Chapitre 2

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J’avais pris toute l’après-midi qui avait suivi ma conversation avec Sam pour surveiller l’intérieur de l’appartement de ma cible via la minuscule caméra, équipée d’un micro que j’y avais plantée durant l’une de ses absences, et rattraper les heures de sommeil que je perdais trop souvent en filatures et surveillances nocturnes. Ainsi, je m’éveillai à cinq heures tapantes, d’excellente humeur, pour profiter d’une petite heure de course à pied en centre-ville malgré l’air vicié qui irritait mes poumons. Un arrêt dans une boulangerie plus tard, j’étais appuyée contre un muret, à quelques mètres du domicile de ma cible, en train de manger mon croissant, tout en relisant les informations principales une dernière fois.

Séraphin Cobb, Français de nationalité, fils du dieu Týr. Basé à Paris depuis treize ans, il avait suivi dans son enfance la formation militaire avancée commune aux Maisons æsir, un entraînement complet qui prenait en général une bonne quinzaine d’années, ce qui voulait dire qu’il devait en avoir plus de quarante au total. Curieuse, je remontai rapidement jusqu’à son âge, sur lequel je ne m’étais pas attardée jusque là. Cinquante-sept, effectivement.

Et, en cette demi-décennie d’existence, il était sorti vainqueur de toutes ses altercations avec ma famille. Quelques rares victimes lui étaient officiellement associées, mais aucun nom ne se détachait du reste à mes yeux, ce qui signifiait que c’étaient tous de petits agents, pas très puissants, qui avaient péri sous ses coups. Cela n’avait rien de très glorieux pour lui, mais clairement, il en avait tiré son assurance arrogante de la veille. J’étouffai un rire narquois, continuai à faire défiler les informations.

De par sa formation, c’était un combattant professionnel, avec un statut privilégié au sein de sa Maison, spécialisé dans les opérations conjointes. Je marquai un bref temps d’arrêt, pensive. Le « convaincre » de me suivre n’allait pas être facile, tout allait dépendre de ses armes. Ici, les informateurs de la Confrérie signalaient qu’il combattait souvent à l’ancienne, soit avec sa lance, soit avec une épée et un bouclier.

Pitié, qu’il n’utilise pas sa lance. Je détestais combattre des lances.

Un message en provenance de Sam masqua brièvement le document. J’esquissai un mince sourire satisfait. C’était le code pour activer le portail depuis mon emplacement. Je me le répétai deux ou trois fois dans ma tête pour le mémoriser, supprimai le message, poursuivis ma lecture en guettant discrètement le moindre signe d’une protection rapprochée.

Le portail de l’immeuble grinça en s’ouvrant et Séraphin sortit, mains dans les poches, dix minutes plus tôt que prévu. Les yeux rivés sur mon téléphone, je le laissai gagner quelques dizaines de mètres d’avance avant de m’engager à sa suite. Au lieu de mes habituelles lentilles, j’avais aujourd’hui choisi les lunettes de soleil. La confrontation était inévitable, et il savait à quelle Maison j’appartenais, cela n’avait donc aucun sens de continuer à dissimuler mes yeux.

Tout en le suivant, je le détaillai avec attention. Il mesurait environ un mètre soixante-seize, soit quelques centimètres de plus que moi, avec une carrure de militaire aguerri. Aucune trace d’armes de poing dans sa tenue de citadin, même si chez un demi-divin, cela ne voulait rien dire, une démarche régulière, rythmée, mais pas pressée ni nerveuse. Il était tranquille, assuré et confiant en ses capacités. Pourtant, j’étais certaine qu’il m’avait repérée, puisque je n’avais rien fait pour me dissimuler. Mes lèvres se retroussèrent en un sourire cynique quand je compris que ses certitudes l’avaient probablement poussé à passer sous silence ma présence auprès des siens.

En arrivant sur le pont de Neuilly, hurlant et fumant comme toujours en cette heure matinale où toutes les voitures se bousculaient pour gagner le moindre demi-mètre d’avance sur les autres, Séraphin pressa le pas. J’allongeai mes foulées pour calquer mon allure sur la sienne et le garder en vue, et nous marchâmes ainsi jusqu’au milieu du pont, lui perdu dans ses pensées, moi focalisée sur lui, la distance entre nous s’étendant progressivement. Assez paradoxalement, j’étais de moins en moins tendue à mesure que je sentais le bon moment approcher, que je découvrais que, malgré sa certitude d’être épié, il ne changeait pas ses vieilles habitudes. En général, j’aurais supposé qu’il cherchait à m’entraîner dans un piège, mais aujourd’hui, j’étais presque certaine que c’était juste son excès de confiance en lui.

