Chapitre 6
Dès que la porte de la salle d’interrogatoire s’ouvrit, Selvigia me sauta presque littéralement dessus. Elle accorda à peine un regard au corps inerte de Séraphin, me tira sur le côté, tandis que les gardes affluaient dans la pièce. Deux voulurent remettre le fils de Týr sur ses pieds mais, dans son état actuel, il était incapable de tenir debout. En fait, il était à peine conscient. Paupières à peine ouvertes, cheveux crépitants, mains parcourues de tremblements sporadiques, il aurait presque fait peine à voir… s’il n’avait pas essayé de me tuer, peut-être.
— Quoi ? soufflai-je à voix basse.
Pour toute réponse, elle me tendit l’une tablette que l’on utilisait pour faire l’inventaire, enregistrer les déplacements et les ouvertures des portails, et Loki savait quoi d’autre encore. Celle-ci en particulier affichait actuellement les données de Séraphin. Nom, prénom, âge, Maison, taille, poids, numéro de cellule… a priori rien de spécial. Je fronçai les sourcils, et Selvie posa un ongle tout en bas de la page pour m’indiquer ce qui l’avait intriguée.
Puce : Désactivée
Je mis un instant à comprendre. Réactiver l’implant annihilateur de magie se résumait à appuyer sur un simple bouton – ce que je fis immédiatement – mais le fait qu’il soit désactivé et non court-circuité voulait dire qu’on avait volontairement saboté mon interrogatoire, avec la claire intention de me faire tuer au passage. Et la dernière personne à avoir ouvert cette fiche était, d’après l’historique…
Levi.
Je serrai les dents, submergée par une bouffée de rage, avalai difficilement ma salive, fis un signe de tête aux gardes pour qu’ils ramènent mon prisonnier dans son alcôve. À quatre, ils le traînèrent difficilement dehors, me laissant seule avec ma sœur.
— Tu es sûre que c’est lui ? marmottai-je, les dents serrées.
— Non. Mais il te déteste… et je l’ai rembarré…
— Je vais le tuer.
Je fis un mouvement. Un simple pas. Ma sœur m’attrapa par le bras. Une poigne ferme, solide, qui m’empêcha de foncer droit sur la tête blonde que je discernais dans le couloir, qui discutait à voix basse avec une touffe brune tout aussi reconnaissable.
— Respire, m’intima ma sœur.
Je pris une profonde inspiration, coulai un regard meurtrier à Levi et Adam, debout à quelques pas de là, qui échangeaient à voix basse. Je ne voyais pas le visage du blond, mais le brun en revanche, paraissait légèrement irrité. Évidemment que c’étaient eux. Quinze ans que je vivais ici, et à chaque fois qu’un incident se produisait, je retrouvais toujours l’un de ces deux-là à l’origine du problème.
— Par contre, faut vraiment que tu te calmes.
La douceur dans la voix de Selvigia parvint à m’apaiser. Ça, et la pression qu’elle exerçait sur mon poignet, si forte qu’elle pouvait me le démettre à chaque instant. Elle la maintint encore un instant, le temps d’être certaine que je n’allais pas foncer tête baissée, puis me relâcha, et me sourit. Je lui rendis une vague grimace, réfléchissant à toute allure. Après notre petite discussion juste avant, Levi avait dû se sentir acculé, incapable d’échapper à mes exigences. Alors, il avait essayé de me supprimer. Encore. Et, comme Adam n’irait certainement pas l’en empêcher, il s’était tourné vers lui pour avoir une brillante idée, ou alors du soutien.
Sauf que, comme à Barcelone, ça n’avait pas marché comme prévu. Et, malheureusement pour lui, maintenant, il était obligé de me retrouver dans l’arène.
Je poussai un long soupir, refoulai la fureur qui me tordait les entrailles, plaquai un air neutre sur mon visage, fis un signe de tête approbateur à ma sœur. Devinant ce que je faisais, elle se mordit l’intérieur des joues pour étouffer son sourire, et me suivit alors que je filais droit vers Adam.
— Adam ! Tu viens manger avec nous ?
Adam pivota, un rictus affable impeccablement maîtrisé étirant ses lèvres pâles.
— Hey. Oui, avec plaisir. Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Un incident, éludai-je, l’air blasée. Rien de trop grave. On y va ?
Il acquiesça, adressa un vague salut à Levi, et nous emboîta le pas.
