Chapitre 11
Une main me secoua par l’épaule aux alentours de quatre heures du matin pour me tirer du profond sommeil dans lequel j’étais plongée. L’esprit en vrac, je mis quelques dizaines de secondes à faire sens de ce qui m’entourait, papillonnant des paupières dans la lumière rougeâtre du soleil déjà levé qui filtrait par ma fenêtre. Au-dessus de moi, le visage avenant, mais néanmoins sérieux, de Selvie guettait la moindre de mes réactions. Je poussai un grognement grincheux, rabattis ma couette sur ma tête.
— Debout espèce de marmotte ! On va virer Cobb de chez nous à coups de pieds et récupérer tes cent soixante-dix millions.
La mention de la somme parvint à m’arracher un sourire, je me redressai en position assise, frottai mes yeux encore bouffis de larmes et de sommeil. Vu les sillons de sel séché qui tiraient sur la peau de mes tempes, j’avais dû pleurer dans la nuit. Sincèrement, je ne m’en souvenais pas, mais je me rappelais avoir fait des cauchemars, chose qui ne m’était plus arrivée depuis des années.
Mais Selvigia ne me laissa pas le temps de faire le tri dans les souvenirs encore brumeux de la veille ; elle me tira debout, me poussa vers la salle de bains et claqua la porte derrière moi.
– Tu as dix minutes, on doit être chez Kaiser juste après !
Trop fatiguée pour râler, je ne songeai même pas à regarder mon téléphone pour la contredire. Cinq heures de sommeil entrecoupé de cauchemars, ce n’était pas exactement la recette d’une bonne nuit de repos ; j’avais l’impression de n’avoir réellement dormi que deux heures. Je pris une douche glacée en quatrième vitesse, le poil hérissé au contact du liquide sur ma tête, me lavai le visage à grand renfort d’eau, tentai une ombre de sourire face au miroir. Je n’y vis qu’une grimace, mais une grimace qui pouvait paraître convaincante si j’essayais vraiment.
Trois minutes avant la fin du temps imparti, j’étais dehors, propre et habillée. Selvigia m’adressa un sourire étincelant et me traîna hors de ma chambre sans même me laisser le temps de me demander si je voulais prendre quelque chose dans mon tiroir. Je souris en voyant sa bonne humeur, qui ferait du bien à l’ensemble de l’équipe. Pour ma part, je ne me sentais pas le courage de forcer une façade trop enjouée. De toute manière, les Loki qui bossaient généralement avec moi – ou qui avaient bossé avec Ekrest et moi par le passé – connaissaient mes états d’âme de maussade solitaire.
Les couloirs sombres du Manoir, éclairés par des veilleuses, grouillaient déjà de monde, mais tout le monde était silencieux dans les dortoirs communs du troisième étage. Comme nous vivions sur des horaires décalés, certains dormaient pendant que d’autres bossaient, et de fait, à part les mercredi soirs, un silence religieux était respecté dans les espaces de vie commune.
Au deuxième étage, nous toquâmes à la porte du bureau de Kaiser, qui vint nous ouvrir elle-même, et esquissa une ombre de sourire narquois en me voyant.
— Lilith, entre. Ça faisait longtemps…
Je souris à mon tour, ironique. Effectivement, moins de vingt-quatre heures, un record.
— Eva, je suppose que tu fais la RMC avec elle ?
Ma sœur acquiesça, mais ne franchit pas le seuil du bureau.
— Je vais m’occuper de ce qui reste. Lily, portail quatre.
— Noté, merci ! lui souris-je depuis l’intérieur alors qu’elle tournait les talons pour me laisser seule dans l’antre de la lionne.
Dès que la porte se fut refermée, Kaiser laissa échapper un long bâillement, preuve que ses nuits à elle n’avaient pas été plus reposantes que les miennes puis, plutôt que de s’installer directement à son bureau, elle alla vers l’autre coin de la pièce, meublé par trois fauteuils et une petite commode.
— Thé, café ? s’enquit-elle.
Je cillai, bâillai à mon tour.
— Thé.
— Jasmin, menthe, Earl Grey ?
Je faillis froncer les sourcils, perturbée par cet accueil presque familier, mais répondis tout de même :
— Menthe, merci.
Le temps que l’eau chauffe dans la bouilloire posée sur la commode, Kaiser revint face à moi, une ombre de sourire aux lèvres, pianota rapidement sur le clavier de son ordinateur portable, qui venait d’apparaître dans ses mains.
— J’ai pensé à une mission qui t’éloignerait pour un moment, histoire de… calmer un peu les tensions. Je te laisse deviner la scène à laquelle j’ai eu le droit hier.
J’opinai du chef. Je ne savais pas combien de temps j’allais pouvoir supporter Levi sans vouloir l’étriper à nouveau. Pas longtemps, probablement. Et la réciproque était vraie aussi.
Sauf que, si ça continuait, le Manoir se diviserait totalement et notre conflit deviendrait une véritable guerre civile. Il y avait déjà eu quelques cas dans ce genre par le passé, et ça n’avait jamais rien donné de bon.
