Saint-Louis, mardi 22 septembre 2020

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En voyant Julia Ruetsch entrer dans son bureau, Geneviève perçut immédiatement son anxiété. Elle avait demandé à Sébastien de l’accompagner dans cet interrogatoire, non sans lui avoir recommandé de faire preuve du maximum de tact.

— Vous me connaissez, lui avait-il rétorqué.

— Justement, oui.

C’était une boutade, car elle avait totalement foi dans son professionnalisme. Ils avaient préparé cet entretien en glanant des renseignements sur la transidentité. Ils savaient qu’ils allaient avoir devant eux une personnalité fragile qu’il faudrait ménager tout en l’amenant à dire la vérité.

— Bonjour, mademoiselle Ruetsch, je vous en prie, asseyez-vous.

Elle s'installa du bout des fesses.

— Je vous ai fait venir pour essayer d’éclaircir certains éléments de la vie de Léa Baysang.

Ses yeux s’agrandirent ; elle balbutia.

— Oui, mais je ne vois pas ce que je pourrai vous en dire.

Geneviève constata le désarroi qui s’emparait d’elle.

— Je voudrais parler de sa scolarité au collège de Ferrette.

Julia s’agita sur sa chaise, elle serra ses deux mains entre ses genoux. Geneviève lui laissa le temps de se préparer, mais elle était sûre qu’elle avait déjà compris la tournure de l’entretien.

— Vous étiez bien scolarisée en même temps qu’elle ?

Ses lèvres tremblaient, elle semblait prête à pleurer. Geneviève prit une voix douce, avança ses bras sur le bureau, pour se reprocher d’elle.

— Mademoiselle Ruetsch, nous n’avons eu aucun mal à découvrir votre problème d’identité et ce n’est pas le sujet de cette convocation. Ce qui nous intéresse c’est de comprendre ce qu’il s’est passé entre vous au collège à cette époque. On nous a parlé de harcèlement scolaire.

Elle se recula dans son fauteuil, elle comprenait qu’il faudrait la laisser se préparer pour répondre. Julia renifla, elle avait du mal à contenir ses larmes. Elle releva enfin la tête, les yeux brillants.

— J’avais treize ans et j’étais de plus en plus mal dans mon corps. En fait, depuis toute petite, je savais que j’étais une fille et non un garçon.

Geneviève comprit ce à quoi, elle faisait allusion. Cette certitude se retrouvait chez toutes les personnes concernées par la transidentité, quel que soit le sexe.

— J’étais au début de mon adolescence et je ressentais déjà violemment le désir de changer de sexe. Il est évident que ça se voyait dans mon comportement, mes gestes, ma façon de parler. Une des filles de la classe s’est très vite acharnée sur moi, me traitant de… pédé, de faux homme… enfin plein d’horreurs de ce genre.

Maintenant, les larmes coulaient en continu le long de ses joues. Geneviève la laissa se reprendre.

— Et puis deux autres filles se sont jointes à elle pour me harceler, reprit-elle avec une haine dans le regard. Ma vie est devenue un enfer.

— Parmi ces filles, il y avait Léa Baysang, n’est-ce pas ?

Julia se contenta de hocher la tête.

— Oui, c’est devenu la pire des trois. J’étais arrivé à un point où je ne pouvais plus retourner au collège. Il y a eu une réunion chez le principal.

Elle les regarda avec des yeux désespérés qui touchèrent Geneviève.

— Ça a été l’horreur, je me suis retrouvée face à elles. Je me suis sentie humiliée, je me suis enfuie.

Elle était incapable de continuer.

— Je comprends, murmura Geneviève en lui donnant des mouchoirs en papier.

— Voulez-vous que nous fassions une pause ? un café, un verre d’eau ?

— Un verre d’eau oui, je veux bien, dit-elle entre deux sanglots.

Geneviève fit un signe à Sébastien qui sortit. Elle se leva.

— Je suis bien consciente de la pénibilité de cet entretien, mais nous avons une affaire de meurtre à résoudre.

Elle avait sciemment prononcé le mot meurtre pour la tester. Elle décela un affaissement des épaules et Julia se prit la tête entre les mains, puis elle se tourna brusquement vers elle.

— Mais je ne l’ai pas tuée, cria-t-elle.