Parvenir jusqu’à la cafétéria fut une véritable épreuve, dans ces couloirs bondés. La cérémonie de promotion ayant lieu cet après-midi, tout Loki pouvant l’être avait été rapatrié au Manoir, ce qui causait une affluence monstrueuse. Et, évidemment, tout ce beau monde avait faim.
Mais, si faire partie de l’Élite garantissait au moins un privilège, c’était celui de ne pas avoir à faire la queue. Au milieu des cliquetis de couverts et du brouhaha ambiant, nous nous glissâmes sans sourciller le long de la file d’attente, sans que quiconque ne fasse un seul commentaire, jusqu’à l’avant. Celui qui était censé avoir son assiette de hareng frit me céda son tour dès qu’il vit mon visage. Je le remerciai d’un sourire, remplis rapidement mon plateau et pivotai, à la recherche d’une table libre.
Second problème, qui fut très vite réglé. En voyant Sam et trois de ses amis, en train de bavarder dans un coin de la salle bondée alors qu’ils avaient fini, je n’hésitai pas à me diriger droit vers eux.
Le silence qui se faisait sur mon passage avertit le quatuor de ce qui se passait. Les trois autres amis déguerpirent avant même que je ne dise quelque chose, tandis que Sam, prenait son temps. Debout face à moi, dans le cercle de silence qui s’était installé, il haussa les sourcils.
— Ce n’est pas que je ne t’aime pas, soufflai-je, moqueuse. Mais…
— Ouais, je sais. De toute façon, je te verrai ce soir.
Il m’adressa un clin d’œil, se leva et s’en alla à son tour, laissant la table libre. Je m’assis tranquillement sur la chaise qu’il venait de vider, attrapai un morceau de pain dans la corbeille à moitié vide au centre. Une fois Selvigia et Adam installés à mes côtés, les murmures autour de notre table reprirent. Très vite, ils grimpèrent en intensité, jusqu’à redevenir ce capharnaüm qui avait précédé notre arrivée.
— Alors ? demandai Adam en attrapant sa fourchette. Qu’est-ce qui s’est passé avec le prisonnier ?
Qu’il ramène le sujet sur le tapis simplement pour me provoquer aussi ouvertement me fit rouler des yeux. Je crispai mes phalanges sur mon couteau, en plein conflit intérieur. Le planter dans la gorge d’Adam, là, tout de suite, ferait monter Selvigia à la deuxième place de l’Élite, et me débarrasserait certes d’une sacrée épine dans le pied, mais il y avait bien trop de témoins. Alors, je forçai les mots à travers ma gorge nouée, sans chercher à dissimuler mon aigreur.
— Une petite bourde, je suppose. Après tout, Levi ne peut pas l’avoir fait volontairement, pas vrai Selv ?
Adam eut au moins la décence de paraître légèrement pris de court par la rapidité de la découverte. Quant à ma sœur, elle se contenta de hocher la tête, et sa voix douce, chargée de sarcasme, s’éleva sans mal par-dessus le boucan :
— J’ai entendu dire qu’il comptait te défier, aujourd’hui. Mais il a l’air de s’en remettre aux solutions de simplicité pour se défiler… c’est d’une bassesse.
— Mais les solutions de simplicité sont parfois les plus efficaces, rétorqua Adam avec un rictus mauvais. Une balle dans la tête, avec un bon fusil de précision…
Ma sœur pâlit, ses ongles court commencèrent à taper nerveusement contre la table. Par habitude, je décryptai le morse rapide qu’elle employait, décalai les lettres dans ma tête pour lire le mot qu’elle venait d’envoyer. Gimöd. Je considérai un instant Adam, qui souriait, fier de lui, et la haine palpable de Selvigia qui irradiait dans l’air. Il me sembla soudain que la température de la pièce s’élevait de quelques degrés. Et, à voir les regards que les autres Loki commencèrent à couler dans notre direction, ce n’était pas qu’une impression.
Mais, en fin de compte, elle finit par se dominer. La chaleur se dissipa, ses iris turquoise perdirent leur éclat meurtrier. Adam renifla, méprisant. Quant à moi, je serrai les dents. Ce simple signal de Selvigia avait renforcé mes certitudes. Levi devait disparaître, peu importent les conséquences. Je pouvais supporter l’épine dans mon pied que constituait Adam, mais Levi causait bien trop de tort. Aujourd’hui n’avait été qu’un cruel rappel de sa tentative de m’éliminer à Barcelone, et de tous les coups bas qu’il avait montés contre moi. Ça, et la mort de Gimöd Kaltdjis, que je venais d’apprendre. Le pauvre fils de Njörd aurait peut-être pu finir au Valhalla, si Levi ne l’avait pas abattu à distance, trop lâche pour se porter au corps à corps.