Kaiser tourna son écran pour me permettre de consulter les fichiers ouverts : un résumé de rapports émanant de nos bases les moins utilisées, dont les commandants locaux se plaignaient de l’inefficacité de leurs troupes et, associé à cela, un tableau rempli de chiffres.
— Un camp d’entraînement, acquiesçai-je.
— Tu seras en charge. Supervision et examens finaux.
Je consultai le nombre d’instructeurs présents. Trois.
— Je veux que tous les membres soient polyvalents. Et au plus vite.
Encore une fois, je hochai la tête. La Confrérie répartissait ses membres en groupes armés en fonction de leur spécialité. Les pyromages et les illusionnistes se focalisaient respectivement sur la magie de feu, notre élément de prédilection, et les illusions visuelles ou auditives. Les francs-tireurs, eux, étaient bien plus axés sur les assauts physiques, et avaient la même formation standard qu’un bon escadron de militaires humains. Bien sûr, chaque Loki avait une formation de base dans tous les domaines, mais il choisissait de se spécialiser ensuite en fonction de sa puissance magique.
— Date de départ ? demandai-je.
— Le stage commence dans une semaine. Je préfèrerais que tu partes un peu plus tôt pour que tu prennes tes marques avec les entraîneurs et définisses le programme. Mais c’est comme tu préfères, pour le jour précis.
— Et pour l’examen final ?
— À ta guise. Je veux juste voir des dommages dans le camp d’en face.
Elle sourit, et moi aussi. Là, ça devenait vraiment intéressant. J’avais le champ libre pour attaquer n’importe quel groupe ase ou vane avec – nouveau regard au fichier – soixante recrues entraînées préalablement par mes soins. Les coins de mes lèvres s’étirèrent jusqu’à mes oreilles quand mon imagination décolla en flèche vers les limbes des horreurs qu’on pouvait infliger à nos ennemis.
Mais je n’eus pas beaucoup de temps pour y songer, Kaiser enchaîna très vite sur un tout autre sujet, me ramenant à la réalité d’un simple appel.
— Lilith ?
Je relevai la tête, interpellée par la nuance de sa voix, entre curiosité et discrète préoccupation.
— Oui ?
— Récemment, j’ai voulu accéder à certains fichiers confidentiels rédigés par Ekrest, mais il les a tous cryptés, et même nos meilleurs informaticiens n’arrivent à rien.
La simple mention du nom provoqua une torsion dans mon estomac, je me retins de me mordre l’intérieur des joues.
— Je n’ai pas les codes, répondis-je à la question muette. Je peux essayer, bien sûr, mais… très sincèrement, je doute de pouvoir y arriver.
Elle acquiesça, apparemment dépitée.
— Je te ferai passer ça quand tu rentreras.
En voyant son air ennuyé, je proposai :
— Vous pouvez toujours le faire maintenant. J’aurai l’occasion de me pencher dessus pendant le prochain mois.
Je fis apparaître mon ordinateur d’une décharge de magie, tapai mon mot de passe et le lui tendis. Kaiser m’adressa un sourire reconnaissant, connecta les deux appareils et lança le transfert des données, puis alla chercher le thé. Trois petites minutes de silence plus tard – durant lesquelles je ne fis rien à part souffler sur la vapeur qui s’échappait de la tasse – la commandante me rendait mon ordinateur, et fouillait dans son tiroir, pour en sortir une petite clé USB.
— On a aussi trouvé ça dans ce qu’il avait laissé dans sa chambre, dit-elle en me la tendant. J’ai pensé que tu aimerais peut-être l’avoir.
Je la récupérai précautionneusement. Noire unie, minuscule, je la lui avais offerte des années plus tôt, après ma septième mission en solo, quand j’avais dû officiellement marquer la fin de mon apprentissage avec lui. Un dernier cadeau, un dernier souvenir d’années passées exclusivement sous sa tutelle, avant le grand saut dans le monde sauvage de mes frères et sœurs. Une époque que je regrettais décidément trop.
— Merci, murmurai-je.
Avec une volute de brume échappée de mes doigts, je dessinai dans l’air un L enfermé dans un cercle et apposai cette marque sur la clé. Si elle n’y fit aucun signe visible, je sentis en revanche la liaison s’établir. C’était une façon de marquer les objets ; ainsi, je pouvais les faire apparaître et disparaître à volonté, sans avoir besoin de les ranger ou de les avoir sur moi en permanence. C’était notamment le cas pour mon téléphone, mon ordinateur, mes armes, la majorité de mes vêtements, et maintenant cette clé.
Puis, d’une décharge, je la fis disparaître.
De nombreux théoriciens s’étaient déjà demandés où partaient les objets ainsi marqués. Et, même après trois millénaires de recherches, la question demeurait sans réponse. On savait juste qu’ils n’étaient nulle part dans notre monde connu et tangible. Est-ce qu’ils flottaient dans les restes du Ginnungagap, le néant primitif ? Est-ce qu’ils orbitaient autour de Midgard ? Est-ce qu’ils étaient rangés quelques part dans les méandres de l’Yggdrasil, le frêne qui maintenait les Neuf Mondes en cohésion ? Personne ne savait.
