Saint-Louis, mardi 20 octobre 2020
Geneviève laissa Bruno accueillir Serge Ketterlé et le conduire dans une salle exiguë, sans autre lien avec l’extérieur qu’une caméra. Seul problème, du moins pour le moment, la procédure d’enregistrement d’interrogatoire n’était pas valide. Geneviève s’installa, avec Sébastien, devant deux écrans.
— Bonjour, monsieur Ketterlé, commença Bruno. J’aimerais revenir avec vous sur ces histoires de superstitions autour du moulin de Durlinsbach. Mes supérieurs m’ont demandé d’approfondir certains aspects pour notre enquête. Pour moi, c’est un angle qu’on ne peut pas écarter d’emblée. Vous en pensez quoi ?
Ketterlé, visiblement tendu, lança des regards nerveux autour de lui. Il ignorait encore pourquoi il était vraiment convoqué, et la méfiance se lisait dans chacun de ses gestes. Bruno allait devoir avancer avec prudence.
— On a déjà discuté de ça, non ? Vous étiez venu me voir à l’auberge. Ce ne sont que des histoires de village, des superstitions. Qu’est-ce que ça peut bien vous apporter ?
Bruno feignit l’hésitation.
— Vous avez raison, mais… un élément nouveau a émergé dans l’enquête. Nous avons un suspect. Et son comportement est… pour le moins, inhabituel.
— Gros coup de bluff, souffla Sébastien à Geneviève.
— Oui, mais ça se tente, approuva-t-elle avec un sourire. Après tout, on est hors procédure. Et ce n’est pas tout à fait un bluff, on a bien un suspect.
La réaction de Ketterlé ne se fit pas attendre : ses épaules se détendirent légèrement, et il se pencha vers Bruno, intrigué.
— Comment ça, inhabituel ?
— Il parle de possession… du Diable… ce genre de choses. Pour nous, c’est délicat. Si on prouve qu’il n’était pas en pleine possession de ses facultés, il pourrait faire preuve d’un manque de discernement.
— En gros, savoir s’il est fou.
— Disons plutôt… atteint d’un trouble psychiatrique.
Le regard de Ketterlé s’assombrit. Il se pencha en avant, croisant les bras sur la table.
— C’est un peu rapide de dire qu’une personne est déséquilibrée simplement parce qu’elle a des croyances.
Bruno baissa la voix, comme s’il partageait une confidence :
— Je suis d’accord. Personnellement, je suis croyant. Et je pense que le Diable existe, vous savez.
Ketterlé se figea, déstabilisé.
— De nos jours, on passe vite pour un fanatique ou un fou si on parle de ça… du Diable.
— Je le sais bien. En tant que policier, je vois la présence du mal partout, mais je garde ça pour moi.
— C’est évident. Le Diable n’a jamais été aussi présent, dit Ketterlé en baissant la voix.
Bruno laissa passer un silence.
— Selon vous, des lieux peuvent-ils être plus propices à la manifestation de ce genre de forces ? Comme… le moulin de Durlinsbach, par exemple ?
Le professeur d’histoire s’anima soudainement.
— Ce n’est pas tout à fait la même chose.
— Ah, expliquez-moi, alors.
— Là, on parle de sorcellerie. Les sorcières pactisent avec le Diable.
— Oui, je connais ces histoires.
— Celle de Durlinsbach a jeté un sort sur le village après qu’on l’a brûlée vive.
— Donc un pacte avec le Diable ?
— Exactement.
Bruno laissa planer un silence pesant. Geneviève échangea un regard avec Sébastien.
— Et vous avez payé le prix fort, finit-il par dire.
Ketterlé baissa les yeux. Un silence tendu s’installa.
— J’ai entendu parler de votre femme, ajouta Bruno.
Toujours rien. Bruno insista.
— C’est injuste. Pourquoi elle ?
Le professeur releva enfin la tête. Son regard était perdu, hanté.
— C’est ce lieu… il est maudit. Je n’aurais jamais dû accepter qu’on y aille. La malédiction frappe ceux qui s’en approchent.
— Le Diable, vous voulez dire ?
Un autre silence, plus pesant encore.
— Oui, murmura Ketterlé. Je l’ai vu. Juste avant.
Ses traits se crispèrent soudainement.
— Il riait… je l’ai vu… il riait !
Bruno le laissa digérer ses mots, attendant le moment propice pour relancer.
— Pas un jour ne passe sans que je pense à elle. Pas un jour sans que je revoie ce visage du Diable… ce rire horrible dans l’ombre du moulin.
Bruno se redressa légèrement.
— Et Léa Baysang, alors ? C’est encore la malédiction ?
Ketterlé s’agita.
— Non, pas du tout, elle est…
Geneviève et Sébastien retinrent leurs souffles. Bruno gardait le silence. Tous savaient déceler ces moments décisifs, où l’on pouvait basculer d’un côté ou de l’autre de la vérité. Le prof reprit.
— Elle est une descendante de la sorcière.
— Ah ! comment ça ?
— Je suis passionné de généalogie. Et lorsque je l’ai vue à Durlinsbach, je me suis souvenu d’elle au collège de Ferrette. Déjà à l’époque son nom m’avait intrigué, mais je n’étais pas encore là-dedans.
— Là-dedans ? l’interrompit Bruno.
Il fit un large mouvement du bras.
— Dans l’histoire de la sorcellerie, des sorts, tout ça.
— Et alors, Léa Baysang ?
Il eut une profonde inspiration.
— Elle est descendante indirecte de Anne Weiss, la sorcière brûlée à la fin du XVIe siècle. Elle est la toute dernière descendante.
— Et donc ?
Il se redressa.
— Et donc c’est tout, je n’en sais pas plus.
Geneviève ressentit un mélange de soulagement, car la tension retombait, mais aussi une réelle frustration. Elle se leva en regardant Sébastien.
— Bon, on aura essayé. On change d’approche.
Son lieutenant la regarda avec interrogation. Elle entra dans la pièce à la grande surprise de Serge Ketterlé.
— Monsieur Ketterlé, je vous signifie qu’à partir de cet instant vous êtes en garde à vue pour le meurtre de Léa Baysang. Nous allons procéder à une perquisition à votre domicile, vous nous accompagnez.
Bruno la regarda avec un air contrarié. Des policiers entrèrent et passèrent les menottes au prof d’histoire.
— Mais c’est n’importe quoi, lança-t-il, alors qu’ils l’emmenaient.
Elle regarda Bruno.
— Tu as a fait du super boulot. Tu l’as amené presque à l’aveu, mais il nous manque un élément. Je compte sur la perquise.
— J’aurais pu continuer, grommela-t-il.
— Ça a failli, mais maintenant, il faut lui mettre la pression. Et le temps est compté.
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