Désormais, l’humiliation publique ne suffisait pas. Ce n’était plus à propos de moi ou de ma réputation. Même au sein de la Confrérie de Loki, on n’acceptait pas la trahison familiale, et lui l’avait décidément commise trop souvent.
| † | † |
— Prêts ?
Hochements de tête. Kaiser nous sourit, disparut derrière le rideau installé à la hâte, qui faisait office de coulisses pour la grande arène à ciel ouvert. Brièvement, j’eus un aperçu des gradins, bruyants, grouillants de monde, qui s’apaisèrent progressivement avec l’entrée en scène de la commandante. Je reportai mon regard sur Adam, négligemment appuyé contre le mur. Ses mains reposaient contre la pierre taillée, ses traits, lisses et harmonieux, étaient détendus. C’était sa troisième cérémonie, et, contrairement à la dernière fois, il ne risquait pas de se faire détrôner par une nouvelle venue. Il n’y avait plus personne d’assez fou pour le défier et, en outre, il était le plus populaire de nous trois. La seule chose qui risquait de lui arriver était de se faire applaudir.
Mes propres doigts tambourinaient nerveusement le bois de la chaise sur laquelle j’étais assise. Dans l’arène, un silence absolu était tombé. La voix de Kaiser s’éleva, claire et précise, à travers le rideau, débutant la cérémonie. Je fermai les yeux, me laissai emporter par le ton hypnotique de notre commandante.
— Les funérailles d’Ekrest d’Aube-Court, premier Élite, mort au combat, auront lieu demain, et elles seront présidées par Lilith Síverdín, sa dernière élève.
Pause. J’inspirai profondément, chassai les larmes qui menaçaient de perler, tenaillée par la douleur qui me brûlait la poitrine à la simple évocation du nom.
— Mais, dans la continuité du cycle, de nouveaux Loki sont appelés à représenter la Confrérie. Ainsi, en tant que troisième Élite, j’appelle Eva Selvigia Kaldtjis. Selon la tradition, quiconque a le droit de la défier s’il s’estime plus légitime à ce rang. S’il le désire, qu’il s’avance. Maintenant.
Selvigia avait carré les épaules lorsque Kaiser avait mentionné le cycle. À l’appel de son nom, elle s’était avancée sur l’estrade d’un pas assuré – même si j’avais vu le bout de ses doigts trembloter. Il n’y eut pas un murmure. Je souris, rassurée. De nous trois, sa position était la plus précaire. Mais, au vu de la réaction de la foule, elle n’avait rien à craindre. Après tout, le classement mentait rarement.
Adam s’étira nonchalamment, jeta un coup d’œil à mes ongles qui tapaient encore contre le mur, esquissa un sourire en coin. Avec la petite nuance provocatrice qu’il avait mis dedans, j’hésitai brièvement à lui coller mon poing dans la figure, mais décidai finalement de m’en abstenir. Il serait mal vu s’il montait sur l’estrade avec le visage ensanglanté, le pauvre.
— En tant que second Élite, j’appelle Adam Kaiser. Selon la tradition, quiconque a le droit de le défier s’il s’estime plus légitime à ce rang. S’il le désire, qu’il s’avance. Maintenant.
Un murmure secoua la foule, mais là encore, il n’y eut aucun mouvement dans les gradins. Je me relevai, prête à en découdre. Instinctivement, je vérifiai une dernière fois mon apparence dans le miroir posé tout près. Pour l’occasion, nous nous étions tous les trois vêtus de nos tenues de combat traditionnelles : armures de cuir et de métal et pelisses de fourrure. Parfait. J’inspirai profondément.
— En tant que première Élite et représentante officielle de la Confrérie, j’appelle Lilith Síverdín.
Le sort, je l’avais revu maintes et maintes fois. C’était une petite touche personnelle, inhabituelle, dans la tradition morne de la cérémonie. Je tendis les mains devant moi, fermai les yeux. Une puissante onde de choc naquit entre mes doigts, fit vibrer l’air tout autour, rejetant les rideaux sur le côté. Dans le silence de mort qui était tombé, je m’avançai, triomphale. Et, pour la première fois, Kaiser marqua un temps d’arrêt avant de reprendre.
— Selon la tradition, quiconque a le droit de la défier s’il s’estime plus légitime à ce rang. S’il le désire, qu’il s’avance. Maintenant.