Je soufflai sur mon thé en réfléchissant, pris une petite gorgée, notai le regard attentif de Kaiser sans m’en formaliser. Depuis le temps que je la connaissais, j’avais pris l’habitude qu’elle me surveille à chaque instant. Des fois, je me demandais même si elle s’en rendait réellement compte, ou si c’était juste un réflexe pour elle de jauger ceux qui lui faisaient face.
— Vous n’auriez pas du sucre ? fis-je en fronçant les sourcils.
Ma cheffe se redressa de son siège, alla chercher un petit bol de cubes bruns, qu’elle me tendit. Dès que j’en eus dissous deux, le goût un brin trop amer du thé disparut, et je me brûlai légèrement la langue en avalant presque la moitié d’une traite.
— Je tiens aussi à te dire que tu as toute ma sympathie, et mes condoléances pour Ekrest. Sa mort était un tragique incident, mais les Thor paieront.
Ses yeux turquoise, fichés dans les miens, brillaient de sincérité contenue. Je hochai la tête, la gorge nouée, tapotant du bout de mes ongles rongés contre la tasse de porcelaine, avalai encore un peu de thé, incapable de dire quoi que ce soit. Il n’y avait plus rien à dire. Il fallait que je fasse mon deuil, fin de l’histoire.
Et Loki savait combien accepter cette simple idée me faisait mal.
Dix minutes, et quelques politesses plus tard, j’avais passé le portail quatre, et j’émergeais dans une petite base en banlieue stockholmoise, encore une fois dans un parking souterrain. Je fus la dernière à sauter à l’avant du petit fourgon blindé, sur le siège passager, signalai le départ à un Loki assis sur le siège conducteur qu’il me semblait avoir déjà rencontré – mais c’était difficile à déterminer. Je m’affalai sur le siège, fermai les yeux, et me mis en veilleuse pour les trois quarts d’heure que nous prendrait le trajet. La fatigue de ma nuit non achevée reprenait ses droits ; je somnolais, l’esprit perdu dans la brume. Même si je percevais encore les cahots de la route, les virages que le chauffeur prenait à une vitesse indécente, j’étais à la limite de sombrer ; je devais lutter pour rester dans cette étrange lande, entre conscience et inconscience.
Un bâillement m’échappa lorsque le véhicule s’arrêta enfin, j’ouvris les yeux avec difficulté, regardai en premier lieu l’horloge analogique. Elle indiquait cinq heures pile, preuve que Selvigia m’avait réveillée en avance. Je grognai, grincheuse, sautai au sol et agitai les doigts pour couvrir la zone d’une illusion rapide, bâclée, mais qui suffirait le temps de décharger notre « colis », puis allai ouvrir l’arrière du fourgon, tandis que le conducteur restait là où il était et laissait le moteur tourner.
Du compartiment fermé jaillit une quinzaine d’enfants de Loki, tous vêtus de noir, casqués et armés comme un commando de forces spéciales. À leur suite, Selvigia se leva, et poussa Séraphin vers la sortie. Un sac noir sur le visage, les mains liées dans le dos, il ne put faire autre chose que rater la marche… et s’affaler sur moi. Je grognai, pliai le genou, manquai tout juste de finir les quatre fers en l’air, mais parvins à encaisser le choc. Les deux soldats les plus proches attrapèrent le fils de Týr par les épaules, le relevèrent sans douceur. Il gémit, mais ne dit rien, probablement incapable de parler avec ses lèvres tuméfiées.
Je poussai un soupir, me redressai, regardai autour de moi. Nous étions dans le parking d’un petit café, notre fourgon blanc se faisant admirablement passer pour un véhicule de livraison classique. Aux yeux de tout observateur extérieur, nous étions un groupe d’employés en train de décharger des caisses dépourvues de marques.
Selvigia fit apparaître un trousseau de clés, ouvrit la porte de secours, et nous mena à travers les cuisines encore désertes jusqu’au couloir d’entrée principal. En effet, l’ensemble du bâtiment, certes occupé majoritairement par des humains, appartenait à la Confrérie. Il n’y avait qu’un petit deux pièces inhabité au deuxième, vide de presque tout ameublement, dont l’avantage non négligeable était d’avoir une porte et des stores blindés.
Une fois sur place, accompagnée de trois de mes hommes, je fis les vérifications de routine. L’un d’entre eux, métamorphosé en chien, passa la pièce au crible à la recherche d’explosifs. Un autre, aidé d’un détecteur de radiations, scanna tous les murs, tandis que le dernier s’occupait de vérifier les conduits d’aération, à la recherche de potentielles armes chimiques. Pour ma part, détecteur magique en main, je fis aussi le tour des deux petites pièces vides, sans oublier la salle de bains vétuste aux carreaux grisâtres. L’ensemble du bâtiment n’avait que peu de charme de l’intérieur, avec ses escaliers grinçants et ses murs décrépis, mais il avait aussi très peu de valeur monétaire, et beaucoup d’occupants humains, ce qui en faisait un lieu de rencontre idéal. Après tout, nous n’allions pas investir dans un endroit qui pouvait exploser au moindre incident diplomatique…
Les lassantes vérifications de l’intérieur exécutées, je pivotai vers Selvie. Elle était seule, désormais, à veiller sur Séraphin. Le reste de l’équipe s’était certainement dispersé dans les étages, mais je n’y avais pas fait attention. Je lui fis un signe de tête, l’entraînai dans le couloir, tandis que le Loki planté dans l’embrasure prenait le relais pour Séraphin et le faisait asseoir sur l’unique tabouret des deux pièces.