Un soupçon d’amusement s’infiltra brièvement sous ma carapace de vigilance lorsqu’il tourna à droite, puis descendit tranquillement les marches qui menaient à un petit parc situé sur une île longiligne au milieu de la Seine. Il aurait dû profiter de son avantage, me tendre un guet-apens. Mais non, il se contentait de faire comme chaque jour, sans même chercher à rompre le schéma. Son assurance aveugle allait le perdre.

Un léger sourire aux lèvres, je demeurai campée quelques secondes en haut des escaliers, guettant d’éventuelles silhouettes qui n’auraient pas leur place sur les lieux. Mais, à part les coureurs matinaux, il n’y avait personne d’inhabituel. Rassérénée par ce constat, ainsi que par la végétation assez touffue en cette fin de printemps, qui empêchait la présence de snipers, je m’engageai à mon tour sur les marches grisâtres, constellées de mégots. Cette île était pour moi un petit paradis, le lieu parfait pour une embuscade.

Dans le calme qui régnait tout au bout de l’île, là où Séraphin s’asseyait tous les matins, les gravats qui crissaient sous mes pas l’alertèrent immédiatement de ma présence. Il broncha à peine, ne me regarda réellement que lorsque je me plantai en face de lui, bouchant sa vue sur la Seine presque étale. Un rictus narquois tordit son visage, une étincelle farouche s’alluma dans son regard.

— Bonjour ?

— Bonjour, répondis-je tout naturellement en français.

Ses sourcils droits se fléchirent vers le haut, je renvoyai d’une petite pression de l’index mes lunettes de soleil dans mon inventaire magique. Ses yeux d’acier liquide rencontrèrent les miens, turquoise lumineux. Choc des Maisons. Son sourire s’accentua, dévoilant une rangée de dents blanches qui contrastaient incroyablement avec sa peau sombre.

— Pas trop tôt… marmotta-t-il en se redressant, basculant en vieux norrois au passage. T’es vachement pas discrète, aujourd’hui.

— Je n’avais pas envie de l’être, rétorquai-je sur le même ton. Dois-je t’exploser le visage, ou me suivras-tu de ton plein gré ?

L’espace de deux secondes, il fit semblant de se pencher sérieusement sur la question. Puis, les graviers crissèrent sous ses pieds alors qu’il prenait brusquement ses appuis, et son bras jaillit, fulgurant, vers mon arcade sourcilière.

Les bonnes habitudes ne se perdaient jamais, disait-on. Je n’étais pas sûre que savoir frapper au bon endroit soit une bonne habitude, en société civilisée, mais dans notre univers, c’était clairement le cas. Et mes réflexes étaient bien rodés, surtout face à une attaque aussi prévisible.

J’attrapai son poing fermé, m’écartai d’un pas, profitai de l’élan qu’il avait accumulé pour le projeter au sol puis, sans lui laisser le temps de se redresser, je lui explosai le nez d’un coup de pied. Un puissant rayon d’énergie jaillit de ses mains, me frappa au niveau du ventre, me repoussa de quelques mètres. Je croisai les bras devant ma poitrine en faisant apparaître un bouclier magique, encaissai l’assaut en grognant.

Entre temps, Séraphin s’était redressé, et me guettait, désormais méfiant et surpris. L’air vibrait, empli de nos magies combinées qui irradiaient, à peine contrôlées. Je le jaugeai un instant, réalisai qu’il n’avait pas encore sorti sa lance.

Je ne devais pas lui en laisser le temps.

Dents serrées, j’enfonçai mes talons dans le sol, projetai une volée de boules de feu dans sa direction. Instinctivement, il baissa la tête, se couvrit d’une protection immatérielle comme je l’avais fait un instant plus tôt. Sa distraction momentanée fut mon ouverture. L’assaillant de flammes, je m’élançai dans sa direction, ajustai quelques coups bien placés. Puis, un uppercut de la gauche me cueillit au menton, et il arrêta mon crochet à quelques centimètres de son visage. Les muscles de sa mâchoire se contractèrent, son regard se durcit.

J’évitai un premier coup, mais le second m’atteignit de plein fouet. Je me pliai en deux avec un râle, la douleur irradiant de ma poitrine. Une côte fêlée, diagnostiquai-je sans même avoir à y réfléchir, voire cassée. Séraphin passa derrière moi, me saisit par le cou, serra violemment. Par réflexe, mon coude emboutit son plexus solaire, et ce fut à son tour de gémir en me lâchant. Le souffle coupé, il recula d’un pas. Ouverture parfaite. J’ignorai les vagues de souffrance qui m’aiguillaient, lui assénai mon talon dans le torse. Il encaissa le coup, stoïque. Je n’eus pas le temps d’analyser. Ni de m’étonner. Déjà, il avait saisi ma cheville. Je me sentis perdre pied – mauvais jeu de mots – et mordis la poussière. Au sens littéral, cette fois-ci. Le nez dans le gravier, les lèvres et le menton éraflés, je vis brièvement trente-six chandelles.