Si j’étais nerveuse – et, il fallait bien l’admettre, légèrement agoraphobie face aux dizaines de personnes qui s’entassaient dans les gradins, et aux fenêtres qui encadraient l’arène – je n’en laissai rien paraître. Sur la façade neutre que je m’étais composée, je me permis même un léger sourire impertinent, assuré, et fis courir mon regard le long des étages aux fenêtres bondées, puis sur les gradins, jusqu’à localiser une certaine touffe blonde. Levi. Ce dernier me fixa droit dans les yeux, et secoua imperceptiblement la tête. Je haussai un sourcil, provocatrice, et glissai une œillade moqueuse en direction de la commandante. Son visage se décomposa en un instant. Blanc comme un linge, il se leva dans les murmures surpris qui s’élevaient autour de lui. Toute étincelle de combativité avait déserté ses yeux.
— Moi, déclara-t-il d’un ton faussement assuré.
Je ne fus pas la seule à déceler le léger tremblement de sa voix. Mais il ne se défila pas, et se dirigea vers les escaliers. Pendant qu’il descendait les marches qui menaient à l’arène, je scannai la foule. Tout le monde semblait le prendre pour un fou. Ce qui n’était pas faux. Je souris intérieurement, amusée par la situation délicate dans laquelle il se trouvait. Lorsqu’il atteignit enfin le sable de l’arène, je sautai souplement de l’estrade, allai me placer face à lui, et m’inclinai, mes lèvres étirées en un rictus narquois qu’il était le seul à voir. Il me rendit mon salut, crispé, le regard fuyant. Le voyant aussi nerveux, pris au piège, mes derniers restes d’angoisse s’évaporèrent. Je pris une longue inspiration, soufflai en me remémorant les conseils d’Ekrest, et souris, apaisée.
— Le vainqueur de cette compétition prend le titre de premier Élite et représentant officiel de la Confrérie. Le sort du perdant repose entre ses mains.
Kaiser venait de parler. Sa voix portait sans effort dans le lourd silence qui nous avait englués. Nous hochâmes tous deux la tête.
— Commencez.
Je passai une main dans mes cheveux, détendue. Les tournois de rang étaient une compétition magique entre deux membres de la Confrérie. Il s’agissait de montrer l’étendue de ses pouvoirs, de prouver qu’ils étaient supérieurs à ceux de l’autre. En théorie, c’était tout simple, mais dans les faits, la magie était fluctuante et aléatoire, et tout pouvait arriver, y compris les transformations irréversibles, les accidents, et quelques morts de temps à autre.
Je commençai doucement. Métamorphose élémentaire. Je modifiai uniquement la couleur et la longueur de mes cheveux. Levi m’imita, poussa un peu le changement de son côté. Sa peau prit une teinte chocolat, tout comme ses cheveux, et sa carrure changea. J’esquissai un sourire, projetai des étincelles autour de moi. Le scintillement suffit à distraire tout le monde. Discrètement, je fis quelques gestes précis avec mes doigts, murmurai à toute vitesse une incantation rituelle. Et, à la vue de tous, je disparus.
Levi grimaça, et adopta une position précise. J’analysai rapidement sa gestuelle, compris, ricanai intérieurement. Il préparait un sort de révélation. Trop lent, trop fastidieux.
Masquée derrière mon bouclier d’invisibilité, je me transformai en moineau. Le bouclier, qui me moulait comme une seconde peau, me suivit alors que je me déplaçais à l’autre bout de l’arène sans qu’un seul grain de sable ne bouge, et je me métamorphosai à nouveau en humaine, en profitant pour redevenir visible. Au même moment, Levi lança son sort à l’endroit où je me tenais précédemment. Rien ne se passa pour lui, mais les hoquets de stupeur des spectateurs qui me virent apparaître dans son dos suffirent à lui faire tourner la tête. Ses yeux s’écarquillèrent, il enchaîna sur une nouvelle série de gestes, tout comme moi.
L’affrontement se déroulait en silence, rythmé par les actions de chacun. Contrairement à la fois où j’avais affronté Adam, il n’y eut aucune effusion de sang. Nous passâmes par les invocations instantanées, la magie élémentaire, rituelle, et Levi sortit même un jeu de runes à un certain moment mais, au bout d’une quinzaine de minutes, cela n’eut plus d’importance. J’avais décidé d’en finir.
