Chapitre 8
Jusqu’au retour, nous n’abordâmes plus de sujets qui fâchaient. Après quelques minutes de silence glacé et désagréable – chose que je n’avais encore jamais connue avec Selvie – nous nous étions mises à courir, avions fait une petite heure de tout terrain, et étions revenues au Manoir, qui émergeait lentement de sa magistrale cuite de la veille. Selvigia me lâcha aux abords du secrétariat, fit un bref crochet par la cafétéria, et revint avec un panier de croissants en main, et Adam sur les talons. Tous les deux, ils s’installèrent face à moi dans la pièce exiguë dont la fenêtre donnait sur l’entrée du Manoir.
— Qu’est-ce que vous fichiez dehors à cette heure-ci ? demanda Adam, décidément trop curieux.
— On courait, répliquai-je du tac au tac. On ne gonfle pas nos muscles par magie, contrairement à toi.
Mouché, il ferma son clapet, et j’étouffai un ricanement narquois. Pour être franche, je ne l’avais jamais vu sur un tapis de course. Par métamorphose, il pouvait prendre n’importe quelle apparence, et même s’il était resté allongé dans son lit durant un mois, il aurait pu parader avec le corps d’un athlète de haut niveau.
Je me calai un peu plus confortablement sur la chaise de bureau derrière l’ordinateur, entrai mes identifiants, puis consultai les registres jusqu’à trouver qui était censé s’occuper du secrétariat aujourd’hui. C’était une certaine Sylvia qui, si mes souvenirs étaient bons, bossait comme indic’ pour Selvie. Je lui envoyai un bref message pour lui dire de rester tranquillement au lit ce matin, puis commençai à parcourir le calendrier de la Confrérie, à la recherche des évènements du jour. Kaiser n’avait pas eu tort en m’assignant ici, c’était un travail long et rébarbatif, une juste punition pour quelqu’un qui détestait la paperasse. Mais, avec les deux autres Élites assis en face de moi, déjà en train de se chamailler, j’avais de bonnes distractions, Loki en soit remercié.
Bien vite cependant, le téléphone sonna, et je dus décrocher de la conversation passionnante qui se déroulait en face de moi, pour me concentrer sur un intermédiaire humain à l’anglais méchamment accentué, qui se plaignait de retards sur les commandes. Écoutant d’une oreille distraite sa litanie de lamentations, je commençai à pianoter sur l’ordinateur, à la recherche de ladite commande.
— Mais tu ne veux pas arrêter, oui ? pestait Selvigia en arrière plan. Il y avait une Frigg, je n’ai rien pu faire ! Elle sentait notre aura à trois kilomètres, et les Heimdall ont rappliqué en deux secondes !
Je haussai un sourcil interrogateur, mais Adam ne m’adressa pas un regard. Son ton bas, virulent et agressif, me donna la chair de poule.
— Et alors ? Tu aurais pu la protéger, non ?
— Tu n’avais qu’à être là aussi, si tu tenais tellement à elle ! cingla ma sœur.
Blême, notre demi-frère se recula sur sa chaise. Ses yeux turquoise brûlaient d’une soudaine rancœur si intense et profonde que je décrochai quelques secondes de la conversation que je tentais d’entretenir avec mon interlocuteur australien. Ce fut seulement lorsqu’il me rappela à l’ordre en me demandant si je l’entendais que je me repris.
— Mmhm, écoutez, marmottai-je à haute voix, je vais appeler à Madrid, voir si on peut raccourcir les délais la prochaine fois, ça les convaincra peut-être d’être à l’heure.
Mon interlocuteur, le gérant d’une filiale humaine quelconque, pesta encore pour la forme, mais accepta que je le rappelle. Je raccrochai après une dernière salutation polie, poussai un soupir ennuyé.