Avant que je ne reprenne mes esprits, Séraphin m’attrapa par les épaules, me remit brutalement debout, et ses mains comprimèrent à nouveau ma gorge. Je hoquetai, tentai de le frapper, mais cette fois-ci, il me tenait à distance pour ne pas se faire avoir.

Entre deux aspirations convulsives qui ne changeaient absolument rien au vide intersidéral dans mes poumons et mon esprit, j’eus pourtant une idée. Luttant contre mon corps, qui quémandait désespérément un peu d’air, je tendis les bras loin en avant, m’agrippai du bout des doigts à sa nuque, me cambrai, crochetai son pied gauche par l’arrière du genou, mis tout mon poids et toute ma force dans le mouvement. Fauché, il bascula en arrière, et la pression sur ma gorge diminua. Je pus prendre une inspiration, infime, mais une inspiration malgré tout.

Puis, le monde se mit à tourner. Je sentis confusément la terre meuble sous mes semelles, un instant seulement, avant qu’il ne s’affale sur moi de tout son poids. Entraînée par ses quatre-vingts kilos de muscles, je dévalai la pente en roulé-boulé, sans réaliser – ou en réalisant trop tard – que, au bas du versant, il y avait le fleuve.

Lorsque je plongeai dans l’eau la tête la première, l’humidité s’infiltra partout en même temps que la panique. Alors que je luttais pour une gorgée d’air une fraction de secondes plus tôt, là, je retins instinctivement ma respiration, me raidis sous l’effet de la terreur.

De l’autre côté, électrocuté par le contact glacial, Séraphin se mit à se tortiller comme un ver de terre. Son genou percuta mon estomac, mais j’encaissai en silence, trop obnubilée par le contact poisseux du liquide sale sur ma peau qui me donnait la nausée. Le puissant courant m’emprisonna dans un tourbillon visqueux, et je me retrouvai à lutter non pas pour me débarrasser de mon assaillant, mais pour rester accrochée à lui le plus longtemps possible. Lorsqu’il émergea à l’air libre en grognant comme un buffle en colère, j’enfonçai mes doigts dans ses épaules, me juchai sur son dos et enroulai mes jambes autour de son torse, le cœur battant, une peur panique, terrifiante, primitive, pulsant dans mes veines.

Séraphin, semblant deviner ma phobie, replongea immédiatement. Je m’agrippai plus fermement à son t-shirt d’une main et, frénétiquement, cherchai mon portable dans ma poche de l’autre. L’ombre du pont de Neuilly nous couvrit au moment où mes doigts se refermèrent dessus. Faisant – difficilement – abstraction des ruades furieuses du brun qui essayait de me déloger de son dos, j’ouvris une application précise et, à bout de souffle, je tapai le code envoyé par Sam. L’écran s’illumina de vert en guise de confirmation.

La traction au niveau du nombril, Séraphin dut aussi la percevoir, car il se raidit brutalement. Je crus l’entendre crier, mais j’aurais été incapable de l’affirmer avec certitude. Le flux magique nous entraîna ensemble, nous disparûmes avant d’être sortis de l’ombre du pont.

Je repris contact avec le monde réel en atterrissant sur une surface dure et granuleuse, mais à l’air libre. Dans le même temps, un poing fermé m’atteignit une deuxième fois entre les côtes, frappant à nouveau l’endroit précédemment touché, expulsant à nouveau tout l’air que j’avais pu emmagasiner. Je serrai les dents, refusant de gémir.

Assez souplement si l’on prenait en compte mon état, je me dégageai de l’emprise de Séraphin et virevoltai pour me retrouver face à lui. Il y eut quelques cris, des ordres jetés, des bruits de pas précipités, des cliquetis de crans de sécurité ôtés, et une nuée de soldats casqués lourdement armés se déployèrent à mes côtés. Je laissai ma magie affluer au bout de mes doigts sous la forme d’un concentré d’énergie turquoise, vibrante, menaçante. Tout juste si elle ne crépitait pas, mais on laissait ça aux enfants de Thor.