Sébastien entra au même moment, regardant Geneviève avec interrogation.

— Je n’ai pas dit ça, mademoiselle Ruetsch.

Chacun reprit sa place, Geneviève la laissa boire tranquillement. Elle comprenait qu’elle n’avait pas fini avec son histoire, il fallait la laisser continuer. Julia s’était ressaisie.

— J’ai eu, heureusement une grande chance, c’est d’avoir des parents qui ont tout compris.

Sa voix se cassa. Geneviève se rappela qu’elle les avait perdus tous les deux, dans un accident de voiture.

— Ils m’ont retirée du collège et ont mis en place un enseignement à domicile. Ils ont accepté que je commence un traitement hormonal, car ma puberté semblait précoce et je ne supportais plus mon changement de corps. Quand j’ai atteint dix-huit, ils ont financé la chirurgie. Cela a demandé un an et demi. Pendant cette période je ne me suis quasiment pas montrée en public.

Un silence pesant envahit la pièce. Geneviève laissa s’écouler un moment avant de reprendre.

— Je voudrais maintenant que nous revenions à Léa Baysang. Vous l’avez donc reconnue lorsqu’elle s’est présentée au moulin ?

Julia baissa les yeux.

— Oui, tout de suite, murmura-t-elle.

— Je suppose qu’elle ne vous a pas reconnue.

Julia fit simplement non de la tête.

— Et vous vous êtes comportée comme si de rien n'était ?

L’intéressée resta silencieuse, le regard toujours baissé.

— Si vous voulez, ce qui me gêne, c’est que vous vous êtes comportée comme si vous ne la connaissiez pas. Surtout lorsqu’elle a disparu et que les recherches ont commencé.

Elle restait toujours silencieuse, les larmes réapparurent.

— Mademoiselle Ruetsch ? nous ne pouvons nous contenter de ça, il faut vous expliquer.

Devant son mutisme Geneviève fit un signe à Sébastien.

— Bien ! nous allons vous laisser réfléchir un instant.

Elle demanda à Thomas de venir dans le bureau et ils sortirent. Ils se dirigèrent vers la machine à café. Geneviève se cala les reins contre la table et regarda son lieutenant.

— Alors, qu’est-ce t’en penses ?

Il fit couler un premier café.

— J’avoue que je n’en sais rien, dit-il en lui tendant la tasse. J’ai beaucoup de mal à voir une meurtrière chez cette fille.

Geneviève soupira.

— Moi aussi, mais il est évident qu’elle cache quelque chose.

— Là, je suis d’accord.

Ils se regardèrent.

— La garde à vue ? demanda-t-il

Elle haussa les épaules.

— J’aimerais éviter. C’est quelqu’un de très fragile, tu vois bien.

— Mouais.

Ils finirent leurs tasses en silence, puis regagnèrent le bureau. En se rasseyant, Geneviève constata que Julia semblait s’être reprise.

— Alors, mademoiselle Ruetsch, qu’avez-vous à nous dire ?

Elle inspira fortement.

— C’est vrai que les mauvais souvenirs sont remontés tout de suite et que je me suis rendu compte que je lui en voulais encore beaucoup, mais voilà… c’est tout.

— Pourquoi ne pas nous avoir dit que vous la connaissiez ?

Elle se redressa.

— Parce que vous croyez que c’est facile de parler de tout ça ?

— C’est tout ?

— Oui, finit-elle en se refermant de nouveau dans son mutisme.

Geneviève se recula dans son fauteuil avec un profond soupir. Elle regarda Sébastien qui hocha la tête.

— Mademoiselle Julia Ruetsch, je vous signifie à partir de cet instant que vous êtes en garde à vue, vous avez le droit d’appeler un avocat et de passer un coup de téléphone. Si vous désirez un médecin, nous en ferons venir un.

Sébastien sortit pour appeler Thomas. Julia les regarda tour à tour, l’air affolé.

— Mais pourquoi ? non… vous ne pouvez pas.

Elle restait assise. Geneviève s’approcha.

— Julia, s’il vous plaît.

Elle dévisagea Thomas et, lentement, se leva et le suivit. Tous les regards les suivirent pendant qu’ils traversaient la grande pièce. Geneviève regarda Sébastien.

— C’est ce qu’il fallait faire, lui dit-il.

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