— Dis, tu ne veux pas te reconvertir en secrétaire, par hasard ? Après tout, tu m’as l’air d’être une véritable pro dans ce domaine…
Adam me singeait, se fichait de moi, mais je voyais qu’il n’avait pas totalement digéré ce que Selvigia venait de lui balancer. Je roulai des yeux, lèvres pincées.
— Ça t’arrangerait, pas vrai ?
Il hocha la tête, sourire aux lèvres, sans chercher à démentir. Après tout, pourquoi cacher ses intentions quand tous les connaissaient ? Je voyais presque les rouages dans son cerveau qui tournaient à toute vitesse, cherchant toutes les possibles opportunités que mon départ éventuel pourrait lui offrir. Je lui adressai un sourire faussement compatissant, narquoise.
— Mon pauvre…
Une brusque flambée de haine, visible sur ses traits qui se crispèrent un bref instant, m’avertit de ne pas le pousser trop dans ses retranchements. Selvigia semblait déjà l’avoir fait suffisamment, et Adam était dangereux. Pas autant qu’il le croyait, mais il pouvait me compliquer la vie bien au-delà du nécessaire. Et je n’avais absolument pas besoin de ça en ce moment. Le nouvel Élu était déjà bien assez compliqué à gérer en lui-même, et, pour une fois, mes négoces d’opium étaient stables. Ils avaient pâti de la rage d’Adam à mon arrivée dans l’Élite, je n’avais pas envie de reprendre nos petites guerres territoriales aujourd’hui, quatre ans après. J’espérais sincèrement, pour moi comme pour lui, qu’on avait enfin dépassé ce stade, mais vu son œillade meurtrière, j’avais des doutes à ce sujet.
— M’enfin. Vous parliez de quoi ?
Ils échangèrent un regard tendu, et Selvigia finit par marmonner :
— Une vieille mission foireuse.
Je fronçai le nez, étonnée. Ma meilleure amie n’avait pas eu d’opération « foireuse » depuis au minimum un an et quelques. La seule dont je me souvienne avait eu lieu à Moscou… et effectivement, il me semblait avoir lu quelque chose à propos d’une configuration Thor-Frigg-Heimdall en face, un combo un peu moins classique que le Heimdall-Odin-Thor habituel, mais qui pouvait faire tout autant de dégâts.
— Moscou ? relevai-je, consciente que j’étais en train de remuer le couteau dans la plaie.
Adam détourna le regard, et Selvigia grimaça, pâle, apparemment blessée, elle aussi. Ils discutaient bel et bien de Moscou. Mais qu’est-ce qui les avait liés à ce point-là, dans l’affaire ? Adam n’avait pas participé à la mission, après tout, il n’y avait aucune raison qu’il reproche quoi que ce soit à Selvie… À moins que…
Tu aurais pu la protéger.
Mais qui ?
Mes doigts coururent sur le clavier, à la recherche du rapport, qui traînait quelque part dans les archives. Il me fallut un moment pour le localiser, vu que je ne me souvenais pas de la date, mais je finis par le repérer en filtrant par rapport aux sites, et commençai à lire en diagonale. Surveillance routinière d’une base Frigg, équipe repérée malgré les précautions prises contre les pouvoirs des Frigg, qui pouvaient détecter l’aura magique d’un demi-divin. Les Thor présents par hasard dans la zone avaient rappliqué en quatrième vitesse, avaient fait exploser un pâté de maisons. Une seule victime, qui n’avait pas pu déguerpir à temps, l’élève d’Adam de l’époque.
Un instant, le visage de la gamine, dont je me souvenais vaguement, vint flotter devant mes yeux. Selvigia avait dressé un bouclier au-dessus de la baraque que les Loki avaient utilisé pour se défendre, mais elle n’avait pas pu tenir longtemps contre un Thor classe F1, l’équivalent d’un Élite de la Confrérie. La foudre avait pulvérisé l’immeuble ainsi qu’une poignée de bâtiments aux alentours, et Vanessa, l’élève d’Adam, n’avait jamais été recensée parmi les survivants. Elle avait été perdue de vue au moment de la fuite hâtive, et les chances qu’elle s’en soit sortie étaient plus que minces. En outre, si elle avait survécu, elle connaissait les protocoles de sécurité, et aurait rejoint la Confrérie par un autre moyen. Je me rappelais avoir songé que, à dix ans déjà, elle était débrouillarde.
