Jaune (2/2)

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Anna les salua et accéléra le pas jusqu’à chez elle, le restaurant oublié. Ses pas la ramenèrent dans la rue principale, juste en face du temple de Badishara.

Il n’y avait que devant les temples que les trottoirs restaient propres, balayés tous les jours par les prêtres. Celui de Badishara s’élevait entre les petits immeubles de quatre étages compressés contre ses flancs. Quelques marches permettaient d’accéder à un couloir de pierres sombres, au fond duquel Anna ne distinguait que les jambes que la déesse, taillée dans le même matériau noir.

Elle aurait dû s’y arrêter pour prier, quand bien même trouvait-elle le temple de Vokronne plus accueillant – et plus pratique puisque situé face à son université. Mais Badishara se situait plus haut dans la hiérarchie divine, alors tant qu’à faire de remplir les quotas, autant que cela en vaille la peine. Du moins, ses parents le voulaient. Anna n’éprouvait pas le besoin de se rendre dans un temple.

Elle passa devant sans se retourner, jusqu’à emprunter la prochaine rue sur sa gauche. Elle poussa la vieille porte à la peinture écaillée de son immeuble et s’engouffra dans la cage d’escalier. L’odeur de tabac du concierge imprégnait la moquette. Anna pouvait même deviner qu’il était passé par là grâce à la trainée de cendres au coin des marches. Un chemin qui s’arrêtait devant la porte de la voisine d’Anna et qui revenait après chaque coup de balai.

Anna poussa la porte de chez elle.

– Ha te voilà ! Je t’ai préparé quelque chose !

Sa mère surgit de la cuisine, un torchon humide posé sur l’épaule. Anna laissa tomber son sac dans l’entrée et rangea ses chaussures dans le placard. Elle rejoignit sa mère dans la pièce, d’où s’échappait une odeur de légumes bouillis. Marinia n’avait même pas pris la peine de lui demander si elle avait faim.

Anna s’installa face à la minuscule table en formica. Elle cligna à peine des yeux qu’une assiette remplie à ras bord apparut comme par magie sous ses yeux.

– Tu as bien travaillé ?

Anna s’empressa d’enfourner un brocoli dans sa bouche pour ne pas répondre de suite. Elle savait que sa mère ne se satisferait pas d’un simple « oui », quand bien même sa fille n’avait-elle rien d’autre à annoncer. Quoiqu’à bien y réfléchir, elle avait quelque chose pour détourner son attention.

– J’ai été contrôlée par la police.

Sa mère laissa échapper un cri insurgé.

Anna s’en voulait de faire d’un évènement un acte sans conséquence. Les policiers ne faisaient que leur travail. Mais elle ne se sentait pas le courage de raconter le détail de chaque cours auquel elle avait participé. À croire que sa mère craignait qu’elle ne sèche. La passion n’animait peut-être pas Anna, mais cela ne l’empêchait pas de suivre son cursus avec sérieux. Un jour, elle trouverait le courage de reprocher à sa mère son manque de confiance. Pour l’instant, elle voulait juste manger en paix ses légumes trop cuits.

– J’ai cru entendre un cri.

Anna se retourna. Son père venait d’entrer dans la pièce, ses cheveux encore humides. Il se pencha sur sa fille pour lui embrasser le front, amenant avec lui un parfum de shampooing aux fruits.

– Les contrôles d’identités ont repris, lâcha Marinia.

Elle protesta en essuyant vigoureusement une assiette. Anna la regarda faire, et crut que la porcelaine allait se creuser sous les doigts de sa mère. Son père haussa les épaules, aussi détaché de la situation que sa fille.

– C’est sans doute à cause de la venue du roi d’Etrena. Le gouvernement craint de nouvelles révoltes.

– Et la faute à qui ? S’ils avaient combattu la crise de l’emploi plus tôt, ils n’auraient pas eu les travailleurs sur les bras. Et les étudiants. Même une partie des prêtres s’y sont mis, mais ça, ils n’en parlent pas !

Parler des prêtres poussa Anna à se faire plus petite sur sa chaise. Une stratégie qui se retourna contre elle : les pieds raclèrent contre le sol, attirant l’attention de sa mère. Lorsque leurs regards se croisèrent, Anna sut ce qui allait suivre. Elle avala sa bouchée et reposa sa fourchette, résolue.

– Tu n’es pas allée au temple !

Marinia s’avança et lui prit le menton dans sa main. Elle tourna la tête de sa fille vers la fenêtre avant d’exprimer sa désapprobation d’un claquement de langue.

– Tu n’as pas de traces sur les joues. Je t’avais dit d’aller au temple de Badishara ! À moins que tu ne sois allée ailleurs ?

– Non, nulle part.

L’idée de se faire de fausses marques de bénédiction sur la peau ne lui avait même pas effleuré l’esprit. Cela aurait soulagé sa mère, mais rien changé à la situation, puisque l’important était d’avoir son nom sur les registres de visite des temples.

