Jaune
Anna consentit à s’occuper de cette histoire de temple dès le lendemain. Elle n’avait rien à faire de sa journée, et les temples étant davantage bondés durant les repos, Anna aurait une excuse toute trouvée pour ne pas s’attarder. Elle quitta l’appartement avant dix heures, lorsque l’air se faisait encore frais, son cardigan préféré sur les épaules. Elle s’abstint de prendre son sac de cours, et glissa simplement ses papiers dans sa poche.
Dans la rue de son immeuble, les vendeurs ambulants s’installaient déjà. Anna décida que cette fois, elle avait le droit de céder. Elle s’acheta un café et un beignet recouvert de sucre glace collant. Elle les engloutit sur le trottoir face au temple de Badishara.
Son geste qu’elle avait d’abord imaginé innocent lui sembla provocateur lorsqu’un prêtre se posta un haut des marches du bâtiment. Anna aurait juré qu’il la fixait d’un air désapprobateur, avec ses mains vissées sur ses hanches. Il n’apprécierait sans doute pas qu’elle se présente à lui comme un entrerait dans un tabac, ses doigts encore recouverts de sucre fondu. Anna pivota pour se cacher derrière un lampadaire, mais elle était certaine que l’homme l’avait déjà vu. Elle venait ici pour marquer des points, au lieu de quoi elle partait du mauvais pied. Mieux valait sans doute trouver un autre temple.
Celui de Pashun, dieu de la pureté, ne se trouvait qu’à trois pâtés de maisons. Avant même de se mettre en marche, Anna changea d’avis. La bénédiction de Pashun, reçue pendant son instruction, avait été la pire de toutes. Les prêtres obligeaient les priants à plonger leurs mains dans un bain d’eau bouillante pendant plusieurs secondes, avant de les retirer pour les plaquer sur leurs visages.
Anna se rappela sa peau écarlate et couverte de cloques. Elle avait tant pleuré de douleur que la tête lui en avait tourné. Elle manqua de lâcher son café sur le trottoir. Il lui fallut fixer longuement ses mains pour en chasser la sensation de brûlure qui s’y propageait. Elle refusait de retourner dans ce temple. Anna ne prit la peine de finir son café. Elle jeta le reste dans une poubelle et s’éloigna du sanctuaire de Badishara. Du coup de l’œil, elle vit le prêtre s’en retourner à l’intérieur.
Les arrêts de bus possédaient tous un plan détaillé de la ville indiquant les emplacements des temples. Six d’entre eux se trouvaient à moins d’une demi-heure de marche. Son regard s’arrêta sur celui de Nezerath, divinité des saisons. Avec le début de l’automne, il serait bondé de priants venus assister au rituel de la nouvelle saison. Anna pourrait se joindre à eux et ainsi figurer sur les registres sans rien avoir à faire. De plus, le bâtiment était magnifique, bâti de pierres colorées et rehaussées de peintures évoquant des paysages.
Anna ne voyait pas l’intérêt d’hésiter davantage. Elle s’y rendit à pied.
Le temple se trouvait sur une place circulaire bien trop petite pour lui. Une cinquantaine de marches de jade permettaient d’atteindre une terrasse de lapis-lazuli, ombragée d’un dôme de rubis. Anna se souvenait de sa cérémonie d’instruction. De la gentillesse des prêtres de Nezerath. Pourtant elle hésita. Il lui suffisait d’entrer pour apparaître sur un registre et s’assurer un avenir plus facile. Ce n’était pas grand-chose, elle pouvait considérer cela comme une formalité administrative.
Elle refusa de monter les marches. Anna n’était pas tournée vers la pratique religieuse, mais cela ne l’empêchait pas d’en reconnaître le caractère sacré. Le bafouer par son hypocrisie et son désintérêt le gênait. Il y avait des gens pour qui cela comptait et elle avait l’impression de se moquer d’eux. Sa mère lui dirait que c’était stupide. Anna pouvait presque sentir sa main dans son dos, qui appuyait sur ses omoplates pour la faire avancer. La même main qui l’avait poussé pour chacune de ses cérémonies d’instruction. Cette même paume toujours trop chaude qui l’avait obligée à entrer dans l’université des langues et des religions pour s’y inscrire trois ans plus tôt.
Anna remua les épaules pour se débarrasser de cette sensation. Cela l’agaçait d’être aussi malléable. D’un autre côté, quelqu’un qui décidait pour vous s’avérait parfois un confort, auquel Anna ne se voyait pas encore renoncer.
Elle fit un premier pas vers les marches quand une solution se glissa dans son esprit. Une décision qui ne gênerait personne. Anna serait sur les registres, sans pour autant jouer les hypocrites. Elle ne devait pas se rendre dans le temple d’une divinité. Mais à celui des Héros. Ils seraient un entre-deux tout à fait acceptable.