— Tu t’occupes du terrain ? me murmura-t-elle dans un souffle.
— Je préfère, oui. Un dernier coup d’œil à Cobb ?
Elle me rendit un sourire entendu. Ensemble, nous fîmes apparaître des casques identiques à ceux de nos soldats, noirs, à visière sans tain, directement sur nos têtes, puis nous dirigeâmes vers le prisonnier. Je virai le sac noir d’un geste ferme. Le Týr tressaillit, son regard d’acier liquide voletant quelques instants un peu partout avant de se fixer sur moi. Cachée derrière ma visière, j’eus l’occasion d’admirer l’œuvre d’art qu’était son visage bouffi. Bleu, violet, jaune, c’était un magnifique tableau, tout en dégradés et en reliefs. Mon talent, mais pas uniquement. Les gardes de la prison avaient de quoi se vanter, eux aussi.
J’esquissai une ombre de sourire satisfait, vérifiai la position de son cache oreilles, adapté pour qu’il n’entende rien, puis remis le sac sur sa tête, voilant sa vision.
— Si les siens le reconnaissent, ce sera un miracle… glissa Selvie sur la fréquence qu’elle partageait uniquement avec moi. Ils vont râler.
— C’est bon, c’est pas comme si on avait vendu ses organes, non plus…
Un léger ricanement nous échappa à cette pensée, puis Selvigia reprit :
— Bref. Vas-y. Fréquence quarante-trois pour le canal commun. Je m’occupe d’appeler les Týr, ils vont rappliquer dans une vingtaine de minutes, à mon avis.
Je pianotai en morse le nombre qu’elle venait de me donner sur un pavé tactile à la base de mon casque, basculai sur la fréquence des troupes, tapotai l’épaule de ma meilleure amie pour la remercier de faire ça avec moi, et descendis vérifier le rez-de-chaussée.
Je localisai deux des miens, postés près de la porte par laquelle nous étions entrés, deux autres en train de faire des rondes dans le restaurant encore vide, fusils dans les mains en position de repos. J’allai me camper près de la fenêtre, jetai un regard dehors. La petite place, située en plein cœur de Stockholm, était encore déserte, même si des lumières étaient déjà allumées aux fenêtres, et des silhouettes derrière les rideaux vaquaient déjà à leurs occupations matinales, sans avoir la moindre idée de ce qui se tramait à quelques pas de chez eux. Dans un peu moins d’une heure, les panneaux « fermé » des cafés comme celui-ci se retourneraient, les gens commenceraient à courir dans tous les sens. Il fallait que ce soit fini d’ici là, pour éviter d’éventuels dommages collatéraux.
Je me mordillai les lèvres, souvenirs se bousculant aux portes de ma mémoire, bataillant pour faire entendre leurs voix. Évidemment, tous ne concernaient qu’une seule personne, la seule qui était absente aujourd’hui. Un goût amer dans la gorge, je comptai les secondes qui s’égrenaient lentement, comme j’avais pris l’habitude de le faire avec lui.
Sa présence familière à mes côtés me manquait. La certitude qu’il veillait sur moi me manquait. Je ne comptais plus le nombre d’opérations que nous avions exécutées ensemble, ne serait-ce que jusqu’à mes dix ans, quand j’étais officiellement sous sa tutelle. Des images flashèrent devant mes yeux perdus sur les pavés inégaux de la place, charriant souvenirs et regrets d’un temps désormais perdu. Front pressé contre mon casque, casque pressé contre la vitre, je les repoussai une à une, aiguillée par la sourde douleur qui faisait pulser le sang dans mes veines.
— Fehu bis. Situation ?
La voix de Selvigia, claire et nette, venait de résonner dans mes oreilles. Elle s’était manifestée deux fois uniquement, une pour signaler que l’opération débutait officiellement puisque les Týr étaient prévenus, et une autre pour requérir la présence de Raidho dans la salle d’échange.
— Kenaz, s’annonça l’un des guetteurs. Un fourgon vient de se garer à deux cent mètres. Vingt personnes, à première vue.
Je coulai un regard dehors, à l’affût de la moindre ombre, mais sur la place, il n’y avait pas âme qui vive. Ils devaient être dans une ruelle adjacente, visible uniquement aux trois sentinelles qui étaient campées sur le toit, Kenaz, Gebo et Wunjo. Je fis apparaître mon fusil, en plus des deux Glocks à ma ceinture, ôtai le cran de sûreté, et allai me poster en faction au bas des escaliers, près de l’entrée principale. Avec mon casque et mon uniforme, j’étais une copie conforme de mes hommes, indiscernable. Mes battements de cœur s’accélérèrent imperceptiblement alors que j’écoutais les guetteurs sur le toit nous informer régulièrement de la progression de nos adversaires.