– Fais un effort, supplia sa mère. Je sais que tu t’en fiches autant que nous, mais ce ne sera pas le cas des conservateurs s’ils montent au pouvoir. Les gens qui ne rendent pas assez hommage aux dieux à leur goût…

– Pourraient se voir refuser des postes ou des formations, je sais.

Cela avait failli arriver à Anna. En raison du contexte économique instable, son université s’était retrouvée sur la liste des établissements que l’état avait souhaité vendre à des fonds privés. Des fonds souvent associés au mouvement conservateur, qui rendaient obligatoires les démarches comme les visites régulières aux temples. L’université d’Anna avait échappé à cette revente, lui permettant de l’intégrer. Les étudiants de la faculté d’Histoire n’avaient pas eu cette chance : impossible pour certains de poursuivre leurs cursus.

– J’ai une instruction de jeunesse religieuse complète, protesta Anna. Ça devrait suffire, non ?

Elle connaissait déjà la réponse, mais une forme de dénis persistait à s’accrocher à son esprit. Faire le tour des temples l’année de ses sept ans pour y recevoir la bénédiction de chaque divinité majeure ne suffisait pas. Anna aurait préféré. Si au départ, participer à une cérémonie l’avait amusé, s’y rendre chaque semaine était devenu éprouvant. Les quarante-huit dieux possédaient tous un rituel différent, du plus simple et court au long et sordide. Heureusement qu’être reconnu des cent trente-sept dieux mineurs ne faisait pas partie du processus.

Anna consentit à se rendre dans un temple. Ses parents voulaient seulement l’aider et la protéger, ils ne lui demandaient pas d’embrasser une foi quelconque. « Suivre le mouvement pour rester tranquille », voilà ce qui disait toujours sa mère.

Voilà ce qu’Anna faisait.

Elle se levait, se rendait à l’université des langues et des religions, travaillait son apprentissage de l’yidiëm et rentrait chez elle.

Voilà ce qu’Anna faisait. Et elle craignait trop de ne plus le faire. Elle n’eut soudain plus très faim. Elle repoussa son assiette et se leva.

– Et tes carottes ? demanda son père.

– Ça ira.

Doran eut une moue désapprobatrice et s’empara de l’assiette pour finir à sa place. Anna récupéra son sac dans l’entrée et traversa le couloir jusqu’à sa chambre. Grâce aux volets fermés, il y faisait plus frais qu’à l’extérieur, mais elle n’appréciait que peu l’obscurité. Elle ouvrit la fenêtre et repoussa les battants. Le soleil achevait de se coucher, inondant la capitale de reflets dorés.

Le temple de Badishara allait bientôt fermer ses portes. La déesse représentant la pureté et l’innocence, il n’était pas tolérable qu’elle puisse être vue une fois la nuit tombée. Anna courba la tête pour observer la prêtresse en habits sombres sur le toit, occupé à allumer les torches.

Même du dernier étage de son immeuble, le temple restait dominant. Une vieille loi interdisait la construction de bâtiments plus hauts qu’un temple à moins de cent mètres de celui-ci. Du ciel, La Nouvelle-Enver devait ressembler à un dôme percé de cratères.

Anna se détourna. Elle vida son sac de ses affaires et les disposa sur son bureau, classant les devoirs prioritaires en haut de la pile. Une matinée lui suffirait pour les faire. Malgré son manque de motivation, Anna se débrouillait, se classant au-dessus de la moyenne de sa classe. Ses parents n’auraient de toute façon pas permis moins. Un comble, songea Anna. Ils avaient choisi ses études à sa place.

Elle laissa ses affaires en plan et se laissa tomber sur son lit. Dans le tiroir de sa table de chevet, elle mit la main sur son lecteur de cassettes. Celle de son groupe préféré s’y trouvait encore. Parfait. Anna enfila le casque et poussa le volume à fond. Les notes de synthétiseur lui vrillèrent les tympans, sans qu’elle veuille les faire taire.

Elle écouta l’intégralité de la cassette, jusqu’à avoir le cerveau anesthésié par les paroles métaphoriques et la voix du chanteur. Anna s’étira, un sourire satisfait sur le visage. Cela faisait du bien. Les thèmes souvent dramatiques du groupe lui permettaient de relativiser sur sa propre situation. Sa vie n’était pas comme l’aurait souhaité, mais qui pouvait s’en vanter ? Anna se redressa et rangea le lecteur dans son tiroir, bien calé entre ses paquets de bonbons à la gélatine.

Le soleil s’était couché, plongeant la pièce dans la pénombre entrecoupée d’éclats artificiels. Du coin de l’œil, Anna vit les torches du temple vaciller sous le courant de la brise. Des prêtres resteraient à proximité toute la nuit pour qu’elles ne soient pas soufflées. Si Badishara se retrouvait trop peu éclairée, la déesse se mettrait en colère, or, les habitants de ce monde ne craignaient rien de moins que la haine de leurs divinités.

À part peut-être les mutants.

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