Le fixe sonna à nouveau, affichant un numéro inconnu au registre. Je cillai. S’il n’y en avait pas, c’était important, on avait pris le temps de rendre l’appel impossible à tracer. C’était donc soit une filiale militaire de la Confrérie, soit… une Maison ennemie. Je pris une courte inspiration, laissai sonner, attendant que les deux gamins en face de moi – à nouveau en train de se disputer – se taisent. Ironie, j’étais la plus jeune de nous trois, avec quatre décennies de moins que Selvie, sans même parler d’Adam, qui avait plus d’un siècle et demi au compteur.
Quand ils remarquèrent – enfin ! – que je ne décrochais toujours pas, ils la fermèrent tous les deux. Je leur lançai un regard assassin, mis un doigt sur mes lèvres, vissai le casque combiné à un micro sur ma tête et m’adossai à ma chaise.
— Jörm Inc. que puis-je faire pour vous ? fis-je avec la voix anglaise la plus pincée et clichée que je puisse prendre.
— Épargnez-moi vos salades, et passez-moi un supérieur. Le plus haut placé que vous pouvez trouver.
La voix cassante, indubitablement féminine et frustrée, hérissa les poils sur mes bras, mais je me fis violence pour rester polie. Kaiser aurait détesté que j’envoie bouler une Maison ennemie. Étaient-ce les Njörd ? Les Thor ? Les Frigg, peut-être ?
— C’est à quel sujet ?
— RMC.
Rançon entre Maison et Confrérie. Je ne pus dissimuler un sourire de louve, qui fit étinceler les yeux de Selvigia, et froncer les sourcils d’Adam. Eux n’entendaient rien, mais ils me connaissaient bien trop pour ne pas se douter que je tramais quelque chose.
— Quel individu ?
— Séraphin Cobb, Maison de Týr.
Sur le coup, je faillis bien éclater de rire, dus me mordre l’intérieur des joues pour me contenir. C’était la meilleure nouvelle qu’on m’ait annoncée depuis la nomination de ce crétin de Levi.
— Patientez une minute…
Je coupai mon micro, fermai le rapport de Moscou pour chercher mon propre kidnapping. J’étais certaine que Sam, qui avait été mon référent de mission, avait ajouté des notes ou des estimations pour la rançon. Il ne me fallut que quelques secondes pour trouver la fiche de mon prisonnier, avec une jolie photo de profil prise par moi-même au coin d’une rue. Une grimace m’échappa quand je vis les nombres que mon homme de main avait notés dans un coin, bien trop bas pour me convenir. On parlait de Séraphin Cobb, fils de Týr de première génération et responsable de la communication entre sa Maison et celle de Thor. Rien que pour ça, soixante millions n’étaient pas assez ; j’étais sûre de pouvoir obtenir le double sans mal, peut-être même plus.
Selvigia leva un sourcil en voyant ma mimique grincheuse. Je lui adressai un sourire éclatant.
— Cobb, rançon, résumai-je avec un léger rire, juste avant de rallumer mon micro. Gabriella, j’écoute.
— Vous êtes la même que précédemment, grinça la négociatrice en face, pas dupe.
Une pointe d’amusement transparaissait dans ma voix lorsque je répondis :
— Exactement. Je suis en charge de Cobb. Vous êtes ?
Un instant de silence succéda à cette réponse. Adam et Selvigia recommencèrent à se taper dessus, mais en mode muet, par signes, toujours à propos de la même mission. Leur gestuelle était calme, posée, et causait un violent contraste avec l’agressivité de leurs regards, qui aurait fait hésiter un combattant émérite.
