des auteurs de ses épopées favorites n'était un gnome. Les passages évoquant ce peuple de petite taille étaient souvent limités à de courts paragraphes aux descriptions précises et acerbes. La jeune femme avait même trouvé un manuscrit sur chaque peuple, et l'écrivain, un homme plutôt fier de sa personne, à en lire sa biographie en premières pages, avait surnommé les gnomes « bâtards des nains ». Mais pourquoi tant de haine était portée à l'égard de son peuple ? Pourquoi personne n'appréciait les gnomes, alors que la plupart n'étaient que d'humbles bûcherons ou fermiers aux revenus respectables ? Tant de questions qui perturbaient Ihlo au plus haut point, et auxquelles personne n'avait daigné répondre. Les phrases de sa mère la rongeaient de l'intérieur depuis deux mois. Mais Ihlo avait prit sa décision : elle irait en Rhulvas.
Une autre raison, qu'elle ne voulait pas admettre, la poussait à marcher vers les frontières pour rejoindre le Vaste Monde ; son père, un guerrier et pourtant un gnome, les avait abandonnées, sa mère et elle, alors qu'elle n'était qu'une petite enfant pas plus lourde qu'une grosse orange. A ce que sa génitrice lui avait expliqué, c'était un homme plein de fantaisie et de courage, qui pourtant n'avait pas bien pris l'arrivée d'Ihlo dans sa vie, et qui avait abandonné sa femme et sa fille pour partir en Rhulvas, découvrir le plus grand des deux royaumes et enfin vivre la trépidante aventure qui rythmait ses songes d'enfant. Depuis petite, cette même envie de découverte et de péripéties animait Ihlo, et sa mère avait toujours dit qu'elle venait de lui. Ihlo revoyait les yeux de sa mère, lorsqu'elle parlait de son mari qui l'avait laissée jeune maman sans repères ; ils étaient chargés de larmes, et pourtant aucune d'entre elles ne daignait sortir et couler contre ses joues roses. Ihlo voyait là de la douleur, du regret, et un éclair de colère. Elle comprenait cela, désormais, ce terrible sentiment d'abandon, puisque c'est ce qu'elle vivait depuis que sa mère était partie. Ihlo était désormais sans famille, à seulement dix-neuf années, et elle se sentait seule.
Seule, car jamais elle n'avait eu d'amis à qui se confier, de camarades avec qui s'amuser. Elle s'amusait parfois à taillader les troncs d'arbres morts à l'aide d'une branche taillée, pour mimer les coups qu'un vrai guerrier porterait à un ennemi, mais jamais cet ennemi ne s'était relevé en riant, et ne l'avait pourchassé dans la forêt durant des heures, par simple jeu. L'arbre n'avait pas bougé, n'avait même pas essuyé la sève dorée qui coulait de ses blessures. Et Ihlo éclatait en sanglots, martyrisée par sa solitude. Sa mère était son refuge, et aujourd'hui elle n'était plus là. Et elle ne reviendrait jamais.
Voilà pourquoi Ihlo voulait entreprendre ce périple jusqu'à Rhulvas, voilà pourquoi elle voulait quitter les terres dont elle était originaire. Tous ces souvenirs, ces ô combien cruels souvenirs, qui la torturaient de l'intérieur, elle voulait les oublier. Elle voulait vivre une merveilleuse aventure, accompagnée d'alliés, et ces alliés, jamais elle ne les trouverait en Yhujal. Le Vaste Monde, comme son nom l'indiquait, était vaste, et elle aurait forcément l'occasion de rencontrer quelqu'un, de découvrir la vraie liberté avec lui, et de ne pas se sentir moche, petite, et inutile. Elle ne serait plus seule. C'était tout ce qu'elle voulait.
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