Séraphin nous regarda un moment d’un air mauvais, ne réalisant pas encore qu’il venait de se faire avoir pour la première fois après tant d’années. Puis, de mauvaise grâce, il posa ses mains au sommet de son crâne, à la vue de tous. Je passai derrière lui, le forçai à genoux sans ménagements. Cliquetis métallique. J’attrapai au vol les menottes que l’un de mes frères m’envoyait, les passai aux poignets de Séraphin. Les soldats l’entourèrent, je reculai, et ils le relevèrent de force pour s’éloigner avec lui.

Le seul à ne pas le faire fit disparaître son casque noir, avec un soupir.

— Bienvenue à la maison, j’imagine ? lâcha-t-il sans enthousiasme alors que le nouveau prisonnier disparaissait dans les escaliers.

Un instant, je maudis Sam de ne pas avoir songé à regarder qui s’occuperait de l’accueil du prisonnier. Parce que, le connaissant, il avait juste mis une annonce puis vérifié que quelqu’un s’était inscrit, sans regarder son identité. Et, en l’occurence, j’aurais aimé tomber sur n’importe qui d’autre que cet abruti.

— Levi, grognai-je sans amabilité.

De ses yeux turquoise identiques aux miens, il affronta un instant mon regard critique, puis baissa la tête, passa une main dans sa tignasse blonde pour l’ébouriffer. Je notai qu’il faisait passer son poids d’un pied sur l’autre, nerveux, esquissai un demi-sourire caustique, mais ne dis rien, préférai me tourner vers l’arche métallique située dans mon dos, au centre de laquelle pulsait un tourbillon d’énergie bleuté.

— Je m’en charge, m’arrêta Levi d’une voix mesurée. T’occupe.

Je fronçai le nez, vaguement interloquée, puis, je haussai les épaules.

— Merci, lâchai-je néanmoins du bout des lèvres.

Je lui tournai le dos, grimpai deux à deux les larges marches de béton usées qui me séparaient du rez-de-chaussée, mais, terrassée par la douleur qui vrillait mon torse, dus m’arrêter alors qu’il me restait encore cinq étages à gravir pour rejoindre ma chambre. Une grimace aux lèvres, je m’appuyai quelques secondes contre le mur pour reprendre mon souffle. De l’autre côté de l’immense hall du manoir, trois immenses antiques horloges circulaires, suspendues à près de trois mètres de hauteur, indiquaient respectivement les heures des trois mégalopoles mondiales majeures : l’américaine BosWash, la japonaise Taiheiyō Belt et la dorsale européenne. Dans le fuseau horaire où je me situais actuellement – celui de Paris, donc – il était sept heures dix. Cela faisait à peine deux heures que j’étais réveillée et j’avais déjà eu le temps de me fêler au moins une côte. Je levai les yeux au plafond, mais souris, amusée.

Mon rictus se transforma bien vite en grimace lorsque je repris mon chemin dans les larges couloirs bondés, laissant dans mon sillage une longue traînée de gouttelettes. Maintenant que l’adrénaline avait reflué, la douleur de mes côtes irradiait dans toute ma poitrine et rendait chaque inspiration difficile. Le temps que je parvienne à l’infirmerie, mes pas s’étaient faits hésitants, vacillants. Encore trempée jusqu’aux os, je m’affalai sur le premier lit venu, tendis la main vers la trousse de secours la plus proche.

— Pas touche ! m’interrompit une voix féminine sèche.

Je croisai une paire de prunelles vert feuille, étincelantes. La guérisseuse – une fille d’Eir dont je ne connaissais pas le nom puisqu’elle venait seulement d’intégrer le service du Manoir – s’approcha de moi. Elle m’enleva la sacoche des mains, posa ses doigts sur mon ventre, et appuya doucement. La tension faillit m’arracher un cri. Je me mordis les lèvres. Seul un gémissement sourd m’échappa.

— Cassées. Deux, affirma-t-elle.

Elle souleva avec précaution mon t-shirt trempé ainsi que ma brassière de sport, fit apparaître une serviette sèche et un pot de pommade violette, essuya lentement l’eau qui dégoulinait sur ma poitrine, puis appliqua la crème granuleuse au parfum suave sur la zone blessée. Ensuite, elle ferma les yeux, et sa magie prit le relais. Elle procéda en douceur, réparant les liens rompus, réassemblant les os brisés. Une agréable fraîcheur la brûlure de la douleur, je poussai un soupir d’aise en sentant les fêlures se ressouder sans heurts.

— Merci, souris-je une fois qu’elle eut terminé.

Elle me rendit un hochement de tête et, sans même chercher à me demander si ça allait mieux, comme sa prédécesseure l’aurait fait, elle s’isola à nouveau dans son petit bureau attenant. J’arquai un sourcil face à sa froide distance. Apparemment, elle aurait préféré être assignée à une Maison ase ou vane plutôt qu’à la Confrérie. Dommage pour elle, songeai-je avec une grimace amère.