— Essia Winston, annonça finalement la femme.
Dans les Maisons æsir, chaque responsable haut placé avait un négociateur attitré, chargé de se débrouiller pour le faire sortir d’une éventuelle prison au plus vite, en payant bien sûr le moins possible. Mais malheureusement pour elle, je n’étais pas Sam, et j’allais lui donner du fil à retordre. Outre le fait que c’était une Heimdall – les plus pénibles des Æsir – c’était elle qui venait négocier, pas moi qui la suppliais de me donner l’aumône. Et si elle n’acceptait pas mon offre, je gardais Cobb, et avec tout ce qu’il pouvait encore me dire, j’avais largement de quoi satisfaire Kaiser.
Je comprends ce que tu ressens, gesticulait Selvie, mais je ne pouvais rien faire. Il y avait des Frigg.
Le signe pour Frigg était littéralement « maîtresse de la salle des marécages », un Kenning – une formulation poétique – souvent utilisée dans les récits nordiques. Cela évitait d’avoir à épeler les noms des dieux – à condition de bien sûr connaître les kenningar associés à chacun d’entre eux, et ils en avaient pléthore !
Adam cilla, mais répondit aussi sec : Tu ne sais pas ce que tu dis. J’aurais préféré que…
Il s’interrompit avant de finir sa phrase en langage des signes, et je fronçai les sourcils. Quelque chose, dans son regard, dans sa posture, m’interpellait. Toujours cette même rancœur qui transparaissait dans son expression, mais surtout, j’avais l’impression qu’il s’était arrêté pour ne pas dire quelque chose de compromettant. Mais je n’eus pas le temps de l’interroger sur la fin de sa phrase. Mon interlocutrice avait fini par céder au traitement silencieux que je lui imposais, par trois simples mots.
— Soixante millions, demain.
Les estimations de Sam étaient cohérentes, vu ce que les Týr auraient aimé payer, remarquai-je. Mais il était hors de question que je me fasse arnaquer ainsi. Je sentis une décharge d’adrénaline se déverser dans mon sang alors que la tension familière de la négociation me comprimait le ventre.
— Cent soixante.
— Cent.
— Cent quatre-vingts.
— Vous foutez pas de ma gueule, non plus.
Je me permis un léger rire.
— Je n’oserais pas. Par contre, vous, vous vous fichez clairement de moi. Parce qu’avec les infos qu’il possède, il vaudrait clairement le double. Et, à votre place, je m’inquiéterais un peu plus pour lui. Plus vous le laisserez là, plus il va parler.
— Vous n’êtes pas en mesure de…
— On va faire un marché, l’interrompis-je. Je lance un chrono, et toutes les quinze secondes, on monte de cinq millions et trois jours. Top chrono !
Je jetai un regard à l’horloge numérique sur l’ordinateur. 6:37:28. À côté de moi, Adam fit semblant de s’étouffer en silence, et Selvigia contint difficilement un éclat de rire. C’étaient les méthodes d’Ekrest. Il s’agissait de ne jamais revoir à la baisse, bien au contraire. Plus l’acheteur montait, plus on montait aussi, pour finir sur le seuil qu’on avait fixé au départ. C’était d’autant plus impressionnant que cela marchait très souvent… en tout cas quand les rançons concernaient les prisonniers importants.
Aux légers grésillements que j’avais entendus jusque là en lieu et place de mutisme succéda un grand vide dans mes écouteurs. Je devinai qu’Essia Winston avait coupé son micro. Ils devaient être au moins quatre, à mon avis, une configuration classique. Les Týr étaient de ceux qui jugeaient et jaugeaient chaque décision, soupesaient chaque petit détail. L’important, ici, était de ne pas leur en laisser le temps.
— Cent quatre-vingt-cinq, lâchai-je, quatre jours à partir de maintenant.
