Durlinsbach, jeudi 10 septembre 2020
— Je ne sais pas pourquoi il nous a donné rendez-vous à l’auberge des deux clés, commenta Bruno.
Geneviève haussa les épaules.
— Oh tu sais, recevoir la police chez soi, ça la fout toujours mal. Beaucoup de personnes préfèrent éviter. Donc tu me confirmes bien qu’il était prof d’histoire-géo au collège de Ferrette ?
Bruno acquiesça. Ils roulèrent encore un petit quart d’heure avant de se garer devant l’auberge. Bruno fit signe à un homme assis en terrasse. Geneviève se remémora alors le portrait qu’en avait fait Léa Baysang. Il était assez ressemblant.
— Elle avait du talent cette gamine, dommage !
L’homme se leva pour les saluer et leur montra sa table. Geneviève se dit qu’avec sa carrure, elle l’aurait plutôt vu comme prof de sport que d’histoire. Une paire de lunettes lui ajoutait, toutefois, un air intello.
— Puis-je vous inviter à boire quelque chose ?
— Ce n’est pas très réglementaire, mais disons un café, répondit Geneviève.
— Pour moi aussi, compléta Bruno.
Ils prirent place autour de la table. Julia apparut ; elle marqua un temps d’arrêt avant d’arriver à la table. Elle resta immobile à les regarder.
— Trois cafés s’il te plaît, Julia, lui demanda-t-il.
Elle tourna les talons sans dire un mot.
— Cette fille semble très perturbée depuis la disparition de sa « locataire », pensa Geneviève.
Serge Ketterlé la tira de ses réflexions.
— Alors, dites-moi, en quoi je peux vous être utile ?
Geneviève fit signe à Bruno.
— Eh bien monsieur Ketterlé, comme je vous l’ai demandé au téléphone, nous aimerions que vous nous parliez de cette soi-disant malédiction qui traîne autour de ce moulin. C’est madame Hafner qui m’a dit que vous pourriez nous renseigner.
Il s’esclaffa.
— Ah, la vieille Maria ! Oui, bien sûr, elle aussi s’intéresse un peu au sujet.
Il se recula sur son siège.
— Je veux bien vous parler de cela, mais c’est une longue histoire, une très longue histoire même et je ne sais pas de combien temps vous disposez.
— Disons qu’un résumé nous suffira, intervint Geneviève.
Julia arriva à cet instant avec les trois cafés. Elle les servit et repartit toujours en silence. Geneviève la suivit des yeux.
— L’histoire commence en 1589, reprit le professeur d’histoire. Le 25 avril, exactement. Ce jour-là a lieu l’exécution d’Anne Weiss, pour sorcellerie. Elle avait été jugée quinze jours plus tôt. C’était la propriétaire du moulin. Avant d’être étranglée sur le bûcher, elle a jeté une malédiction sur le village de Durlinsbach…
— Les sorcières étaient brûlées vives, je croyais, l’interrompit Bruno.
— Il y a eu très vite une mesure de clémence qui s’est associée à ces peines et on garrottait les condamnées avant de mettre le feu.
— Et cette malédiction alors ? demanda Geneviève.
Il se rapprocha de la table.
— Oui et bien, vous savez, ces procès en sorcellerie étaient la plupart du temps des règlements de compte ou des moyens de s’approprier les biens d’autrui. On pouvait se retrouver accusé de sorcellerie sur une simple dénonciation, d’un voisin par exemple. Il est essentiel de comprendre que cette époque était profondément imprégnée de religion, jusqu’à l’obscurantisme et la peur du diable était réelle.
— Et c’était confortable pour l’église et les dirigeants de ces époques de maintenir le peuple dans cet asservissement, compléta Geneviève.
Serge Ketterlé lui sourit.