Nonobstant, j’étais satisfaite du boulot qu’elle avait fourni. Mes côtes ne me faisaient plus mal, je pouvais bouger comme si rien ne m’était arrivé. Je profitai du calme de l’infirmerie pour me métamorphoser et récupérer ainsi le visage que j’utilisais au Manoir, sans écorchures ni lèvres fendues, bleus et contusions en tout genre, puis, me séchai sommairement en augmentant la température à la surface de mon corps jusqu’à ce que mes vêtements cessent de dégouliner. Une douche s’imposait, j’empestais l’algue et l’eau croupie.

De retour dans les larges couloirs blancs, je remontai à contre-courant le flux de personnes qui descendaient depuis les dortoirs communs du troisième étage pour prendre leurs fonctions dans les différents bureaux européens. On s’écarta sur mon passage, on me salua vaguement, mais, en voyant mon état, personne ne prit le temps de discuter avec moi. Ainsi, je parvins bien vite au cinquième, bien plus calme que les deux précédents. Le voyant de ma porte vira au vert lorsque je posai mes doigts sur le détecteur d’empreintes digitales, et je me faufilai dans mon sanctuaire avec un soupir de soulagement, ravie de retrouver mon univers impersonnel. Après un mois d’absence, une fine couche de poussière s’était déposée sur la toile grise dont j’avais pris l’habitude de recouvrir mon lit pour en protéger les draps. J’écartai les épais rideaux noirs pour laisser entrer la pâle lumière du ciel printanier septentrional, me glissai dans la petite salle de bains attenante, me déshabillai rapidement.

Le petit miroir situé au-dessus du lavabo me renvoya un reflet auquel je ne prêtai pas attention. Me voir ne me faisait plus aucun effet particulier depuis longtemps ; cela faisait des années déjà que j’avais établi mon apparence habituelle, et la reprendre était désormais un réflexe. C’était le corps qui me convenait le mieux. Fin, ferme, tonique. Sans trop de formes féminines, mais adapté aux combats répétitifs que ma vie m’imposait. Pas beau, mais efficace.

Mes longs cheveux noirs détachés, je me glissai sous le jet glacé en grimaçant. Depuis ma naissance, c’était quelque chose qui m’insupportait profondément, qui m’effrayait, même, quand je n’étais encore qu’une gamine. Quelque chose qui avait causé énormément de problèmes à ma mère, durant les quelques années où elle avait pu s’occuper de moi. La cause de cette phobie était encore aujourd’hui un mystère. Logiquement, après ce qui était arrivé à ma mère, j’aurais dû être effrayée par la foudre… mais non, c’était la flotte qui me terrorisait. J’avais dû apprendre à vivre avec cette peur, à transformer l’angoisse en désagréable sensation d’inconfort quand j’avais la tête immergée plus de deux secondes.

Aussi la douche fut-elle très rapidement expédiée. Je ressortis propre, quoique foncièrement irritée, mais au moins, je n’empestais plus l’algue à dix mètres à la ronde. Une serviette nouée autour de la poitrine, je retournai dans ma chambre, fis apparaître une grosse valise dans laquelle j’entassais une partie de mes vêtements sur le gros drap gris, farfouillai dedans quelques secondes pour me dénicher des habits propres. Au vu de mon manque absolu de choix, j’optai pour un t-shirt et un pantalon noirs unis, laissai la valise ouverte sur mon lit pour me rappeler de faire ensuite ma lessive, et me mis en quête de mes bottines noires, que j’avais oubliées en partant d’ici un mois plus tôt. J’en retrouvai une sous la table, l’autre sous la commode. Un dernier coup d’œil au miroir, un soupir. Prête.

Je redescendis en quatrième vitesse les marches que j’avais montées un peu plus tôt, m’arrêtai au deuxième étage, m’enfonçai dans le labyrinthe d’étroits corridors tapissés de blanc. Parvenue devant une porte roux sombre, je m’immobilisai, inspirai profondément pour ralentir les battements de mon cœur, et toquai deux coups secs.

— Entrez !

Assise derrière son écran, droite et raide comme si elle avait avalé un manche à balai, la cheffe de la Confrérie travaillait. Petite, mince, avec un visage anguleux, elle paraissait avoir trente ans, mais malgré cette apparence plutôt jeune, elle s’entêtait à vouloir porter un tailleur noir à la coupe stricte et des ballerines blanches, qui lui donnaient un air assez sinistre de femme d’affaires. De loin, on aurait dit une véritable bureaucrate, mais il se murmurait dans les couloirs qu’elle avait fait partie de l’Élite, il y avait longtemps de cela. Pour ma part, je ne l’avais jamais vue sur le terrain de mon vivant.

