Village-neuf, dimanche 18 octobre 2020

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Geneviève et Bernard restaient silencieux face à face, avec leurs tasses de café.

— J’ai entendu Victor pleurer un peu vers six heures ce matin, il avait sans doute un petit creux, dit-elle avec un léger sourire.

— Elle lui donne encore le sein ?

— Visiblement, oui.

Bernard se tourna vers la pendule.

— Bientôt dix heures, on les réveille ?

Geneviève soupira.

— Non, ils n’ont pas eu une nuit comme ça depuis très longtemps, laissons-les. J’ai dit à Chloé et Mathieu de venir pour une heure, on a le temps.

— En attendant, au boulot, conclut Bernard en se levant.

Geneviève était en train d’arranger la grande table du séjour lorsqu’elle vit Julien, les cheveux hirsutes et le regard encore assez embrumé.

— Il est quelle heure, demanda-t-il en se grattant le crâne.

— Oh, pas tard, onze heures !

— Ah ! et Cathy dort toujours. Bon il faut réveiller ce petit monde et préparer le repas de Victor.

— C’est prêt, il n’y a qu’à réchauffer.

Geneviève et Bernard se laissèrent envoûter par la scène de Cathy, installée dans leur cuisine, nourrissant tendrement leur petit-fils. Geneviève constata que les traits de Cathy s’étaient accentués. Son visage semblait marqué. C’est sûr que la vie en prison associée à la maternité lui avait sans doute demandé beaucoup d’énergie. Sa silhouette s’était un peu alourdie. Cette jeune mère de famille attentionnée auprès de son enfant était désormais bien éloignée de la jeune femme désespérée qu’elle était venue interpellée debout devant la tombe de sa grand-mère. C’était il y a un an et demi déjà ou seulement, elle ne savait pas trop. En tout cas cet événement lui semblait maintenant très lointain. Bernard se ressaisit le premier et il alla vérifier la cuisson de sa pintade. Julien entra dans la cuisine et embrassa tendrement la mère et l’enfant. Cathy lui tendit Victor.

— Allez, à mon tour d’aller à la douche.

Victor afficha un sourire radieux en disant « papa ».

— Nous n’avons pas encore cette chance qu’il nous appelle mamy ou papy, dit Geneviève avec une moue.

Bernard éclata de rire.

— De toute façon, avoue que tu as du mal à te considérer grand-mère.

— Mais pas du tout ! bon, je vais finir de préparer la table.

Chloé et Mathieu se présentèrent, cachés derrière un énorme bouquet, comme à leur habitude. Ils embrassèrent rapidement les parents pour se lancer dans de chaleureuses retrouvailles entre frères et sœurs. Le petit Victor fut au centre de toutes les attentions. Geneviève ne put s’empêcher de remarquer le regard particulier que Chloé posait sur l’enfant, tout en se caressant doucement le ventre. « Je vais être de plus en plus grand-mère, après tout », pensa-t-elle. Un sentiment de joie l’envahit, comme si une nouvelle page de sa vie s’ouvrait devant elle.

On passa rapidement à l’apéritif sous la pression de Bernard qui se souciait de la cuisson de sa pintade. Il montra une bouteille.

— Une bonne vendange tardive.

— De chez Sipp, bien sûr, compléta Mathieu non sans ironie.

— Exactement, lança Bernard en assurant le service.

— Je vais y aller doucement dit Cathy. Je n’ai plus l’habitude.

— Et toi Chloé, jus de fruit, lâcha Bernard avec un grand sourire.

Julien, mais surtout Cathy, furent assaillis de mille questions de la part de Mathieu et Chloé. Cette dernière lui demanda, entre autres, quelques conseils sur ce qui l’attendait. Bernard dut insister pour que toute la famille prenne place à table. La tourte au saumon et poireau fut rapidement dévorée. Geneviève remarqua que Cathy avait conservé son appétit légendaire et ne fit pas l’impasse sur le riesling qui l’accompagnait. Lorsque la pintade aux fruits de saison fut servie, elle reçut une véritable ovation, et il n’en resta pas une miette.

Tout le monde se dirigea ensuite vers le salon pour faire une pause avant le dessert. Geneviève aperçut Julien en train de consulter sa montre. Il était vrai que l’après-midi avançait, et Cathy ne pouvait se permettre de rentrer en retard. Elle échangea un regard avec son mari pour lui faire signe.

— Allez un bon crémant et je vous sers la tarte aux pommes, lança-t-il.

L’échéance de l’heure devait s’imposer pour tout le monde. Chloé lança la conversation sur la prison avec précaution.

— Et Victor, comment il s’adapte… là-bas, murmura-t-elle.

— Bien pour le moment, répondit Cathy avec franchise. Il connaît bientôt toutes mes codétenues, ce sont presque des tatas, finit-elle en riant.

Geneviève espérait que l’enthousiasme de Cathy fut sincère. Elle y pensait de plus en plus. Dans six mois, de toute façon, elle ne pourra plus garder Victor en prison et leur vie à tous allaient changer ; elle s’organisera beaucoup plus autour du petit-fils. Il faudra aider Julien et maintenir le maximum de contacts avec Cathy.

— Je le trouve très sociable, continua Cathy. Et alors, tout récemment, il s’est très rapidement attaché à une jeune femme qui a fait un passage en préventive. Elle n’est restée qu’une dizaine de jours, mais ça lui a suffi pour qu’il ne la quitte plus. Je pense que ça l’a aidé la pauvre, car elle était extrêmement vulnérable. Je l’ai protégée.

Une fulgurance traversa l’esprit de Geneviève.

— Elle s’appelait Julia ?

Cathy sourit.

— Oui, elle m’a raconté son histoire. Et elle m’a parlé de vous — décidément, elle n’est pas encore prête à me tutoyer — avec beaucoup de respect.

— Elle t’a vraiment tout expliqué ?

— Oui, je sais que c’est une transgenre. La pauvre ! elle a eu jusqu’à maintenant une histoire difficile. Et maintenant, je crains fort que ça ne s’arrange pas.

— Elle a manqué de jugeotte quand même avec l’idée d’enlever cette fille. Je comprends bien le harcèlement qu’elle a dû subir au collège, mais quand même.

Devant l’évidence de l’incompréhension du reste de l’auditoire, Geneviève résuma l’histoire.

— Eh bien dis donc, souffla Chloé. Et alors cette histoire de diable dans ce moulin. On peut craindre en effet que dans ce village où on en est encore là, la vie d’une transsexuelle ne soit pas bien comprise, voire admise, même.

— C’est surprenant, c’est vrai, reprit Cathy. Elle m’a parlé de ce prof d’histoire qui semble totalement accaparé par ça. Il y croirait dur comme fer.

Geneviève ne put cacher sa surprise.

— Serge Ketterlé ? bizarre, quand on a discuté avec lui, il semblait au contraire, prendre tout ça avec beaucoup de recul.

— Ah ! ce serait depuis que sa femme est morte ensevelie par un mur de ce moulin qui s’est effondré sur elle. Enfin Julia n’en sait que ce qu’on lui a rapporté.

Julien leva la main.

— Passionnant tout ça, mais hélas, c’est la fin de la partie.

Il se tourna vers Cathy.

— Je sais, murmura-t-elle.

Pour la première fois, Geneviève devina une ombre qui obscurcit brièvement son regard. Les préparatifs furent rapides, comme si elle craignait de perdre le courage de partir. Les embrassades furent chaleureuses avec des sourires un peu forcés. Le reste de la famille resta encore attardé sur le perron, même après que la voiture de Julien eut disparu.

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