Rien. Je me mordillai les lèvres, partagée entre excitation et nervosité, comme toujours. C’était une pulsation familière dans mes veines, similaire à celle que me procurait le terrain, euphorisante. Ils pouvaient refuser, certes, mais je garderais alors Cobb, et ça, c’était hors de question pour eux.
— Cent quatre-vingt-dix, une semaine. Tic, tac.
Grésillements. Je souris, attendis. Même s’ils baissaient de cinquante pour cent et le mettaient à demain, j’accepterais.
Enfin, peut-être.
— Cent trente, demain.
En fait, non.
— Deux cent, dix jours.
La frustration, à l’autre bout, fut perceptible. Elle gronda, coupa à nouveau. 6:38:17. Je trépignais, parée à annoncer la prochaine somme. On aurait dit une vente aux enchères, et Selvie l’avait très bien compris. Une feuille de papier en main, marquée d’un numéro au hasard – cent treize – elle singeait une bourgeoise bien trop aisée. À côté d’elle, Adam faisait semblant de pleurer sur son sort, comme si c’était lui qui allait devoir payer la facture. Tout ça de façon totalement caricaturale et exagérée. J’avais mal aux zygomatiques à force devoir taire mon hilarité.
— Deux cent…
— Cent soixante-dix, et que Nídhögg te bouffe les entrailles.
— Quel plaisir de traiter avec vous, ricanai-je. Adjugé vendu, demain, huit heures. Je vous communiquerai le lieu deux heures avant.
Elle voulut protester, je lui raccrochai au nez. Et, enfin, je me permis d’exploser de rire, tout comme ma meilleure amie. Les joues rouges, la mâchoire douloureuse et les abdominaux contractés, je dus essuyer une larme de joie.
— Combien ? lâcha Selvigia entre deux hoquets.
— Cent soixante-dix, parvins-je à hoqueter.
Adam se laissa retomber dans sa chaise, et je lui adressai un sourire éclatant, ravie. Cent soixante-dix au total, cela signifiait quarante millions droit dans ma poche, et le reste à la Confrérie en mon nom. L’apaisement qui remplaçait doucement l’adrénaline me permit de prendre une profonde inspiration amusée, tandis que le brun soupirait, blasé, refusant d’admettre qu’il était impressionné.
— Tu es cinglée… ça va massacrer nos relations avec eux.
— Révise tes techniques, provoquai-je, on négocie selon nos termes, pas les leurs.
| † | † |
13:21:54. Les cliquetis réguliers de l’aiguille des secondes rythmaient mon attente. Le visage sévère en aurait fait fuir plus d’un, sans même parler des yeux turquoise qui semblaient vouloir me sonder jusqu’au fond de mon âme et découvrir tous mes secrets. Maintenant qu’elle était réellement furieuse, maintenant qu’il y avait ce feu glacé qui dansait au fond de ses pupilles, je ne pouvais pas occulter la ressemblance avec mon père. Ils avaient tous les deux cette même détermination, cette même capacité à discerner la plus ténue inflexion qui me trahirait.
Mais, contrairement à Kaiser, j’avais un avantage certain et tangible. Quand j’avais été convoquée, c’était Sam qui était venu me chercher. Nous n’avions échangé que quelques phrases, à un angle de couloir bondé, au milieu de prunelles turquoise qui allaient et venaient, et j’avais obtenu trois coups d’avance sur ma commandante. Je ne me rappelais pas en avoir eu un jour autant.
À côté de Kaiser, debout, poings serrés, Levi se contenait à peine. Il tremblait de tout son corps, haine suintant par le moindre pore de sa peau, son regard meurtrier braqué sur moi. Son pied battait la mesure, une fois toutes les deux secondes. 13:22:14. 13:22:16.
Cependant, même si j’avais trois coups d’avance théoriques, tout dépendait de ce dont cet imbécile d’Élu se souvenait de la soirée de la veille. J’avais pris le maximum de précautions, mais rien n’empêchait un flash subit qui pourrait m’être fatal. J’allais devoir la jouer fine, et cela provoquait de terrifiants et exaltants frissons le long de ma colonne vertébrale. Je pouvais me faire bannir, voire me faire exécuter, si ça tournait mal.