— Vous avez tout à fait raison. Pour en revenir à notre affaire. Cette pauvre Maria Weiss s’est retrouvée accusée sans aucune raison, c’était évident. Elle n’était pas aimée et sa fonction de meunière lui conférait une place sociale privilégiée, car elle gérait aussi la vente des farines, partie essentielle de l’alimentation. Pour compléter le tout, elle était veuve et ne s’était pas remariée. Elle était propriétaire du moulin et possédait des terres. Tous ces éléments suscitaient des animosités et des convoitises et il est clair que sa dénonciation résultait d’une volonté de se débarrasser d’elle.
Il finit sa tasse de café, Geneviève l’imita.
— Et c’était aussi simple que ça, demanda Bruno. Suffisant pour l’envoyer au bûcher.
— Oh ! il y avait un procès en bonne et due forme, du moins… pour l’époque. Une sorte de jury populaire constitué de paysans analphabètes, imbibés par les superstitions et souvent bornés. Et puis, si l’accusée persistait à nier, alors intervenait la question, la torture. Non, croyez-moi, peu en échappaient.
Un silence s’installa.
— Elles étaient victimes de la misogynie. C’était clairement une guerre contre les femmes, affirma Geneviève.
Le prof soupira.
— Oui, assurément, quatre-vingt-dix pour cent des accusés pour sorcellerie étaient des femmes. Plusieurs milliers rien qu’en Alsace. Tout cela explique la malédiction jetée par Anne Weiss sur le village. Après sa mort, ses biens ont été récupérés en partie par l’état qui se servait largement et ensuite par des habitants du village. Elle avait eu une fille qui s’est mariée avec un gars du village. Ils ont été obligés de partir.
— Mais alors, qu’est-ce qui a nourri cette malédiction ? demanda Geneviève.
Il leva les bras.
— Le moulin a été le siège de divers faits divers, si l’on peut dire. Crimes, morts suspects et inexpliqués. Brefs, de nombreux drames comme il en arrive couramment et rien ne permet de dire que c’était plus souvent au moulin qu’ailleurs, mais la superstition…
— Mais ça persiste de nos jours quand même, murmura Geneviève.
Il haussa les épaules.
— Non, vous savez, ça entretient le folklore et ça apporte un petit attrait au moulin, rien de plus. Mais si vous voulez approfondir, vous pouvez aller au musée sundgauvien à Altkirch. Il y a beaucoup de documents.
Elle soupira.
— Pour le moment, ça ira, je crois que l’on a appris beaucoup de choses. N’est-ce pas Bruno ?
— Heu oui… sûrement.
Il semblait perdu dans ses pensées. Ils se levèrent et remercièrent leur interlocuteur. Sur la route du retour, Bruno Zimmermann restait silencieux. Geneviève rompit le silence.
— Alors Bruno ? satisfait de ce que tu as appris ?
— Tout ça est très impressionnant quand même et vous savez, de mon côté, je me suis renseigné sur la sorcellerie. C’est très documenté.
Cette remarque la laissa pour le moins perplexe. Visiblement, c’était un sujet sérieux pour le brigadier. Elle le regarda.
— Mais ça t’intéresse jusqu’où Bruno ?
Il poussa un profond soupir et hésitait clairement à répondre.
— Je pense… qu’il y a un fond de vérité, voilà.
— Pour toi la sorcellerie existe, enfin je veux dire dans sa manifestation surnaturelle ? Parce que je sais bien que les adeptes de la sorcellerie ne manquent pas.
— Je comprends votre réticence, mais bon, admettons que ce ne soient que des croyances infondées, soit. Comme vous dites, il y a beaucoup d’adeptes, alors pourquoi ne pas penser que Léa Baysang a été victime de ce genre de pratique ?
Balle au centre ! une fois de plus, Bruno revenait à un constat réel et il avait raison. Geneviève décida de questionner plus tard son brigadier sur ses véritables croyances et après tout c’était personnel, mais en attendant, elle allait bien devoir étudier l’importance de la sorcellerie de nos jours.
— Crois-tu qu’il faille se pencher sur les mouvements sataniques où je ne sais quoi encore ?
Bruno haussa les épaules.
— Franchement… j’en sais rien.
— Bon en attendant, moi j’ai de la paperasse qui m’attend pour le reste de l’après-midi.
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