Je levai les mains. Une brume turquoise pâle s’en échappa, s’épaississant de seconde en seconde, recouvrit peu à peu tout l’espace, ternissant la lumière des braseros qui éclairaient l’arène. En quelques secondes, je ne voyais plus à deux mètres. J’inspirai profondément, songeant à Ekrest. Il avait, à ma connaissance, été le seul Loki vivant à réussir la transformation que je m’apprêtais à essayer. Je ne m’y étais jamais risquée jusque là, les risques de combustion spontanée étant bien trop importants. Si j’avais décidé de le faire aujourd’hui, c’était en souvenir de tout ce qu’il m’avait appris.
Je fermai les yeux, chassai de mon esprit toute réflexion qui aurait pu me perturber. J’oubliai Levi, Kaiser, la tireuse embusquée qui avait failli me tuer, les provocations d’Adam. Tout disparut, sauf une image : Ekrest, dans un déluge de flammes. J’élevai la main. Une fine couche protectrice de ma conception – une version retouchée de celle que mon mentor m’avait enseignée – recouvrit l’ensemble de mon corps et de mes vêtements. C’était une sensation étrange, à peine perceptible, comme de l’eau coulant sur ma peau nue. Désagréable pour la phobique de l’eau que j’étais. J’ignorai mon instinct, m’appliquai à fignoler ma couverture magique.
Ensuite, je créai deux flammes dans le creux de mes mains, et les alimentai. Ondulantes, elles remontèrent le long de mes bras, atteignirent mes épaules, s’enroulèrent autour de mon corps telles des serpents. Grâce à ma protection, elles dansaient sur ma peau sans me faire de mal, ne distillaient rien de plus qu’une agréable chaleur. Je rouvris les yeux un court instant. Un voile orangé mouvant, presque opaque, m’empêchait de distinguer ne serait-ce que le bout de mon nez. Pour l’instant, tout se passait bien. Mais on arrivait à la partie la plus compliquée.
Je laissai le souvenir de ma première métamorphose complète affleurer dans mon esprit, m’arrachant à moi-même un sourire amusé. J’avais dû réessayer trois fois avant de parvenir au bon résultat. Aujourd’hui, je m’attaquais au niveau supérieur. Il fallait que je garde le contrôle sur bon nombre de paramètres qui étaient totalement insignifiants dans une transformation normale, notamment la température du corps et l’apparence physique. Mais surtout, il fallait que je garde mon bouclier. Sinon, le feu me consumerait.
Mise en confiance par le sourire approbateur d’Ekrest qui avait suivi ma première réussite, je fermai les yeux, et me laissai couler dans mon nouveau corps. Ma peau s’étira, des os se déplacèrent sans que je ne ressente aucune douleur. Sur chaque main, mes doigts se fondirent en un seul. Mes pieds raccourcirent ; je griffai le sable de mes serres. Mon visage s’allongea, mon nez et ma bouche fusionnèrent en un long bec pointu.
Dans le même temps, mon bouclier s’affina. Les flammes sur ma peau devinrent brûlantes. Je claquai du bec, bloquant la nervosité qui aurait pu tout faire échouer, luttant pour maintenir la fine pellicule magique en place.
Et, brusquement, mes paupières s’ouvrirent. Je cessai de ciller, étendis mes nouvelles ailes, déployant un plumage flamboyant, entouré d’un halo de lumière. Quelques battements suffirent pour dissiper la brume que j’avais formée jusque là. Je fixai l’assemblée de mes yeux de rapace, brassant lentement l’air pour me maintenir en hauteur, flammes dansant le long de mon corps.
Un phénix.
Une immense clameur d’admiration s’éleva, véritable tempête d’acclamations et d’applaudissements qui secoua le Manoir. Tout le monde dans les gradins était debout, ceux aux fenêtres hurlaient et tapaient dans leurs mains. Même Kaiser affichait un air impressionné de circonstance qui me ravit au plus haut point. Je poussai un cri aigu, triomphal, regard braqué sur Levi, qui tressaillit, et recula précipitamment.
Le retour fut bien plus simple. Quelques secondes supplémentaires suffirent pour que je récupère ma forme humaine, fasse disparaître la fournaise autour de moi, et dissipe le bouclier contre la chaleur que j’avais formé. Et, en digne diva que j’étais, je m’inclinai profondément devant la foule qui scandait mon nom. Tête basse, masquée derrière un rideau de cheveux noirs, je m’autorisai à laisser couler une larme solitaire, en mémoire de mon mentor, submergée par une vague de gratitude aussi puissante qu’impossible à exprimer. Même si mes flammes étaient éteintes, j’avais l’impression de me consumer toute entière. Et je ne savais pas si c’était de tristesse ou de fierté.