On comptait apparemment deux Heimdall, huit Odin et dix Thor. Une configuration classique, la H.O.T., conçue pour contrer tous les aspects de notre magie : les Heimdall voyaient à travers nos illusions, les Odin étaient la force brute physique, et les Thor la puissance magique. La tension haineuse qui me prenait habituellement à la mention des enfants de l’orage fut d’autant plus violente qu’Ekrest n’était parti qu’hier, et la cause de sa mort me restait en travers de la gorge. Mais je me mordis les lèvres, pris mon mal en patience et muselai ma colère pour ne pas compromettre l’opération.
Selvigia avait pris les commandes, à mon plus grand plaisir. Je n’avais rien contre le fait de donner des ordres, mais je préférais nettement être sur le terrain. Sentir cette boule dans mon estomac, qui ne partait pas, même après des dizaines de missions, se savoir en potentiel danger de mort à chaque instant. Il y avait quelque chose de terriblement excitant dans le simple fait d’être postée en faction, comme tous les autres, invisible ou presque.
Sur la vingtaine d’adversaires de présents, ils furent seulement six autorisés à entrer un par un, et chacun fut fouillé avec attention par les deux Loki campés près de la porte. Même à quelques mètres de distance, je pus entendre les grommellements réprobateurs contre cette « perte de temps », et leur agacement me fit sourire. Certes, les fouiller alors qu’ils pouvaient faire apparaître des armes à tout instant – tout comme nous, d’ailleurs – ne servait à rien. Mais nous le faisions toujours, par principe, parce que nous pouvions jouer sur les suppresseurs de magie derrière.
J’assistai à la fouille sans y participer, debout près des marches, doigt sur la gâchette, analysant chacun de ceux qui entraient. Il y avait le clair chef, qui entra en dernier, mais vers qui tout le monde se tourna, volontairement ou non. Prunelles azur, deux parmi les six présentes. Une certaine prestance incontestable, une attitude assurée et vaguement irritante. Deux autres membres de sa famille, postés en chiens de gardes autour de lui, presque aussi rigides que moi. Quatre iris d’or liquide, brillants, bestiaux : les Odin, dont la présence me fit grincer des dents. La dernière chose dont j’avais besoin était de deux fous furieux en mode Berserk dans un bâtiment au cœur de Stockholm. Et enfin, une paire de pupilles noires au centre d’un œil blanc laiteux, où sclérotique et iris étaient indiscernables.
Une fois tous assemblés dans l’étroit couloir, les deux Odin firent s’avancèrent vers moi d’un même ensemble, épaule contre épaule, dans le but de me faire dégager du passage. J’étouffai un rire narquois, ne bougeai pas d’un cil de ma position sur la deuxième marche, rivai mon regard sur le visage masqué de l’enfant d’Heimdall à la silhouette féminine, qui tenait deux mallettes.
— Essia Winston ? interrogeai-je, ma voix filtrée par un modificateur qui me faisait paraître terriblement robotique.
Elle acquiesça de mauvaise grâce. Je haussai un sourcil, impressionnée de voir qu’elle avait pris la peine de se déplacer elle-même. D’autres de sa famille n’auraient pas fait l’effort. Mais les autres ne traitaient pas des RMC à cent soixante-dix millions de dollars, après tout.
Je lui indiquai d’un signe de tête de passer en première dans les escaliers, m’effaçai sur le passage du groupe, puis entamai mon ascension à leur suite.
— Fehu, on monte, fis-je à l’intention des autres, mais surtout de Selvie. Ils sont six.
— Je n’en veux que trois à l’intérieur, avec toi, me répondit-elle tout de suite.
Dans le dos des concernés – tous cagoulés, d’ailleurs – je secouai la tête et lâchai :
— Je reste dehors.
Tout en montant les marches, je tapotai quatre fois d’affilée sur le pavé tactile près de mon cou, sur le rythme morse du V, enclenchant à nouveau mon micro externe.
— Trois seulement à l’intérieur, annonçai-je en arrivant au deuxième étage.
La Heimdall me coula une œillade assassine, fixant la visière à défaut de pouvoir établir un contact visuel direct. C’était d’autant plus désagréable que ses pupilles semblaient nager dans un océan blanc, légèrement veiné de rouge sur les bords. Mais elle ne pipa mot, préféra consulter du regard son chef. Ce dernier ouvrit la bouche sous sa cagoule noire, parut vouloir annoncer quelque chose. Seul un souffle inaudible s’échappa. Je fronçai les sourcils, puis souris en comprenant. Mes doigts voletèrent sur le pavé tactile, annulant ma commande précédente.
— Ils ont des laryngophones, annonçai-je sur le canal commun.
Le Thor qui commandait fit un signe de tête, et la Heimdall, ainsi que les deux autres paires de prunelles azur, taillés comme des armoires à glace, se détachèrent de leurs compagnons pour se diriger vers la porte, qui s’ouvrit à mon signal. De façon assez surprenante, celui en charge demeura à l’extérieur, avec les Odin.
— Fehu, soufflai-je presque immédiatement. Je veux quatre statuettes et un brouilleur sur le toit. Idem au rez-de-chaussée. Ne les activez que quand je vous le dirai.
