Jaune (1/2)
Anna retint une moue agacée. Son devoir lui prenait plus de temps qu’elle ne l’avait imaginé, et ses yeux lui piquaient à force de fixer le papier vierge. La pointe de son stylo tapotait la table d’un rythme régulier, un tic nerveux et inutile.
Ses camarades de classe n’avaient pas ce problème.
– Je pense que ce terme se traduit par « abandonner ».
Edem pointa le texte original du doigt.
– Je ne suis pas d’accord, intervint Jennie. Dans le paragraphe suivant, le conteur parle de « suivre la voie » sur les indications du sage. Il n’est fait aucune mention d’un abandon quelconque.
– Ton interprétation est trop littérale. Sur la page d’avant, le conteur exprimait ses regrets. Je pense qu’il faut creuser de ce côté.
Pavel approuva d’un hochement de tête que personne ne vit. Anna les écoutait faire sans intervenir. Ses longues journées de travail à l’université l’épuisaient. Elle n’aspirait qu’à rentrer chez elle et à fourrer sa tête sous son oreiller, au lieu de quoi elle restait coincée à la bibliothèque universitaire. L’éclairage jaunâtre peinait à compenser le jour déclinant.
De plus, elle mourrait de faim, son estomac tout juste comblé d’un sandwich rachitique acheté à la cafétéria. Sur sa feuille et sur le manuel, les caractères courbés et élancés se mélangeaient, au point qu’Anna ne parvenait plus à différencier l’yidiëm bas de sa version contemporaine. Une notion de première année pourtant bien ancrée. Elle n’avait juste plus envie, et ne voyait pas de mal à en rester là. Après deux années d’études de langues, et une troisième entamée, la motivation des premiers mois s’était dissipée, balayée par la routine. Morne, insipide, commune. Anna jeta son stylo dans sa trousse et repoussa sa chaise.
– J’arrête là pour aujourd’hui.
Ses camarades se turent pour la regarder.
– Il ne nous reste que deux pages ! protesta Jennie. Et tu es la meilleure en conjugaison. Je n’ai pas envie de passer mes jours de repos là-dessus.
Edem et Pavel exprimèrent leur accord en fixant Anna. Elle se mordit la lèvre. Elle voulait dire non, qu’elle en avait marre de l’yidiëm et préférait laisser ce problème à l’Anna du lendemain, celle dont les fins de semaine s’avéraient vides d’occupation. Gaspiller des heures aux devoirs ne la gênait pas. Oui, mais voilà, ses camarades de classe préféraient les consacrer à des occupations sociales. Ses doigts s’agrippèrent au dossier de la chaise.
Repousse-la et va-t’en.
Ne pouvaient-ils pas comprendre qu’elle n’y accordait pas autant d’importance qu’eux ? Sauf que leur aide lui était précieuse et nécessaire. De la même manière qu’ils demandaient la sienne pour terminer ce devoir.
Elle céda et se rassit. Le besoin d’exprimer son agacement monta dans sa poitrine, mais elle le chassa. Elle pouvait bien faire un effort. D’un geste lent, elle fit glisser le manuel jusqu’à elle et parcourut le texte du regard.
– Ce n’est pas « abandonner », mais « renoncer ». Et comme il est conjugué au passé inférieur, cela signifie un état que le conteur s’imagine avoir possédé. Il aurait voulu laisser ses regrets, mais n’a pas réussi.
Un silence accueillit sa déclaration.
– Tu ne pouvais pas le dire tout de suite ? s’agaça Jennie.
Anna ne répondit pas. Elle acheva son exercice en silence, n’intervenant que pour les notions de conjugaisons. Ils parvinrent à boucler leur devoir au bout d’une heure.
Leurs chaises raclèrent la moquette usée de la bibliothèque, leur valant un regard outré de la responsable. Anna s’excusa d’un murmure et lui tendit le manuel emprunté. La femme réajusta ses lunettes, faisant tinter sa chaîne de perles jaunes et se saisit du livre. Anna rejoignit ses camarades dans le couloir. Ensemble, ils quittèrent le bâtiment. Pavel proposa une sortie, mais tous refusèrent, ce dont Anna fut soulagée. Elle aurait accepté par envie de passer du temps avec eux, mais sa fatigue prenait le pas.