— Lilith, on ne vais pas y aller par quatre chemins. Ce midi, Levi s’est réveillé, ligoté et bâillonné au milieu du Labyrinthe, incapable d’utiliser ses pouvoirs.
Je levai vers le concerné un regard sceptique. Il me retourna une œillade flambant de rage.
— Qu’est-ce que tu foutais dans le Labyrinthe ?
— C’est la question qu’on te pose.
Je détestai immédiatement ce « on », qui me laissa d’autant plus de sueurs froides que Kaiser ne le contredit pas. Mes émotions faisaient les montagnes russes, et j’adorais et détestais cela en même temps. C’était cette sensation enivrante quand on savait qu’on avait commis un crime, et qu’il ne restait plus qu’à couvrir ses traces pour s’en sortir indemne. Je fis face à ce regard haineux sans sourciller, la respiration sereine mais le cœur battant.
— Je suis au secrétariat depuis ce matin, ne viens pas me faire des reproches quand toi tu te réveilles à midi.
Kaiser eut l’excellente idée de lui intimer le calme d’un geste, avant qu’il ne me saute à la gorge ou qu’il ne m’agonisse d’injures. Ce fut vers elle que je me tournai.
— On est d’accord, la question que vous me posez, c’est qu’est-ce que j’ai à voir là-dedans ? Et on est tout autant d’accord que s’attaquer à l’Élu le soir de sa nomination, pendant une soirée publique, c’est se tirer une balle dans le pied ?
La commandante ne démentit pas. Je m’adossai un peu plus confortablement dans mon siège, pesant chaque mot.
— Levi, est-ce que tu…
— Je veux entendre ta version, Lilith.
Je ne veux pas te laisser aligner ta version à celle de Levi, traduisis-je en silence. Je lui adressai un sourire contrit, hochai la tête, mais terminai ma question malgré tout :
— Est-ce que tu te rappelles combien tu as bu ?
Il secoua lentement la tête, et j’avisai l’air désabusé de Kaiser. J’étouffai un sourire, devinant déjà le terrain qui s’offrait à moi.
— Après la cérémonie, je suis allée courir deux ou trois heures, puis je me suis pointée à la fête. Tu y étais déjà depuis un moment, en compagnie de ton rhum et de tes fidèles adoratrices. Tu étais déjà saoul à ce moment-là. Est-ce que tu te souviens de ce que je t’ai dit ?
— Que tu n’étais pas d’accord, mais que pour ce soir, tu dirais que je la méritais. Et on a trinqué.
— Magnifique, tu t’en souviens ! ricanai-je, fielleuse. Ensuite, on a bu, un autre type s’est ramené en cours de route, et, au bout du quatrième round, tu as abandonné. Jusque là, on est d’accord ?
De mauvaise grâce, il acquiesça. Je coulai un regard à Kaiser, qui suivait mon récit avec attention, pianotant sur sa table du bout de ses ongles de gel, rythmant mes phrases. Elle, je ne l’avais jamais vue boire, et je doutais qu’elle apprécie les bourrages de gueule des mercredis soir, d’autant plus que ça mettait généralement le troisième étage sens dessus dessous.
— On est sortis, parce que tu avais besoin de prendre l’air, et…
— Tu l’as aidé à sortir ? releva la commandante, sceptique.
— Eh, je n’étais pas sobre non plus ! me défendis-je, faussement virulente. Mais ouais, j’ai une centaine de témoins. Puis…
— … tu m’as attrapé par le col et tu m’as menacé de me balancer par la fenêtre.