Mon ordre ne tarda pas à obtenir sa réponse.
— Kenaz. Bien reçu.
— Eihwaz, bien reçu.
Quelques minutes s’écoulèrent en silence. Postée devant la porte, je guettais du coin de l’œil les Odin, qui eux me surveillaient ouvertement. J’aurais aimé penser qu’ils pouvaient me reconnaître à ma juste valeur, mais je ne me faisais que peu d’illusions. J’étais la seule personne encore sur leur chemin pour atteindre Séraphin – ce qui était exactement la raison pour laquelle je m’étais placée là – et de fait, la personne à éliminer en priorité. Sauf que j’étais armée, et eux non.
Seul le Thor resté dehors paraissait serein, et gênait de fait mon instinct. Autour de nous, tout était calme, et pourtant, mon cœur battait trop vite dans ma poitrine. Il y avait quelque chose, dans son attitude, qui me dérangeait foncièrement, une sorte d’impression de déjà vu.
— Kenaz, périmètre établi, activation sur commande instantanée.
Je me permis un léger sourire. Il faudrait que ce Kennaz vienne faire des missions avec moi de temps en temps. C’était rare que je requière de l’assistance, mais lorsque c’était vraiment le cas, j’avais besoin de ce genre de personnes, compétentes et débrouillardes. Ici, le simple fait qu’il ait pensé à l’activation instantanée nous ferait gagner de précieuses secondes en cas de problème. Et il l’avait fait spontanément.
— Parfait. Fehu bis, poursuivis-je, tu en es où ?
— Ta gueule, je compte.
Un rire discret secoua l’ensemble de l’équipe lorsque la réplique claqua. On décelait dans la voix de Selvigia un étonnant – mais très drôle – mélange d’irritation et de concentration. Si je la connaissais assez bien, elle et Uruz s’occupaient de l’argent, tandis que Thurisaz gardait un œil sur le prisonnier, et Ansuz et Raidho tenaient les Æsir à distance. Neuf personnes enfermées dans trente mètres carrés, l’ambiance devait être tendue.
Avec un léger soupir, je calai mes épaules contre la porte, doigt négligemment posé sur la gâchette, dans une attitude faussement décontractée. En face, les yeux électriques m’imitèrent ; l’homme s’adossa contre le mur, mains dans les poches. Pas d’armes, pas de menace potentielle, à part ces doigts dont pouvaient jaillir des éclairs à tout moment, mais son mouvement me déconcentra quelque peu tant sa familiarité incongrue me frustrait.
— Fehu bis, comptes terminés, la somme y est, annonça ma sœur d’une voix lasse. Ils récupèrent l’otage.
— Hé, attendez, qu’est-ce qui lui est arrivé ? s’exclama soudain la Heimdall de l’autre côté, outrée.
Une fraction de secondes. C’était le temps qu’il fallait pour que les Odin reçoivent l’ordre qu’ils attendaient probablement depuis le début, et que leurs corps se tordent, illuminés de blanc. Le temps qu’il fallait pour que quelqu’un constate les dégâts sur le visage de Séraphin, qui venait d’être dévoilé, et hurle à l’abus de pouvoir.
— Périmètre, maintenant ! soufflai-je dans les communications générales, soudain parée au combat.
Une forte odeur d’ozone, similaire à celle de l’eau de Javel, se propagea dans l’air. Sa source, les doigts crépitant d’électricité du Thor, n’était une surprise pour personne. En un instant, il avait sorti ses mains de ses poches, et chargeait lentement ce qui ressemblait à un violent assaut. Je me tendis, parée à invoquer un bouclier dès que nécessaire.
Puis, brutalement, les étincelles disparurent. Au même moment, la lumière qui nimbait les Odin s’éteignit, et mes propres pouvoirs désertèrent subitement. Leur absence laissa un vide désagréable, un arrière-goût amer dans ma gorge. C’était comme la faim, une sensation diffuse, pas vraiment douloureuse, mais irritante. Pourtant, je serrai les dents, levai mon arme, et la pointai sur le Thor. Un froncement de sourcils vint déformer son masque de tissu, ses yeux étincelèrent de colère. Je réprimai un sourire, consciente que tout se jouait maintenant.
Lui comme moi coulâmes un regard à ses deux compagnons de la Maison d’Odin, qui geignaient de douleur, affalés au sol, coincés en pleine métamorphose. La cagoule de l’un s’était allongée vers l’avant, dessinant vaguement un museau lupin. Le dos de ses mains était recouvert de poils gris, rêches et longs. L’autre présentait une face plus aplatie, des bras et des jambes larges, couverts de brun. Je faillis pousser un soupir de soulagement. On avait évité le Berserker et l’Ulfhednar, l’ours et le loup.
— Mains contre le mur, grogna l’un de mes acolytes en apparaissant dans les escaliers qui menaient vers le toit.