Je la fixai dans les yeux, la saluai, polie. Elle se leva, quitta son massif bureau de bois verni sur lequel la paperasse était méticuleusement ordonnée, et m’invita à m’asseoir dans un fauteuil sombre situé à gauche de la porte. Je m’exécutai, tendue, posai mes mains à plat sur les accoudoirs pour ne pas me ronger les ongles. Enfin, de ce qu’il m’en restait. Je n’étais pas nerveuse, juste impressionnée face à cette femme qui gérait les affaires de ma famille depuis tant d’années. Mais, une fois n’étant pas de coutume, j’avais aussi un mauvais pressentiment. Quelque chose me dérangeait dans son regard, une ombre que je n’y avais jamais vue par le passé.

— Bonjour Lilith, me salua-t-elle.

Sa voix douce, cordiale, me mit un peu plus à l’aise. Je m’enfonçai un peu plus dans mon fauteuil, lui souris.

— Bien, merci. Et vous ?

Elle se contenta de hocher la tête et attendit. Consciente qu’elle était nettement plus intéressée par mon boulot que par mes questions sur sa vie, je me dépêchai de lui narrer en détail tous les évènements depuis mon départ du manoir, un mois plus tôt. Je lui racontai toutes mes missions une à une. D’abord, les assassinats au service des gouvernements qui nous avaient permis de renflouer nos caisses. Puis, les vols de rapports scientifiques pour un laboratoire pharmaceutique international qui voulait éviter un scandale. Ensuite, de « petits » nettoyages de serveurs, réalisés pour des hommes peu scrupuleux, où je m’étais faite assister par un informaticien de la Confrérie. Enfin, j’en vins à l’enlèvement du fils de Týr. Tout le long, elle m’écouta sans mot dire, attentive, emmagasinant les informations l’une après l’autre. Lorsque je me tus, quelques secondes de silence s’écoulèrent, puis elle inclina lentement la tête, l’air satisfaite, mais un peu ailleurs.

— C’est du bon boulot, admit-elle.

Quelques secondes s’écoulèrent dans un silence inhabituel. Elle parut hésiter, et je dus me mordre la langue pour ne pas lui demander ce qui la turlupinait. Était-ce en rapport avec le départ précipité de Selvigia, la veille ?

— Il faut que tu saches quelque chose.

Sa voix était neutre, mais son visage était fermé. Je m’enfonçai davantage dans mon siège, crispai instinctivement mes doigts sur le cuir doux. Quand Kaiser affichait cette expression, les ennuis ne tardaient pas. Cette fois-ci ne fit pas exception à la règle.

— Ekrest est mort.

Mon cœur fit une violente embardée.

— Quoi ?! hoquetai-je.

Elle garda le silence. Ceci, plus que tout autre commentaire de sa part, me persuada que c’était la vérité. Elle n’aurait pas menti sur un tel sujet. Jamais.

— Il a… Il est tombé dans une embuscade il y a trois jours, reprit-elle, et je fus choquée de l’entendre buter sur les mots.

— Qui ? lâchai-je dans un murmure rauque.

— Un certain Kalyan. Maison de Thor.

Le souffle coupé, je fermai les yeux, serrai les dents pour ne pas insulter le coupable à haute voix. C’étaient les risques du métier, je le savais pertinemment. Ekrest me l’avait mille fois répété. Mais jamais je n’aurais envisagé que ça s’applique à lui un jour. Il avait toujours été le meilleur.

— Il est tombé dans une embuscade. Six contre un, mais le final s’est déroulé entre lui et Kalyan.

Il n’avait aucune chance, sous-entendait le ton de sa voix. Inconsciemment, j’enfonçai profondément mes ongles rongés dans le cuir des accoudoirs, passant toute ma rage sur ce pauvre fauteuil qui ne m’avait rien fait. Ça valait toujours mieux que sur ce salopard qui méritait de pourrir au Niflhel. Même si, connaissant la légendaire justice divine des Neuf Mondes, il allait probablement finir au Valhalla lorsque je le tuerais parce qu’il m’aurait combattue « honorablement ».

Je ne prêtai qu’une oreille distraite à Kaiser, qui continuait à me parler. Le choc était encore trop fort pour que je me préoccupe des implications d’une telle révélation.

Ekrest.

Mort.

Non. Ce n’était pas possible.