Il m’avait coupé l’herbe sous le pied. Ou du moins, il avait essayé. Je ne cillai pas, ne bronchai pas. C’était une partie d’échecs géante que je jouais, un poker dangereux qui en valait mille fois la chandelle. La moindre expression de surprise signerait ma mort politique… et éventuellement physique. On parlait quand même d’une tentative d’assassinat sur l’Élu de la Confrérie, au fond. C’était la trahison ultime.
— Oui, admis-je.
Prise au dépourvu, Kaiser ne se contint pas.
— Je te demande pardon ?
— Je l’ai pris par le col, je l’ai maintenu au-dessus du vide, et je lui ai dit que s’il s’avisait de me faire chier, je lui ferais regretter d’être en vie.
Je gardai mon regard planté dans celui de mon interlocutrice durant toute ma tirade, me permis à peine un clignement de paupières. Elle poussa un soupir.
— Et ensuite, elle… m’a tiré vers les escaliers, et…
Il s’était trahi par son ton hésitant. Je souris, me rappelant de ce que je lui avais dit la veille. Qu’il n’était pas prêt pour le monde des Élites. Il risquait de se faire marcher dessus et de se faire utiliser comme un pantin, que ce soit par moi, par Adam, Selvigia…
— Et tu ne te souviens pas, complétai-je avec un rire. Pas étonnant, tu étais quasiment évanoui dans mes bras !
— Je me souviens de ton lit… de ta chambre…
Je hoquetai, comme s’il avait dit quelque chose de particulièrement choquant.
— Ma chambre ?! Je veux bien admettre que tu étais ivre, et que moi aussi, mais tu pousses un peu trop loin, là… Dans quel monde parallèle t’aurais-je laissé entrer dans ma chambre ?
Pour le coup, Kaiser ne pouvait que me soutenir. Je m’étais bien trop souvent plainte de Levi pour qu’elle accepte sans broncher que, même saoule, je l’aurais laissé entrer dans ma chambre. Je l’avais bien trop souvent insulté de tous les noms sur les fréquences générales, en mission, je l’avais bien trop souvent dénigré pour ne serait-ce que le laisser approcher du cinquième étage.
— Par contre, effectivement, je t’ai bien laissé sur un lit… dans les dortoirs communs.
— Quelqu’un pour en témoigner ?
J’étouffai un sourire de loup en jouant ma carte maîtresse, la carte qui me sauverait la vie, tombée dans ma main dix minutes plus tôt.
— Samuel Imvas.
Le visage de Levi, déjà pâle, vira sans transition au blanc linge. Il ne se rappelait de rien, il ne pouvait pas démentir. Et, contrairement à lui, j’avais un témoin. En voyant son regard perdu, le peu d’angoisse qui me nouait encore le ventre disparut, remplacée par la douce chaleur de la victoire. Je me mordis l’intérieur des joues, jouant la nonchalance et l’ennui, sondée par deux paires d’iris turquoise, les premiers perdus, les seconds pensifs.
— Tu peux lui dire de venir, s’il te plaît ? me demanda enfin Kaiser.
J’acquiesçai, fis apparaître mon téléphone, et lui envoyai un texto rapide.
— Et ensuite ?
Il ne me restait plus qu’à clôturer en beauté.
— J’avais demandé à Sam de m’amener quelques bouteilles dans ma chambre. J’ai fini ma nuit en solo, et ce matin, je suis allée courir avec Selv et ensuite, j’ai pris le secrétariat. D’ailleurs, ils ont appelé pour Cobb.
Le temps que Sam arrive, le sujet avait dérivé. Kaiser était satisfaite de mes négociations, quoique légèrement frustrée par le fait que je « demande trop » selon ses propres termes, pour un individu comme Séraphin, et que je « pourrisse » ses relations diplomatiques déjà tendues avec les autres Maisons. J’avalai compliments comme reproches sans mot dire, gardai mes réflexions pour moi, tout en guettant Levi du coin de l’œil, histoire qu’il ne me saute pas à la gorge quand j’aurais le regard ailleurs.