Mon canon braqué sur la tête du Thor, même si je me tenais à distance pour éviter qu’il ne m’arrache l’arme des mains, je l’observai s’exécuter. Lentement, il leva ses doigts vidés de leur électricité vers le mur le plus proche, pivota de façon à se retrouver dos à moi. Mais le simple regard qu’il m’adressa au passage, un mélange de méfiance et d’intérêt, témoignait de toute sa dangerosité. Je bénis mon instinct, qui m’avait soufflé que c’était lui le plus important. Bien sûr, il y avait les Odin, avec leur force surhumaine de Berserks. Mais c’étaient des brutes fourbes, malhonnêtes et sanguinaires, prêtes à frapper dans le dos à la moindre occasion. Tout ce que la Confrérie faisait au quotidien avec un peu plus de finesse. Ce Thor, en revanche… c’était le stratège du groupe. Le chef, à l’intérieur, en terrain ennemi.
Une pointe de respect pour lui parvint à se frayer un chemin dans la haine viscérale que je vouais à ses frères et sœurs. Le calme qu’il manifestait témoignait d’années d’expérience et d’une très bonne gestion du stress.
— Fehu bis, je monte pour me TP, annonça Selvigia.
— Fehu, reçu. Uruz jusqu’à Raidho, vous me surveillez les trois à l’intérieur, je ne veux pas qu’ils bougent.
Quatre voix en écho déclarèrent Bien reçu en écho à mon ordre. La porte s’entrouvrit, et une silhouette casquée portant les mallettes se faufila par l’embrasure. Selvigia. Elle ne m’adressa pas un regard en fonçant vers le toit, seule, sans escorte. Son boulot était de ramener l’argent le plus vite possible.
J’inspirai profondément, tendue.
— Wunjo. Les autres approchent.
— Isa. Ils essaient de forcer le passage, en bas.
L’angoisse dans la voix du dernier à avoir parlé ne m’échappa pas. J’émis un claquement de langue agacé, respiration stable, pensées filant à toute allure.
— Personne ne panique. Isa, qui est avec toi ?
— Jera.
La configuration générale de l’équipe affleura, au sommet de toutes les données qui me traversaient l’esprit. Trois guetteurs sur le toit, quatre soldats à l’intérieur de la chambre de transaction, deux dans les couloirs avec moi, trois dans les escaliers qui menaient vers le bas, et quatre au rez-de-chaussée. C’était jouable, mais il fallait faire dégager tout le monde au plus vite.
— Vous restez là. La porte en bas est aussi blindée. Eihwaz, Perthro ?
— Fenêtres du RDC, ennemis en visuel.
Avec le Thor que je surveillais à chaque instant, je dus m’abstenir de porter les mains à ma tête pour me masser les tempes. Au lieu de cela, je me contentai de faire rouler mes épaules, ma tension artérielle grimpant d’un cran à chaque seconde. Ils n’auraient pas de pouvoirs à l’intérieur, et nous connaissions mieux les lieux. Mais je ne pouvais pas les laisser entrer non plus, ce serait un suicide collectif pour mon équipe. Et déplacer tout le monde vers le toit pour une téléportation collective prendrait trop de temps.
Une décision s’imposait, maintenant.
— Ok, lâchai-je, l’estomac noué. Uruz jusqu’à Raidho, escortez le prisonnier et les émissaires dehors. La sortie côté cour, pas place. Restez là après, parés à intervenir.
Les prunelles azur voltigèrent sur le côté, en direction de la porte qui s’ouvrait à nouveau. Les deux Thor de l’intérieur apparurent dans l’embrasure, soutenant un Séraphin presque inconscient, s’engagèrent d’un pas lourd en direction des escaliers, accordant à peine un regard aux Odin affalés par terre. En revanche, ils lancèrent une œillade inquiète à leur chef, maintenu en joue contre le mur, qui se contenta de ciller. Bientôt, ils furent dans les escaliers, suivis par quatre de mes frères, armes au poing, et enfin la négociatrice Heimdall, qui se planta face à moi, les veines écarlates de ses yeux écarquillés ressortant un peu plus intensément.
— Non mais ça va pas ?! vitupéra-t-elle, furieuse. Vous auriez au moins pu demander les services d’une Eir ! Espèce de sauvage !
— Et la payer pour guérir un Týr que les siens ne viennent même pas chercher ? cinglai-je avec une pointe d’irritation transparaissant malgré mon sarcasme. La prochaine fois, dites-leur de venir eux-mêmes.
Rouge de fureur, elle grommela dans sa barbe une multitude d’imprécations rageuses, fit volte-face et s’élança à la suite de ses compagnons.
— Hagalaz, Nauthiz, virez-moi ces deux bestioles, commandai-je.
Les deux qui étaient avec moi passèrent leurs fusils en bandoulières, et attrapèrent les deux métamorphes à bras-le-corps, sans aucune considération pour leurs geignements plaintifs. Pour ma part, je ne bougeai pas, demeurai là où j’étais avec le chef adverse. Si je le laissais partir avec ses hommes, il gagnerait un avantage. Il valait mieux qu’il n’ait pas de visuel sur eux.
Il tourna la tête vers moi. Ses iris azur se fichèrent sur la visière de mon casque, mais j’eus l’impression qu’il savait exactement où étaient mes yeux. Les expressions qui défilèrent dans son regard en une fraction de seconde me secouèrent. Colère. Intérêt. Inquiétude. Méfiance. Admiration.