Elle se traîna jusqu’à l’arrêt de bus et laissa tomber son sac à dos sur le béton usé. Si ses camarades ne se l’étaient pas déjà partagé, elle se serait volontiers avachie sur le banc. À défaut, Anna s’appuya contre l’abri avant de s’éloigner brusquement du métal brûlant. L’été s’achevait, mais la chaleur persistait. Peu à peu, le trottoir disparut sous les étudiants. Le gardien de l’université fut le dernier à sortir, tirant derrière lui l’épaisse grille de fer forgé.
Le bus s’approcha dans un raclement de pneu. Les étudiants se pressèrent à l’intérieur. Anna attendit un peu avant de les suivre, la température y serait pire et elle ne tenait pas à se retrouver oppressée contre les vitres. Ce qui n’empêcha pas ses camarades de classe de s’y précipiter. Anna monta la dernière. Elle montra sa carte d’abonnement au chauffeur et se saisit d’une barre au moment où le véhicule redémarrait.
Après quelques minutes, une partie des passagers descendit. Pavel adressa un signe de la main à Anna par-dessus la foule, qu’elle lui rendit alors qu’il disparaissait dans la rue. Edem et Jennie n’étaient déjà plus là. Anna se rapprocha des portes à son tour, son arrêt étant le prochain. Le bus immobilisé, elle actionna la poignée et tira, avant de sauter sur le trottoir.
Les rues étaient à la fois vides et bruyantes. Les travailleurs étaient déjà rentrés depuis longtemps, ou attablés dans un restaurant de quartier. Les portes et fenêtres ouvertes laissaient échapper des senteurs grasses et réconfortantes. L’estomac d’Anna se mit à gronder. Elle posa une main sur son ventre, son regard envieux passa d’une enseigne lumineuse à une autre. Elle se serait volontiers laissée attirer par les calories, mais savait que sa mère lui aurait préparé quelque chose et n’aurait pas toléré son écart, d’un point de vue financier. Anna s’interdisait de lui désobéir. Ses parents lui permettaient d’étudier sans qu’elle ait besoin de travailler.
Elle faillit céder lorsque son regard croisa l’enseigne en forme de poisson du Marin d’eau douce, mais elle dévia lorsque son visage se heurta à une épaule. Anna recula en titubant, la main sur le nez.
– Pardon, mademoiselle. Contrôle d’identité.
– Quoi ?
Une question posée par réflexe, car elle avait mal entendu. Elle releva la tête et se tendit en reconnaissant l’uniforme vert sombre de la police.
– Pardon, je…
– Vos papiers, mademoiselle.
L’homme échangea un regard avec son collègue. Anna se mordit l’intérieur de la joue, tandis qu’elle fouillait la poche avant de son sac. Ils n’allaient quand même pas s’énerver pour si peu ? Elle leur tendit l’étui de cuir où étaient rangés ses papiers, ainsi que sa carte d’étudiante.
Elle se demanda ce qui l’avait trahi. Son sac à dos moutarde orné d’un pin’s de l’équipe de ballon-par-trois de la ville, peut-être. Ou ses baskets et son jean délavés. Son t-shirt blanc s’avérait banal, mais peut-être dégageait-il l’odeur de la vieille table en bois au-dessus de laquelle Anna venait de passer sa journée. À moins que ce ne soit à cause des traces de stylo sur sa main droite. Quelque chose en elle hurlait son statut d’étudiante, attirant les forces de police comme des papillons vers une lumière. Ils semblaient pourtant les premiers lassés de la situation. Ils regardèrent à peine ses papiers, ne s’attardant que sur le poinçon de l’état pour vérifier leur véracité.
Anna attendit, les mains passées dans les poches arrière de son pantalon. Elle n’avait rien à se reprocher, mais trouvait agaçant de se faire contrôler au seul prétexte qu’elle vivait encore le nez plongé dans les manuels. Les révoltes étudiantes que tout le monde craignait avaient eu lieu il y a deux ans, et Anna n’y avait même pas participé, faute d’appartenir à une université. Des établissements dont les élèves ne s’étaient soulevés qu’en conséquence de problèmes plus graves. Mais comme ils avaient fait davantage de bruit, ils s’en trouvaient blâmés.
L’agent de police lui rendit ses papiers.
– C’est parfait. Bonne soirée, mademoiselle.
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