Puis, la porte s’ouvrit, et Sam entra. Il s’installa à côté de moi, sur la deuxième chaise libre, me coula un regard surpris, l’air de me demander pourquoi il était ici. Je lui retournai un signe de tête discret envers Kaiser, sans un regard de plus. Nous avions convenu de la version commune. Enfin, plus exactement, je l’avais décidée, et lui l’avait approuvée.
Kaiser prit la main.
— Hier, qu’as-tu fait pendant la fête ?
— Bu.
La commandante roula des yeux, laissa échapper un soupir exaspéré. Je remarquai immédiatement que mon amant se tendait, nerveux. Et, pour cause, le ton glacial qui suivit annonçait les ennuis.
— Mais encore ?
Son excellent jeu d’acteur dans une situation aussi tendue me surprit agréablement. Il mimait l’étonnement et l’incompréhension à la perfection. Je me tortillai sur ma chaise, appréciant le spectacle, les yeux écarquillés du blond qui n’avait aucune idée de comment cette discussion allait tourner.
— Euh… Síverdín m’avait demandé de lui apporter de la vodka… en haut, je veux dire, dans sa chambre. J’ai fait ça… ensuite je suis passé au dortoir pour récupérer mon pull… Elle y était aussi, avec Östfau…
— Dans quel état était Levi ?
Sam cilla, n’osant pas proférer notre version. C’était potentiellement faire du tort à l’image du nouvel Élu, aucune personne saine d’esprit ne l’aurait fait sans réfléchir. Mais, face au regard insistant, il dut se résoudre à lâcher la soi-disant vérité.
— Pas… À peine conscient, on va dire… Elle l’a allongé sur le lit, m’a demandé si je lui avais apporté ce qu’elle voulait…
— C’est quoi le « spé » dont tu avais parlé, d’ailleurs ? interrompit soudain Levi.
Je cillai, n’ayant pas prévu cette question. C’était l’une des seules choses que j’avais occultées, l’un des quelques petits détails que j’avais dû négliger. Il m’avait entendue lorsque j’avais passé ma commande.
— Une… combinaison spéciale… biaisai-je, l’air hésitant. Je ne sais pas exactement ce qu’il y a dedans, mais j’aime bien. Ça me permet de mieux dormir.
Pendant un moment, la commandante ne dit rien. Son regard voletait entre Imvas et moi, jugeant et jaugeant chacune de nos paroles. Nos versions concordaient. Peut-être un peu trop, même, mais sans preuves, elle ne pouvait rien me dire, et Levi n’était pas à même de nous contredire, Loki en soit remercié. Quant au barman, il avait tout intérêt à me couvrir, songeai-je avec un certain agacement. Je finançais bien ses petits négoces d’opium, après tout ; ce serait la moindre des choses, venant de sa part. Et puis, si Sam était assez intelligent – et il l’était – il irait discrètement voir le barman en mon nom avant que Kaiser ne lance ses propres espions à nos trousses.
À bien y réfléchir, je me rendais lentement compte que Selvigia avait eu raison, j’aurais pu tuer Levi, hier soir. Obnubilée par la haine, j’avais écarté le potentiel danger du mélange que je lui avais faite ingérer. Alcool et amnésiques étaient déjà dangereux ensemble, sans même parler du somnifère et de la potion anti magie que je lui avais injectés ce matin. Un humain serait déjà mort depuis longtemps, seul le métabolisme divin du blond avait dû permettre à son corps de traiter une telle quantité de produits chimiques en une nuit.
Mais je ne regrettais pas. Et le regard de Levi, même troublé, m’assurait malgré tout qu’il était certain que j’étais responsable de sa situation d’aujourd’hui… ce que je ne pouvais franchement pas lui reprocher.
— Très bien, finit par soupirer la commandante. Merci à vous deux, vous pouvez y aller.
Je me levai, sourire aux lèvres face à l’œillade meurtrière que Levi me lançait.
La guerre était déclarée.
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