Anna se détourna du temple de Nezerath et rebroussa chemin. Ce serait la première fois qu’elle irait à celui des Héros. Personne ne s’y rendait, car ils n’avaient pas de prières à recevoir. Le bâtiment édifié en leur nom servait d’hommage et de symbole, et bien moins que les statues à leur effigie dispersées dans la ville. Anna s’aida d’un autre plan, qui indiquait un quartier résidentiel tout proche, fait d’immeubles bas aux façades colorées. Anna remonta l’une des allées disposées en étoile jusqu’à leur centre, un petit parc garni d’érables.
Quelques feuilles encore vertes parsemaient les sentiers de terre. Le temple des Héros apparaissait derrière les branches les plus basses. Anna n’aurait su dire ce qui du parc ou du sanctuaire fut là le premier. Certains arbres poussaient si près des murs que leurs épaisses racines fendaient la pierre, et le sol battu n’était pas uniformément recouvert de pavés. Le rouge et l’or de la façade s’étaient délavés, abimés par le temps, de même que les tuiles vertes du toit aux pointes incurvées évoquant les bâtisses orientales.
Anna ne saisissait pas ce manque de soin apporté à l’édifice. Les Héros n’étaient pas des divinités, mais ils avaient été choisis par elles. Sans eux, le monde n’existerait pas ainsi. Guidés par les dieux, les Héros avaient permis aux peuples de se rassembler et de se connaître, de perdurer, d’évoluer jusqu’aux premières civilisations.
À leur place, Anna se serait sentie oubliée.
Elle s’avança sur les pavés. Une paire de marches menaient jusqu’à un porche étroit, protégé par le toit et terminé par une double porte en bois. Il n’y avait pas d’étage, juste deux minces colonnes pour soutenir la toiture. Seul détail incongru, une petite pierre violette taillée en poire. Elle pendait depuis la charpente, retenue par un simple fil usé. Il fallait tordre le cou pour la voir. Anna haussa les épaules. Juger les goûts décoratifs d’autrui ne l’intéressait pas.
Elle tira sur l’épaisse corde à sa gauche, annonçant son arrivée d’un son de cloche. Elle poussa la porte et entra. Le vestibule sombre ne comportait qu’un canapé usé. Dans le fond, Anna devina une ouverture fermée par un rideau. Elle ne sut pas comment se comporter. Dans les temples, la voie à suivre était claire, les gestes évidents, et un prêtre apparaissait toujours pour vous aider.
Dans ce minuscule temple, Anna avait l’impression de faire irruption chez quelqu’un, tout en y étant autorisée. Fouiller les lieux lui paraissait impoli. Nerveuse, ses doigts trouvèrent le bout des manches de son cardigan. Anna l’enfilait dès que le temps le lui permettait, quitte à avoir un peu froid. Triturer la vieille laine jaune la rassurait, quand bien même le vêtement n’avait aucune valeur sentimentale. Elle l’avait trouvé dans une fripe cinq ans plus tôt. Il manquait un bouton et les manches larges lui tombaient sous le poignet, mais compter les fils effilochés lui offrait une distraction. Et elle adorait le jaune.
Derrière le rideau, le plancher craqua. Dans un sursaut, Anna lâcha la laine. Le pan s’écarta sur un homme en robe de prêtre.
– Je n’étais sûr d’avoir de la visite. Excusez-moi.
Il lui adressa un sourire chaleureux qui étira les rides de son visage.
– Ce n’est pas grave, lui assura-t-elle. Je ne savais pas où aller.
– Oui, je me serais souvenu d’une apparence aussi atypique.
Anna ne sut pas quoi lui répondre. Ce ne fut pas qu’être qualifiée d’atypique la gênait, mais elle ne comprenait pas ce que l’homme lui trouvait. Peut-être faisait-il référence à la masse de boucles d’un fauve terne qui lui servait de chevelure. Anna avait depuis longtemps abandonné l’idée de les discipliner. Elles s’épanouissaient telle une plante exotique autour de son visage et dans son dos. L’homme pouvait aussi parler de ses yeux. Le bleu, surtout turquoise, restait peu courant dans ce pays, contrairement à celui dont la famille d’Anna était originaire.
– Disons que je fais avec, lança-t-elle avec humour. Vous êtes le prêtre du temple ?
– On ne peut pas vraiment me qualifier ainsi, puisque je ne sers pas les dieux. Officiant suffira.
Il désigna son habit d’un geste de la main. La robe cérémoniale s’apparentait à n’importe quelle autre, mais dépourvue d’ornements. Le tissu rêche teint en rouge écarlate n’avait rien à envier au cardigan d’Anna en termes d’usure. Les broderies dorées aux ourlets avaient pâli, arborant des reflets d’argent.
– Je peux faire quelque chose pour vous ?
– Je veux juste rendre hommage.
Il lui sourit.
– Par sincérité ou pour figurer sur les registres ? Je ne dis pas cela par jugement. Je dois savoir, c’est tout.
– Pour les registres.
Il ne servait à rien de mentir. S’il posait la question aussi ouvertement, c’est qu’il préférait l’honnêteté, et si la réponse d’Anna lui déplaisait, il ne pourrait rien faire d’autre que l’expulser.
