Interlude
Le corps se cabre. Se tord. Elle hoquette. Gémit. Hurle. Pleure. Se débat. Ça dure depuis deux bonnes minutes. L’un de ses bourreaux a même sorti un chronomètre dès le début, prévoyant probablement une résistance extrême. Même si, pour le moment, elle ne dépasse pas les trois minutes que tiennent les meilleurs.
Mais elle lutte. Tendue, à la limite de la rupture, cognant contre la table à chaque fois qu’elle retombe, toussant l’eau hors de son corps, encore et encore. Sans jamais faiblir, malgré les larmes, malgré la sensation de suffocation perpétuelle.
Kalyan commence à avoir la nausée. Voir ce visage tordu, ces muscles crispés, la voir essayer d’avaler de l’eau pour abréger sa souffrance, la voir essayer de mourir plutôt que de parler, lui donne l’impression que c’est lui qu’on torture. Son cœur palpite douloureusement, cogne contre ses côtes. La culpabilité le ronge, lui brûle les entrailles. Les doutes et les regrets ricochent dans son esprit. Ils ont brisé l’habituelle barrière du devoir qu’il monte pour les tenir à distance durant la journée.
Encore une fois, il repose le chiffon humide sur le visage de Lilith, devine sa tension immédiate. Elle geint, mais son cri s’étrangle lorsque l’eau envahit son nez et sa bouche. Elle lutte déjà moins qu’au début. Elle a faibli. Et il espère – pour elle, cette fois-ci – qu’elle va abandonner et leur dire tout ce qu’elle sait. Qu’elle va se soumettre enfin à ce traitement qui, depuis le début, a pour but de la briser.
Et soudain, son corps cesse de gigoter, se cambre violemment, tendu comme un arc, à la limite de la rupture. Kalyan avise sa gorge comprimée contre le lien de cuir, qui l’étouffe peut-être mieux que le chiffon humide et l’eau dans ses voies respiratoires. Il fronce un sourcil, cesse de déverser le liquide sur son visage, retire, précautionneusement, le chiffon.
Lilith recrache tout ce qu’elle avait dans la gorge, prend une longue inspiration, retombe sur la table, mais avec un mouvement contrôlé, comme une chute savamment amortie. Une sorte de rictus narquois se peint sur son visage déformé par la douleur, ses yeux turquoise accrochent ceux, électriques, du fils de Thor.
Instinctivement, il recule. Dans les prunelles turquoise s’est allumé un feu. Pas une petite étincelle de moquerie fourbe, comme celle qu’elle avait en se réveillant en prison le premier jour. Non, un véritable brasier, rugissant, destructeur, qui transperce le blond, semble le brûler de l’intérieur, deviner ses faiblesses, abattre les barrières qu’il s’est érigées comme si elles avaient été de papier. Les flammes sondent son âme en profondeur, et le laissent à nu, vulnérable comme jamais.
— Un Hamershot… Intéressant.
Même sa voix a changé. Rauque, glaciale. Méchamment narquoise.
Soudain terrifié, Kalyan plaque le chiffon sur le nez de la jeune femme, vide le reste de la bouteille. Pour ne plus le voir. Pour éteindre ce feu, qui lui donne l’impression d’être consumé de l’intérieur.
Mais le corps ne bouge plus. Il ne lutte plus, se contente de subir. Raidi, figé, immobile. Et, quand Kalyan arrête, pour que Lilith ne s’évanouisse pas, les flammes sont encore là. Vivaces, étrangement froides. Une brûlure glaciale insoutenable. Son visage s’est creusé d’ombres, par un jeu de lumières improbable dans cette cellule harmonieusement éclairée. Et les ombres bougent sur la peau, déforment les traits, ne les laissent jamais figés plus d’une seconde. C’est Lilith sans être Lilith. C’est une autre. Une autre, qui parle d’une voix totalement détachée, une fois sa trachée dégagée.
— Tu n’auras rien venant d’elle.
— D’elle ? murmure Kalyan, pris d’un doute soudain.
— Elle était à bout. Elle m’a laissé le contrôle. Et je dois franchement admettre qu’entre ça et le venin… je préfère ça.
— Qui… qui êtes-vous ?
Le visage se déforme, en une grimace que Lilith n’a jamais arborée. Qu’elle n’arborerait probablement jamais, même dans ses pires moments. Cruelle, vicieuse, railleuse. Mais les yeux sont glacés, les sourires n’y montent jamais.
— Juste une petite voix dans sa tête…
Kalyan jette un coup d’œil terrorisé à ses demi-frères et sœurs, mais ils sont eux aussi sous le choc. Ils n’osent pas deviner la réalité. Ils l’entrevoient, mais la dénient de toute leur âme. Ils ne veulent pas la connaître, au fond.
Alors ils se concertent du regard, incertains de la marche à suivre dans une telle situation, et finissent par faire la seule chose dont ils se sentent capables. Ils se relaient, l’un après l’autre, pour faire taire la voix, vident des bidons entiers pour noyer le monstre.
Ils savent déjà que son rire démoniaque les poursuivra encore longtemps dans leurs pires cauchemars.
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