Kaiser, debout à côté de l’estrade, cherchait à accrocher mon regard. Dès qu’elle y fut parvenue, elle ne me lâcha plus. Je me soumis à l’inspection sans broncher, les yeux encore humides, un sourire aux lèvres. Elle leva une main, sans me lâcher des yeux. Un fin ruban de flammèches claires s’échappa de ses doigts, vint dessiner des arabesques au-dessus de nos têtes, inscrivant un mot dans le ciel en lettres de feu. « Silence. »
Cependant, le tumulte ne se dissipa pas immédiatement pour autant. Il fallut une bonne minute pour que tout le monde se calme, s’asseye à nouveau. Dès que ce fut le cas, la commandante reprit en main la cérémonie, imperturbable. Impressionnée, mais imperturbable.
— Lilith sort vainqueur de l’affrontement. Le choix t’appartient.
Levi s’était retranché presque à l’autre bout de l’arène, terrifié par la puissance que je venais de manifester. Le phénix était la transformation la plus complexe possible, réalisée uniquement par les meilleurs. Moi-même, j’étais encore stupéfaite de l’avoir réussie. Mais l’heure de son jugement avait sonné pour lui.
Malgré la promesse que je lui avais faite quelques jours plus tôt, celle de ne pas le tuer, l’éclat de peur au fond de ses yeux était indéniablement présent. Seuls ceux qui ont quelque chose à se reprocher ont peur de la mort, avait un jour dit mon mentor adoré. Levi, à l’heure actuelle, avec ses pupilles étrécies et ses yeux écarquillés, avait l’air tout sauf innocent. Mais, selon la tradition, il fut contraint d’avancer jusqu’à moi. De faire face à son sort. Il n’avait pas le choix.
Je fis apparaître mon épée, jetai un coup d’œil à Selvigia. Elle me rendit mon regard, impassible, scellant le sort de Levi en un accord commun, muet. Ce serait une juste vengeance
Je levai mon épée, calme, apaisée.
Si tu décides de le tuer, offre-lui une mort digne. Rapide, efficace. Pas de bavures.
Ma lame cingla l’air, en écho aux mots d’Ekrest. Parée à l’impact entre les os et le fil aiguisé, je me tendis, mon regard planté dans celui de mon demi-frère, qui ne reflétait que terreur, stupeur et incompréhension.
— Arrête.
La voix, claire, posée, était chargée d’une telle autorité que je stoppai mon geste sur-le-champ. Le fil de l’épée s’immobilisa à quelques millimètres de la jugulaire de Levi, qui cilla, mais ne bougea pas d’un cheveu. J’avalai ma salive, tournai la tête. Au milieu de l’estrade, dans un tourbillon de brume, se matérialisait une figure bien trop connue. Pommettes hautes et regard vif, cheveux roux sombres, tenue moderne, sobre mais élégante. Loki, dans toute sa splendeur.
Pour une fois, son visage n’était pas vraiment masculin. Ni féminin, en fait. Androgyne, un mélange parfait entre les deux, représentation de sa dualité. Père pour certains d’entre nous, mère pour d’autres.
Il me coula un regard. Une petite flamme froide brillait au fond de ses iris, une nuance que je ne lui avais jamais vue, pas lorsqu’il s’adressait à moi, en tout cas : de l’impatience. Je reculai d’un pas, fis disparaître mon épée. Mais il me fixait toujours. Il attendait autre chose. Je me mordis les lèvres, allai me planter entre lui, Adam et Selvigia, à la place qui me revenait. Première Élite de la Confrérie.
Loki détourna les yeux, accrocha le regard de Levi. Je ne compris pas vraiment quel genre de courant passait entre eux. Rien de tangible ou de matériel. Mais, tout comme j’avais instinctivement compris ce qu’on attendait de moi, Levi se releva, grimpa sur l’estrade, se plaça à la droite de sa mère et, sans mot dire, la commandante se glissa à côté de lui. Nous ne formions plus qu’une longue file face à la foule. Selvie, Adam, moi, Loki, Levi, Kaiser. Tout le monde nous fixait.
— L’heure approche, déclara Loki d’une voix claire. Bientôt viendra le dernier affrontement. Vous avez devant vous vos leaders : Lilith, Adam et Eva, qui forment votre Élite, Kaiser…
Je crus distinguer une pointe de sarcasme dans le ton, mais je n’aurais pas pu en être certaine. Sans savoir pourquoi, j’avais l’estomac noué, l’instinct en alerte. J’avalai difficilement la salive, attendant et redoutant en même temps la suite. Jamais notre père ne s’était matérialisé ainsi devant l’ensemble de la Confrérie.
