Durlinsbach, le vendredi 20 mars 1654

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La vieille Huguette Mattler activait le pas. Et cet effort relevait de l’exploit vu ses soixante ans avancés et son organisme perclus de rhumatismes. Elle héla Albert Enderlin qui s’occupait de ses lapins. Il la vit lui faire des signes plus qu’il ne l’entendit, vu son audition défaillante. Il resta sur place à attendre qu’elle vienne le rejoindre. Huguette arriva, essoufflée et s’appuya sur son épaule.

— Mais qu’est-ce qu’i’t-arrive pauvre Huguette, t’as vu le diable ?

Un rictus traversa son visage.

— Ne dit pas ça malheureux, le diable il est venu.

— Mais de quoi tu parles ?

— Un grand malheur… oui un grand malheur.

Elle cherchait encore son souffle à moins que ce ne soit ses idées.

Il lui prit le bras.

— Bon, viens t’asseoir à l’intérieur, il fait froid là, allez viens.

Il l’aida à rejoindre sa masure et la tint par le bras pour qu’elle franchise le seuil sans accident. Il avança une des deux seules chaises de la maison et il s’assit en face d’elle sur la deuxième.

— Bon calme toi et raconte. Attends, je relance le feu.

— J’ai croisé, mâtiné, le bourgmestre et ses deux adjoints. J’ai vu à leurs figures qu’il y avait une catastrophe. Ils revenaient du moulin.

Elle marqua une pause pour respirer profondément.

— Qu’est ce qui passe, j’ai dit. Ah ma pauvre Huguette qu’a répondu le père Hirn, c’est terrible, une horreur.

Soit Huguette avait le sens du théâtral soit, elle devait retrouver son souffle. Toujours est-il qu’elle marqua de nouveau une pause et ses yeux se perdirent dans le vague. Elle sembla reprendre ses esprits.

— Ils revenaient du moulin, y a eu un massacre qu’i’m’on dit.

— Vas-y, dis-moi.

— Toute la famille massacrée qu’i paraît. Du sang partout, même le petit Joseph. Tu t’rends compte ! c’te gamin avait quoi, cinq ans.

Un silence de plomb tomba dans la pièce, le temps pour les deux interlocuteurs de prendre pleinement conscience de la terrible réalité. Le père Enderlin respira bruyamment.

— Mais pourquoi, enfin, et qui…

— Pour eux c’est le commis, le Viktor.

— Le jeune Viktor ! mais non, ce gamin. Je ne comprends pas.

— Il aurait pris de l’argent. Tu sais, Henri venait de rentrer le paiement de sa dernière monture. Il devait porter tout ça à Altkirch aujourd’hui.

Albert se tenait la tête à deux mains.

— Mais on ne tue pas des enfants pour de l’argent.

— Peut-être qu’y avait pas qu’ça.

— Tu crois

— Paraît que le Henri le traitait mal.

— Mais même, tuer le petit Joseph. Non, non…

Ils se turent et restèrent encore silencieux un long moment.

Durant le reste de la matinée, la terrible nouvelle des événements se répandit dans Durlinsbach comme une troupe d’oie cacardant à travers la bassecour. Albert Enderlin se rendit devant la mairie du village où une foule grossissait d’heure en heure. Il arriva au moment où le bailli d’Altkirch et trois hommes armés entraient dans la mairie. Un long murmure accompagna leur passage alors qu’ils fendaient la foule.

— Paraît que les murs étaient rouges de sang, commenta une voisine d’Albert.

— C’est vrai et même jusqu’en haut, renchérit un autre. Un vrai massacre. Le tueur c’est acharné sur ces pauvres gens. C’est pas normal.

— Moi, j’vous l’dis c’est pas un tueur, c’est pas un humain, affirma une vieille au visage encore plus ridé qu’une pomme rainette en plein hiver.

— Comment ça, demanda Albert.

Elle se pencha vers lui et lui prit le bras. Elle baissa la voix.

— D’r Däifel, c’est vrai, c’est lui.

— On dit que c’est Viktor, le commis, avança prudemment Albert.

— C’est possible, mais ce n’était pas lui, c’était le Diable qui l’a poussé, il a été possédé.

Une jeune femme s’approcha.

— On dit que leurs têtes ont été coupées en mise entre les jambes. Qui d’autre que le diable pour faire ça ?

La vieille se crut obligée de surenchérir.

— Les corps ont été disposés en croix au milieu de l’atelier et autour il y avait les signes dessinés au sol. Et le vieil Antoine i’dit qu’il a vu quelque chose sur le toit du moulin, cette nuit.

La rumeur courut au milieu de la foule.

— La malédiction de la sorcière, j’vous l’dis. C’est elle qui a fait ce pacte avec le diable, le village est maudit. Souvenez-vous de cette pauvre Lisette qu’on a retrouvée étranglée et abusée dans le fossé près du moulin. Elle avait la tête complètement de travers.

— Et les deux enfants Specker qu’ont disparus au bord de la roue du moulin. On ne les a jamais revus, compléta un autre.

— Le Diable j’vous dis, tança la vieille en levant le doigt… le Diable, finit-elle en roulant des yeux

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