Une boule se forma dans ma gorge, m’empêchant de respirer. Je me mordis la langue, gardai un regard fixe et un air faussement attentif, alors que ma commandante me disait qu’il valait mieux laisser couler pour le moment, aussi dur cela puisse-t-il paraître. Ce qui était hors de question. J’allais le tuer. Pas tout de suite, certes, même si j’aurais pu le faire dans l’instant s’il avait été en face de moi. Mais bientôt.

C’était ça ou fondre en larmes.

Et un assassin ne pleurait pas.

Kaiser me congédia finalement en me conseillant d’aller interroger le prisonnier. Je pris l’invitation pour ce qu’elle était – un ordre dissimulé sous une politesse factice – et descendis jusqu’au niveau –2, où étaient localisées les prisons. Mes phalanges me démangeaient déjà. Si je m’étais écoutée, j’aurais étranglé tous ceux que je croisais. Qu’ils remercient Loki, je me maîtrisais pour le moment.

En passant devant les nombreuses salles d’interrogatoire de la section où la magie était bloquée par des statuettes rituelles, j’entendis quelques cris de douleur, ne pus m’empêcher de sourire. C’était ma solution temporaire. Noyer la douleur dans le sang. Faire souffrir, pour oublier qu’on souffrait soi-même. Pour oublier ce vide béant qui avait déjà commencé à me ronger de l’intérieur.

Je croisai Levi, en faction dans le couloir, lui fis signe de me rejoindre. La main posée par habitude sur la crosse de son fusil, il s’exécuta en essayant de paraître le moins désagréable possible. Ce qui n’était pas gagné d’avance, puisqu’il paraissait renfrogné même lorsqu’il était de bonne humeur. La faute à ses sourcils bizarres.

— Où est mon nouveau ?

Le blond m’indiqua d’un signe du menton l’une des cellules non loin.

— Tu peux me l’amener en salle trois ?

Il hocha la tête, toujours mutique. À croire qu’on lui avait arraché la langue durant mon absence, puisque d’habitude, il ne se privait pas de commentaires stupides. Et irritants. Dommage. J’aurais aimé lui hurler dessus, peu importe la raison. Haussant intérieurement les épaules, je me dirigeai vers la pièce dont j’avais parlé. Séraphin, encadré par trois gardes, m’y rejoignit quelques minutes plus tard, s’assit sur une chaise comme s’il avait pesé trois tonnes.

— Mains sur la table, lui enjoignis-je d’une voix sèche.

Il obéit, maussade. Je bloquai ses poignets par des bracelets magnétiques, immobilisai son torse par une entrave de cuir bien plus serrée que nécessaire. Levi revérifia d’un regard les vis qui maintenaient la table métallique au sol, fit de même pour la chaise, puis nous tourna le dos pour sortir. Mais il s’arrêta sur le pas de la porte pour faire apparaître un petit scalpel au fil aiguisé, un carnet et un stylo, qu’il me tendit.

Décidément, il connaît trop bien mes habitudes, songeai-je, grincheuse, en m’asseyant en face du prisonnier.

— Nom, prénom et Maison.

— Séraphin Cobb, Maison de Týr. À quoi ça sert que tu me poses ce genre de questions si tu connais déjà les réponses ?

Je le regardai un moment dans les yeux, puis le giflai violemment. Il cilla à peine, mais son regard d’acier liquide se fit haineux.

— D’autres questions ? rétorquai-je.

Il resta coi, se contenta de faire quelques grimaces pour détendre sa mâchoire. Je griffonnai son nom à la tête d’une nouvelle page du carnet, levai les yeux.

— Âge ?

— Cinquante-sept ans.

Et l’apparence d’un jeune adulte à peine sorti de l’adolescence. Les pommes d’Idunn étaient d’une efficacité redoutable sur les non-métamorphes.

Mes questions se succédèrent d’autant plus vite qu’il fut plutôt coopératif, au début. Mais, à mesure que je commençai à l’interroger sur des sujets plus personnels – phobies, amis proches – ou sur sa Maison – supérieurs hiérarchiques, relations diplomatiques et internationales, bases militaires – il en vint à se braquer. Ce furent d’abord des réponses évasives, même si, en insistant, j’eus ce que je voulais, jusqu’au premier silence équivoque. Je le regardai un moment en biais. Il se tendit, prêt à se prendre une nouvelle gifle.

Négligemment, j’attrapai le scalpel, et le fis tourner entre mes doigts, affectant un détachement que j’étais loin de ressentir. Je ne rêvais que d’une chose : le planter dans sa gorge. Lui, obnubilé par le mouvement de la lame, en oublia de faire attention à ce que je faisais avec. Il ne vit pas arriver la première strie sanglante sur son avant-bras gauche, perdit toute sa contenance et poussa un hurlement de douleur. Je lâchai un ricanement méprisant.