— Sur le toit, comment ça se passe ? interrogeai-je, occultant le Thor.
— Gebo, premiers civils visibles. Ça commence à faire des remous sur la place.
— Wunjo, Fehu bis vient d’arriver.
— TP dans deux secondes, le temps que je sorte de la zone, compléta Selvigia avec une voix manifestement inquiète. Fehu, fais gaffe s’il te plaît.
Je faillis lui répondre « jamais », comme je l’aurais fait avec elle dans toute autre situation. Mais là, avec une quinzaine de personnes qui écoutaient chacun de mes mots avec attention, je ne pouvais pas me le permettre.
— Yep. On va essayer de faire ça sans coups de feu.
— Uruz, on arrive à la cour arrière avec Hagalaz et Nauthiz.
— Une fausse grenade devrait les convaincre de dégager vite fait, non ?
Je sentis presque, malgré la nervosité générale, les sourires de mon équipe. Mon but n’était pas de tuer, pas aujourd’hui, cela aurait compliqué les prochaines RMC. Et Kaiser m’aurait assassinée pour avoir pourri ses relations diplomatiques précaires avec les autres Maisons.
Trois secondes s’écoulèrent, suivies d’un craquement qui ressemblait vaguement à une détonation, la secousse en moins.
— Uruz, ils sont partis.
Je contins un soupir de soulagement. Six de moins, encore quatorze debout. Et Selvigia avait fichu le camp, elle aussi, ce qui faisait de moi l’unique commandante et la seule Élite capable d’assurer la défense face à un éventuel classe F1 présent dehors.
— Fehu bis est partie, confirma Kenaz.
— Joli, le coup de la fausse grenade… marmotta le capitaine adverse au même moment, ayant probablement reçu un rapport de ceux qui surveillaient l’extérieur.
Je me figeai, avec l’impression diffuse d’avoir déjà entendu cette voix quelque part. Basse, jeune, elle contenait à elle seule un pouvoir certain et non négligeable. Concentrée, je l’ignorai, tout comme son coup d’œil, juste avant. Il fallait que je fasse sortir les miens d’ici. Je n’avais jamais eu de tache sur mes dossiers jusqu’à maintenant, je n’avais jamais été responsable de la mort des miens. Ce n’était pas aujourd’hui que ça allait commencer.
La solution m’apparut soudain comme une évidence. Risquée, pour tout autre que moi, mais viable. Je survivrais. J’avais confiance en moi. Une petite course-poursuite dans les ruelles de Stockholm ne me ferait aucun mal.
— Tout le monde, parés à TP au signal. Kenaz, désactivation du périmètre sur commande.
C’était si simple qu’ils ne se douteraient de rien. Si évident que personne, à part le Thor que je surveillais à l’heure actuelle, ne comprendrait ce qui se passait avant qu’on ne soit tous loin. Eux se téléporteraient, et pour ma part, j’allais courir. Piquer une moto si nécessaire, avaler une poignée de kilomètres, le temps de m’éloigner, puis me téléporter. Pas de magie, pour éviter de me faire repérer par une éventuelle Frigg qui traînerait dans le coin.
Es-tu sûre ? As-tu envisagé toutes les possibilités ?
La voix d’Ekrest, si familière, venait me chatouiller l’oreille. Je pris une seconde, dans l’adrénaline de l’action, pour profiter de sa présence rassurante. Juste une, avant que les responsabilités ne me rattrapent à nouveau.
— Wunjo, orage en vue, six secondes à mon avis.
Oh, par Loki, un classe F1…
— Kenaz, statuettes ! hurlai-je presque. TP IMMÉDIATE !
L’adrénaline se déversa à flots dans mes veines. Je fis deux pas sur le côté, en direction de l’antique fenêtre du couloir. À l’instant où mes pouvoirs me revenaient, je fis disparaître mes armes, balançai un jet d’énergie turquoise vers la tête du Thor, qui parvint à l’éviter malgré la distance, m’élançai. Je savais déjà que je n’aurais pas le temps de me téléporter, pas avec ces iris bleus parés à me carboniser sur place si je cessais de les surveiller. Pas avec la foudre qui allait tomber.
Il y avait l’orage et l’orage. L’orage classique, un simple phénomène météorologique, des éclairs et du tonnerre, et souvent beaucoup de pluie. Dans le pire des cas, cela faisait frire les installations électriques et causait des incendies. L’orage, causé par un Thor de classe F1, c’était une autre histoire. Des nuages noirs qui s’amoncelaient en une poignée de secondes. Pas de pluie, juste la foudre. Une foudre chargée de magie, en plus de particules électriques, qui pouvait pulvériser des immeubles entiers.
J’y avais survécu une fois, par miracle uniquement, avec l’intervention de mon père. En une fraction de seconde, ma mère et mes amis avaient été vaporisés, réduits en fines particules de poussière. Et la même chose allait m’arriver si je ne sortais pas d’ici immédiatement.
Alors je choisis la seule sortie qui m’était encore accessible : la fenêtre du deuxième étage. Un plongeon suicidaire, accompagné d’un affreux bruit de verre brisé.
| † | † |
Annotations