— … votre commandante, et Levi. L’Élu.
Je plongeai au fond d’un abysse d’horreur absolue lorsque cinq cent Loki de pur sang, descendants directs du dieu, ainsi que trois bonnes centaines d’enfants de seconde génération, s’agenouillèrent dans un même mouvement. Le rêve et la gloire viraient au cauchemar. Ce n’était pas une promotion qu’on venait de m’offrir. C’était un aller simple pour le gouffre de la déchéance. Un chemin sans retour.
Une goutte de sang perla sur ma lèvre inférieure. Je tournai imperceptiblement la tête à gauche, croisai le regard atterré de Selvigia et celui, choqué, d’Adam. À droite, l’air stupéfait de Levi aurait valu tout l’or d’Andvari, s’il n’y avait pas eu le visage neutre et tranquille de Synnöve Kaiser à côté de lui.
« L’heure est venue. »
Je compris. Trop tard.
J’avais participé à l’ascension fulgurante de la personne que je détestais le plus au sein du Manoir. Inconsciemment, j’avais provoqué sa nomination. Et, pire, je m’étais ridiculisée devant toute ma famille. Parce que je serais bientôt connue uniquement comme celle qui avait failli tuer l’Élu. Levi allait en faire tout un drame, je le voyais déjà venir. Mais, contrairement à moi, sa parole serait appuyée par la décision de Loki.
La haine, meurtrière, dévastatrice, qui m’enserra le cœur dut transparaître sur mon visage. Je serrai mes poings tremblants, alors que les lèvres de Levi s’étiraient vers le haut, hésitantes. Peu à peu, son sourire s’affirma. Heureux. Triomphant. Assuré.
Et mon cauchemar prit du relief alors que je réalisais lentement, tout comme lui, ce que sa nomination impliquait. Après tant d’années de travail, tant de sacrifices, tant de manigances et de luttes acharnées pour me faire reconnaître à ma juste valeur, j’allais devoir détourner les yeux. Baisser la tête. Le voir gagner tous les honneurs. Me faire éclipser. Me laisser éclipser.
Le venin de la rancœur se déversa dans mes veines, dévorant tout sur son passage, ne laissant derrière lui qu’une acide et douloureuse vérité.
Ce triomphe aurait dû être le mien.
| † | † |
— Si c’était une blague, elle était de très mauvais goût.
Assise dans le grand bureau meublé de roux, dos à la fenêtre qui donnait sur Labyrinthe, je faisais de mon mieux pour garder mon calme. Et, malheureusement, mes méthodes n’étaient plus vraiment efficaces. Je me sentais sur le point de craquer. Pour peu, j’aurais pu mordre.
— Ai-je l’air de plaisanter ? rétorqua Kaiser.
— Un peu, oui… répliquai-je, fielleuse.
Les regards de Selvigia et d’Adam faisaient des allers-retours entre Kaiser et moi, comme s’ils suivaient un match de tennis. Ce qui, en soi, aurait pu être le cas. J’inspirai profondément par le nez, songeai à Ekrest, qui m’aurait conseillé des séances de yoga. C’était sa manière à lui de faire de l’ironie, puisqu’il savait que je détestais ça.
— Tu es devenue bien mauvaise juge d’humeur, alors…
Si j’avais été fielleuse, le ton de Kaiser dégoulinait de miel. Et de sarcasme. Une fausse sympathie enrageante qui me donna l’impression que j’avais avalé une fiole d’acide – sensation bien trop familière pour être agréable.
— Je suis meilleure. Il n’a absolument pas les compétences nécessaires, n’est même pas polyvalent.
— Je suis quatrième dans le classem…
— Ta gueule, abruti, jappai-je, agacée. On ne t’a pas sonné.
Probablement encore habitué à m’écouter aboyer des ordres et l’insulter de tous les noms d’oiseaux que je connaissais, Levi se tut. Loki en soit remercié, il ne comprenait pas encore les implications de son titre.
Ça n’allait pas tarder.
— Pense à t’excuser audit « abruti » juste après cette conversation, d’ailleurs… glissa Kaiser avec à-propos.
— Et pourquoi donc ?
— Parce que c’est ton Élu.