— Qu’on soit clairs, lui jetai-je en me penchant vers lui, menaçante. Tu ne veux pas emprunter cette voie-là.

Il cligna des paupières, gronda comme un animal blessé, mais garda le silence. Voyant qu’il n’allait pas parler immédiatement, je poussai un soupir de fausse déception. Le scalpel se lança à nouveau à l’assaut de sa chair, creusant lentement un serpent écarlate qui resterait pour l’éternité gravé dans sa peau sombre. Une goutte, un peu plus grosse que les autres, perla, glissa le long de son bras. Elle fut suivie par un flot continu, qui éclaboussa le sol bétonné. Faussement réprobatrice, je le tançai :

— Tu réalises le travail que tu donnes à ceux qui vont venir nettoyer ici ?

Son mutisme me tira un sourire cynique. D’un seul geste fluide, j’enfonçai la lame dans le creux de son coude, appuyai négligemment dessus. La souffrance déforma son expression butée, un râle rauque s’échappa de sa gorge. J’avais volontairement choisi un point sensible, mais pas mortel. En revanche, nous savions tous les deux que, si j’appuyais encore un peu, je sectionnerais le nerf moteur de sa main dominante. Il perdrait l’usage complet de tout ce qui se situait après le pli du coude.

Il allait craquer. Je le devinais. Il n’aimait pas souffrir, n’y était pas préparé. Il n’avait jamais imaginé pouvoir se faire avoir un jour. Dans sa prétention, il s’était cru meilleur que tous ceux de ma famille, et maintenant qu’il était dans la gueule du loup, il ne savait pas comment faire. Il luttait visiblement pour ne pas montrer qu’il avait mal, et qu’il aurait voulu parler rien que pour abréger ses souffrances. Sauf que je ne comptais pas lui offrir ce plaisir.

— Essia Winston, siffla-t-il.

Je pris mon temps, calligraphiai avec attention le nom de son contact chez les Heimdall, responsable de signaler sa disparition et de traiter les négociations en sa faveur. Une fois ceci fait, je récupérai ma lame d’un geste sec, arrachant malencontreusement quelques poils et autres morceaux au passage. Séraphin se détendit très légèrement.

— Ne crois pas t’en tirer à si bon compte, le prévins-je avec un ricanement sarcastique.

Le Týr réintégra sa cellule les bras couverts de fines stries sombres qui imitaient vaguement un tatouage complexe. Au bout du compte, malgré quelques désagréments, l’interrogatoire s’était avéré plutôt concluant, et j’avais obtenu des informations complémentaires qui allaient me permettre de remettre à jour quelques fiches de renseignement. Je n’en avais pas vraiment espéré plus pour un premier jour.

— Ça va ?

Levi s’était approché de moi, l’air presque… soucieux. Je lui jetai un regard en biais, sceptique.

— Depuis quand…? commençai-je.

— Oh, c’est bon, la ferme…

Le voir râler me rassura quelque peu. Il n’avait peut-être pas totalement perdu la boule. Peut-être. Je le vis cacher ses mains dans son dos, probablement pour se tortiller les doigts. Une mauvaise manie qu’il avait. Comme moi, qui me rongeais les ongles quand je n’avais rien à faire – ce qui était actuellement le cas.

— Tu as un créneau de libre ? osa-t-il enfin.

— Pour quoi faire ?

— M’entraîner.

Au vu de ses allégeances plus que douteuses et des nombreux coups foireux dont j’avais souvent fait les frais dans mon enfance, je faillis l’envoyer balader sur-le-champ. Mais le souvenir de ma conversation avec Kaiser était encore trop vivace dans ma mémoire. Et, comme je pus le constater, malgré le sang qui avait coulé à flots durant ces deux dernières heures, toujours douloureux. Un véritable étau d’acier qui me comprimait les entrailles.

Ekrest était mort.

Il n’était plus le meilleur combattant de la Confrérie. C’était moi, maintenant, et c’était mon devoir d’aider les miens à progresser, qu’importent nos différends passés ou présents.

— Dans vingt minutes.

Levi me lança un sourire entendu, exécuta une parodie de salut militaire, et s’en alla à grands pas vers l’arène située au rez-de-chaussée. Alors qu’il s’éloignait, une voix dans mon dos me fit tourner la tête.

— Est-ce que je pourrais au moins savoir comment t’appeler ? maugréa Séraphin derrière ses barreaux.

J’étouffai un sourire dur, tournai les talons. Nous avions tout notre temps pour apprendre à nous connaître.

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