Chapitre 12
Le sol se rua à ma rencontre, l’air froid siffla à mes oreilles. La douleur irradiait en étoile depuis mon épaule, ne serait-ce que parce que je m’étais jetée de plein fouet dans une vitre malheureusement assez solide, mais aussi parce que, forcément, quelques débris de verre avaient percé ma peau. Ceci dit, cela n’avait pas vraiment d’importance à l’heure actuelle, parce que les pavés se rapprochaient bien trop vite. J’entendis vaguement un cri perçant, indubitablement féminin, suivi d’un choc cristallin.
Et puis, mes pieds joints percutèrent la pierre. La douleur fusa depuis mes talons, remonta jusqu’à mes hanches en aiguillant tous les muscles qui se trouvaient dans mes jambes, malgré toute la souplesse de mon atterrissage. Je grognai, pliai les genoux, croisai les bras devant mon visage, roulai en avant, me barricadant au passage contre tous les signaux de mon corps.
Avant même que mon cerveau à la ramasse sur mes réflexes ne reprenne le dessus, j’étais debout, et un second corps roulait près de moi.
Un instant plus tard, je volais à nouveau, yeux fermés, rétines brûlantes à cause du flash lumineux aveuglant. Mon oreille interne dut m’abandonner à ce stade-là, parce que je n’étais plus en état de discerner le haut du bas, le ciel de la terre. Bras ballants, incapable de lutter contre l’onde de choc, je me laissai porter par le souffle de l’explosion, qui me projeta violemment contre le mur le plus proche.
On aurait dit qu’une bombe avait été lâchée. Dans un rayon de trente mètres les toitures avaient été pulvérisées, les étages supérieurs atomisés. Les rez-de-chaussée avaient miraculeusement survécu pour la plupart, excepté le petit café qui avait été la cible principale de l’attaque. Mais outre le bâtiment de négociation totalement en ruines, l’éclair avait aussi frappé une voiture garée dans la ruelle. La douleur du choc de mon crâne contre un mur de pierre ne fut rien par rapport à la souffrance qui explosa dans mon ventre quand je m’empalai sur un morceau de portière brûlant arraché à la carrosserie. Je sentis, avec une précision ignoble, le métal s’enfoncer profondément dans mon ventre, tout déchirer et carboniser sur son passage. Un hurlement de souffrance pure m’échappa ; je roulai sur le côté, emportant le fragment avec moi.
Des points noirs jaillirent devant mes yeux, sans que la douleur ne reflue. Je serrai les dents, les poings, les orteils, toute articulation qui répondait encore, allongée au sol. La douleur submergeait tout. Je me noyais dans les informations de mes neurones sensoriels, incapable de faire le tri, incapable de comprendre ce qui m’arrivait. Mon cri mourut sur mes lèvres, mon esprit décrocha, court-circuité par l’overdose d’informations. Spectatrice, consciente de mon propre corps mais impuissante, je demeurai immobile, malgré les aiguilles qui semblaient s’enfoncer dans tout mon être et la brûlure dans une zone entre mon estomac et mes côtes.
Je savais ce que j’aurais dû faire. Sauf que j’en étais incapable.
Alors je me contentai de respirer. Les yeux fermés, allongée sur le pavé glacial d’une ruelle stockholmoise, je m’abandonnai aux signaux de mon corps, les écoutai, me noyai dans la douleur, jusqu’à m’y habituer, savoir la localiser précisément. En même temps, à défaut de pouvoir les appliquer, je me serinais les paroles d’Ekrest comme une incantation protectrice.
Dissimule-toi d’abord, aurait dit mon mentor.
Lentement, au raz du sol, j’agitai les doigts, me couvris d’une illusion d’invisibilité. Immédiatement, je sentis l’impact que cela avait sur tout mon système, comme un coup supplémentaire dans la plaie. Mes poumons se vidèrent, un grognement rauque m’échappa. Les yeux toujours fermés, des éclats de douleur blanche dansant devant ma rétine au rythme des battements erratiques de mon cœur paniqué, j’attendis une dizaine de secondes en me répétant les phrases suivantes.
Combien d’ennemis en état de te faire du mal ?
La réponse était terrifiante, mais j’étais trop anesthésiée par la douleur pour ressentir la peur. Tous, ou presque, pouvaient m’atteindre s’ils savaient où me trouver.
Combien en état de te démasquer ?
Un Heimdall, avec sa foutue vision magique. Au moins.
Es-tu en état de rentrer à la base ?
Vu comment je me vidais de mon sang, je mourrais en me téléportant.
Nouveau cri, pas précipités. Je ne bougeai pas d’un cil, méfiante, incapable de déterminer qui approchait. Cela pouvait être un civil comme un ennemi, et, les yeux fermés, j’étais incapable de faire la différence. Des voix se joignirent à la course.
— Chef, ça va ?
Une toux sèche, comme si l’interlocuteur crachait la poussière dans ses poumons, puis :
— Ça va… y’en a un qui a survécu, il a sauté…
La voix était distante, chargée de douleur, mais encore audible. Je me focalisai dessus, entre nervosité et doute. C’était le type d’en haut, le Thor aux commandes. Et je connaissais sa voix. C’était une certitude, maintenant. Même si je n’arrivais pas à me rappeler où je l’avais entendue, je la connaissais.
La douleur refluait lentement, pour ne laisser place qu’à une sourde sensation de mal-être. Je gagnais du terrain sur la mobilité de mes muscles, je le sentais. Mais il y avait plus urgent, plus problématique.
— Elle est là, invisible.
Tu as deux solutions.
Dans mon esprit, les souvenirs d’Ekrest étaient nets, et son ton, implacable. Il y avait deux possibilités. Deux solutions.
Me téléporter, au risque de mourir, au risque de ramener des ennemis à l’intérieur du Q.G. de la Confrérie. Impensable. Ou bien me laisser aller en Helheim. Possible, voire même faisable, même dans mon état.
— Où ça ?!
Mais c’était maintenant ou jamais.
J’entrouvris les yeux, juste assez pour voir à travers ma visière toujours abaissée des yeux d’un blanc inhumain, lumineux, chargés d’une haine millénaire, me considérer de haut avec un mélange de méfiance et d’inquiétude. Les bruits de pas reprirent, moins rapides, plus lourds. Deux personnes en soutenaient une troisième.
Un sourire cynique m’échappa quand je compris que, même aux portes de la mort, j’analysais tout ce que je voyais et entendais. Il ne s’effaça pas lorsque je compris qu’il me restait à peine quelques instants si je voulais m’offrir une sortie en beauté.
J’attrapai à pleines mains le morceau de métal, et tirai brutalement dessus. L’effort m’arracha une plainte de souffrance presque aussi déchirante que cette pièce acérée qui m’avait poignardée en premier lieu, qui résonna dans mon casque hermétiquement fermé. Je gardai les yeux ouverts, bloquai mon instinct de survie qui se rebellait violemment contre ce que je m’apprêtais à faire, levai le bras. Les yeux de lait du Heimdall se chargèrent de nervosité, il recula pour ne pas se prendre de coup. Mais ce n’était pas lui que je visais.
J’abattis l’arme improvisée à l’aveuglette, sectionnai d’un seul coup mon artère iliaque, la retirai tout aussi vite. Un sourire dément se dessina sur mon visage lorsque le sang gicla, éjecté au rythme de mes battements de cœur erratiques, une soudaine panique traversa le regard blanc. Une poignée de secondes avant le coma. Le temps d’une dernière maxime, gravée en lettres de feu et de sang dans ma chair à une époque.
Quoi que tu fasses, protège les tiens.
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