Son petit sourire bienveillant ne quitta pas son visage. Une apparence qu’Anna trouva bienveillante. Le visage mince, mais rebondit de l’homme était mangé d’une courte barbe. Ses grands clairs se détachaient sur sa peau tannée par le soleil. Quand bien même la raison restait intéressée, l’officiant semblait content d’avoir que quelqu’un ait pensé à venir ici. Anna voulut lui rendre un peu de cette bienveillance.
– Mais je préfère les Héros aux divinités.
– Pourquoi ?
Anna recommença à toucher sa manche. Elle ne s’était pas attendue à ce qu’il poursuive la conversation. La question la gênait, parce qu’elle n’avait pas de réponse.
– Je ne sais pas.
Il hocha la tête d’un air satisfait et écarta le rideau.
– Suivez-moi.
Anna se saisit du rideau alors que la silhouette de l’officiant se réduisait, avalée par un escalier descendant. Les marches vermoulues menaient dans une modeste pièce. Étonnement, aucune odeur de renfermé n’y flottait, cela sentait même bon l’herbe coupée, une anomalie qu’Anna ne s’expliquait pas.
– Et voilà.
Cinq alcôves se partageaient le mur du fond. Les statues des Héros taillées dans la pierre faisaient face à Anna. Le matériau brillait jusque dans les creux très détaillés des vêtements et de leurs visages. Pas un grain de poussière ne s’y immisçait. Il n’y avait pas de plaque pour nommer les Héros, mais ce n’était pas nécessaire. Les enfants l’apprenaient très tôt, après qu’ils eurent mémorisé les dieux.
Enine l’Éclairé, Metias le Brave, Aube la Vierge, Viona la Renégate, et la Sacrifiée. Le visage de cette dernière demeurait invisible sur chacune de ses représentations, caché derrière un voile.
Des bâtons d’encens disposés devant les socles permettaient de leur adresser un hommage.
– Pourquoi ce temple est-il si simple ?
– Parce qu’ils l’ont voulu ainsi. En fait, les Héros n’ont même rien demandé.
Une moitié de réponse, mais Anna s’en satisfaisait. Elle s’accroupit devant la Sacrifiée et alluma une tige d’encens. Elle resta quelques instants à la regarder brûler, parce qu’il n’y avait rien d’autre à faire.
– Ils ont pourtant sauvé et construit le monde, murmura-t-elle au bout d’un moment.
– Tout ce qui se décide l’est d’abord par les dieux.
Encore une phrase vague et sans fondement. Cela agaça Anna, pour la simple raison que c’était ridicule. De son point de vue de pauvre humaine, la seule personne qui décidait pour elle en ce moment, c’était sa mère. Se ranger derrière ce genre d’excuse lui semblait trop facile. Elle au moins savait pourquoi lui semblait parfois fade. Si c’était pour débiter ce genre d’idées, pourquoi cet officiant ne servait-il pas directement les dieux ? Anna ne put résister à ce qui allait suivre.
– Sauf pour les mutants, apparemment.
Elle regretta aussitôt sa rébellion. Aborder ce sujet ne se faisait pas sans une raison valable, surtout avec une personne de l’âge de l’officiant. La génération d’Anna n’avait pas connu les mutants, mais cet homme devait avoir vécu les traques et les violences. Peut-être avait-il déjà croisé un regard aux yeux pourpres. À quel point les avait-il craints ?
Anna fit preuve de lâcheté et resta accroupie. Sans se retourner vers l’homme, elle sentit la tension émaner de lui. La température de la pièce semblait avoir chuté de quelques degrés. Elle venait peut-être de ruiner ses chances de signer un registre. Aussi demeura-t-elle figée durant ce qui lui sembla un instant interminable lorsque l’officiant lui tendit le cahier. Anna se releva, les jambes lourdes. Elle se saisit du registre et du stylo, le menton toujours bas. Son nom complet et son numéro citoyen vinrent encrer la feuille encore vierge de ce mois-ci. Les marques de crayon à travers le feuillet du précédent ne lui révélèrent que quatre lignes remplies.
L’officiant récupéra le cahier.
– J’envoie une copie du registre à chaque début de mois au ministère des Cultes, au cas où ils m’oublieraient.
Anna hocha la tête, les yeux déjà rivés vers la sortie.
– Je te souhaite une bonne journée, Annarielle.
Elle remonta les escaliers, la poitrine nouée. Ce ne fut qu’à la sortie du parc qu’elle retrouva un semblant de souffle. Elle serra les manches de son cardigan jusqu’à agrandir l’un des trous.
Mais qu’est-ce qui lui avait pris d’évoquer les mutants ? Sa mère l’aurait giflée. Si Anna s’était tenue dans un temple divin, mentionner ces êtres blasphématoires lui aurait valu une purification douloureuse et pas forcément rapide. Pour des individus qu’elle ne connaitrait jamais. Ils n’étaient peut-être pas si maléfiques que ça. Il lui était déjà arrivé d’en discuter avec des camarades de classe, pas davantage renseignés qu’elle.
Ils ne possédaient que les souvenirs de leurs parents et grands-parents. Anna soupira et secoua la tête pour chasser ses pensées. Au moins figurait-elle sur un registre. La prochaine fois, elle se rendait au temple de Nezerath, et en silence.
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