Le sérieux dans la voix de la commandante m’ébranla profondément, bien plus que je ne me permis de le montrer. La décision de Loki était absconse. Stupide. Irrationnelle. Aberrante. Même en admettant qu’on puisse éventuellement changer l’issue du Ragnarök – j’avais mes doutes, mais tant pis – n’importe qui aurait plus mérité ce titre que Levi, Selvigia et Adam en tête de liste, si l’on m’excluait, moi. Kaiser aurait pu être l’Élue. Même Sam avait plus d’honneur que ce crétin de blondinet, qui venait actuellement d’empocher le jackpot divin. La place la plus convoitée des Neuf Mondes, l’honneur ultime, le titre légendaire.
Levi.
Élu.
Quelle vaste blague.
— Il n’a pas le dixième de ma puissance, protestai-je. Comment pourrait-il…?
— Il a prouvé sa loyauté bien plus souvent que toi.
Je fronçai les sourcils, devinant les implications de la tournure de phrase. J’étais la plus jeune de ma fratrie. Certes. Et alors ?
— J’ai donné quinze ans de ma vie.
— Je suis là depuis le triple.
— Je ne t’ai toujours pas sonné, grognai-je à l’intention du blond sans lâcher le regard de Synnöve Kaiser.
— Et je ne t’ai pas demandé la permission de parler, rétorqua-t-il. Ça te dérange ?
Oh, par Loki…
Le match de tennis qu’Adam et Selvigia suivaient sans intervenir se reporta sur un autre terrain, bien plus glissant et dangereux. Ma sœur et meilleure amie se tendit imperceptiblement, mais ne pipa mot. J’étais la seule à oser protester ouvertement. Probablement parce que mes exploits, depuis mon arrivée dans la famille, m’assuraient de ne pas être mutée aux archives sur-le-champ.
— Oui. Parce que tu n’as rien fait pour mériter cet honneur.
— Parce que tu crois que toi, oui ? releva-t-il, sceptique.
— Contrairement à toi, j’enchaîne les missions. En quinze ans, j’ai fait ce que tu as fait en cinquante, cinglai-je, provocatrice. Et je suis la plus puissante, tu te rappelles ?
De minces flammèches dansèrent le long de mes doigts ; j’esquissai un sourire de requin. Levi pâlit à l’évocation du phénix, mais demeura campé sur ses positions.
— Apparemment, ce n’est pas ce qui compte pour Mère.
— Peut-être que c’est la lâcheté et les coups dans en traître, alors ? Ça, c’est ta spécialité, non ? Les poignards dans le dos de ta propre famille, effectivement, tu donnes un bel exemple…
— Ça suffit, intervint Kaiser. Levi a été nommé.
J’eus l’impression de me heurter à un mur ; l’air fut expulsé de mes poumons. C’était l’autorité suprême qui en avait décidé. Et elle réclamait le respect qui lui était dû.
— Mais ce n’est…
— Cette discussion est close, Lilith.
— Je ne…
— Close, répéta-t-elle, avec plus de fermeté dans la voix.
Réduite au silence, je me mordis les lèvres. Si j’avais pu détruire ses meubles à coups de pied furieux, je ne m’en serais pas privée. Les basses profondes qui vibraient à l’étage juste au-dessus n’aidaient en rien à me calmer. Déjà, on célébrait les nominations. Déjà, c’était officiel. Je n’avais pas mon mot à dire. Et cette injustice criante m’étouffait lentement. Me consumait.
— Ne comptez pas sur moi pour travailler avec lui, finis-je par gronder.
Pour la première fois, l’expression de Kaiser devint franchement menaçante. Sa voix s’éleva, sifflante, comme celle d’un serpent, insidieusement agressive.
— Tu feras ce qu’il faut dans l’intérêt de la Confrérie.
Je plantai mon regard dans le sien, mais ses yeux turquoise étaient si ombrageux que je dus tourner la tête. N’y tenant plus, je bondis sur mes pieds et fusai hors de la pièce sans demander mon reste. Mon cœur battait à un rythme effréné, mes mains tremblaient. J’avais besoin de me vider. D’oublier. J’accélérai le pas, descendis les escaliers quatre à quatre, surpris des regards attristés et emplis de pitié qui ne parvinrent qu’à faire grimper ma fureur encore d’un cran. Un long frisson descendit le long de mon échine, les battants de la grande porte d’entrée faillirent sauter de leurs gonds lorsque je les repoussai d’une violente décharge d’énergie. Un courant d’air glacial s’engouffra dans le hall, fouetta mon visage. J’entendis quelques hoquets derrière moi, mais les ignorai, et sprintai vers le Labyrinthe sans me retourner.
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