Chapitre 3 - Tourbillon de Réflexions

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Encore toute à mes pensées, je marche jusqu’à ma voiture sans m’en rendre compte. La portière s’ouvre, comme par magie, et je me faufile dans l’habitacle. Je suis ailleurs, et je ne prête même pas attention à mon chauffeur, Igor, qui se réinstalle au volant de la BMW et démarre le moteur. Il jette un œil dans le rétroviseur intérieur, furtivement, puis s’engage sur la route.

Je reste silencieuse, le regard dans le vide, ma tablette et mon smartphone posés sur la banquette à côté de moi. Ce qui est assez inhabituel de ma part, surtout en plein rush comme aujourd’hui. C’est probablement ce qui attire son attention.

« - Tout va bien, mademoiselle ? »

Sortie de ma torpeur, je sursaute en entendant sa voix.

« - Oh pardon, mademoiselle, je ne voulais pas vous effrayer…

- Non non, ce n’est rien ! Excuses-moi Igor. J’avais la tête ailleurs…

- Je vois cela, oui… Y a-t-il un souci ?

- Non… »

Il marque un temps d’arrêt, avant d’ajouter, hésitant :

« - Excusez-moi, mademoiselle… Je risque d’être indiscret, mais… Ne serait-ce pas Monsieur Petterfield que j’ai vu monté dans l’autre voiture tout à l’heure ? Le fameux… »

Ce type m’étonnera toujours ! Sa mémoire visuelle est décidément extrêmement poussée !

« - En effet… C’était bien Tristan… soupiré-je.

- Ah… »

Un silence pesant s’installe alors, et je sens son regard allant de la route à mon visage à travers le rétroviseur, dans des mouvements de va-et-vient inquiets.

« - Est-il… Enfin, je veux dire…

- Oui. Il s’agit de ma nouvelle mission, si c’est votre question, je lui réponds, un peu trop sur la défensive.

- Excusez-moi, mademoiselle. »

Puis il se recentre sur sa conduite, et je sens que je l’ai blessé. Je m’en veux aussitôt. Après tout, il me suit depuis mes débuts dans cette société : Igor Zlakarov, ancien militaire yougoslave, était le chauffeur attitré de mon mentor, puis le mien lorsqu’elle est partie. Avec sa carrure d’athlète, son crâne chauve, ses sourcils broussailleux et sa barbe grisonnante bien fournie, il est impressionnant, voir intimidant, et joue plus facilement le rôle de garde-du-corps que de chauffeur. Mais lorsqu’on le connait un peu, il est vraiment adorable. Et il est peut-être le seul à me connaître autant et aussi bien. Nous en avons passé des heures ensemble dans ce véhicule, à papoter de tout et de rien ! Il a assisté à plusieurs reprises à mes crises d’angoisse lorsque j’ai tenté de reprendre confiance en l’amour, avant de finalement lâcher l’affaire… Je ne devrais pas être étonné qu’il s’inquiète pour moi. Il a forcément compris la tempête d’émotions qui tourbillonne actuellement dans ma tête et dans mon cœur.

« - Igor, je… Excusez-moi… Je ne voulais pas être aussi sèche…

- Ce n’est rien, mademoiselle, me répond-t-il sur un ton rassurant, en me lançant un regard compréhensif dans le rétroviseur.

- C’est juste que…

- Que cela ravive des souvenirs douloureux ? me coupe-t-il. Oui, je comprends. Allez-vous bien ?

- Je… je crois que oui, merci. »

De nouveaux flashbacks me reviennent par bride, et mes pensées replongent dans mes souvenirs. Je sens mon cœur qui s’emballe à mesure que je revis ces moments douloureux, mon pouls s’accélère et ma respiration se bloque. J’ai l’impression de suffoquer. Instinctivement, ma main se pose sur ma poitrine, essayant de retrouver mon calme.

« - Mademoiselle ? Voulez-vous que je m’arrête sur le bas-côté ? me demande Igor, qui m’observe à travers le rétroviseur d’un air inquiet.

- Je… euh… non… ça va aller… je murmure en reprenant mon souffle.

- Mademoiselle ?

- Oui ?

- Ne vous inquiétez pas, tout se passera bien. Vous avez réussi à surmonter cette épreuve une fois, vous y arriverez encore. Ce que vous avez vécu vous a rendu plus forte. Je sais que vous pouvez le faire. »

Ses mots me font un bien fou. Je me sens épaulée, soutenue. Ma respiration revient doucement, ma poitrine se détend et mon cœur reprend son rythme habituel. Une vague de chaleur empathique remplace désormais la suffocation. Je lui souris, et décide de me replonger dans mon travail, espérant faire taire mes angoisses.

Cela faisait un moment que je n’avais pas eu de crise comme celle-ci. Je pensais que tout cela était derrière moi, mais il a suffi de trois minutes en sa présence pour que tout remonte aussitôt. Mes angoisses, ma peur de l’abandon, le manque de confiance en moi, la douleur, le chagrin, ma dépression… Tout me revient comme si c’était hier. Et cela ne présage rien de bon pour la suite, surtout pour mon travail. J’espère ne pas perdre la face lorsque nous devrons nous retrouver ensemble pour organiser son planning…

J’appréhende déjà cette soirée du coup. Comment vais-je réagir quand je serais à ses côtés pour le présenter aux autres invités ? Rien que son odeur me ramène quinze ans en arrière… Sans parler de son visage d’ange, son sourire ravageur, ses cheveux soyeux légèrement plus court qu’avant, sa carrure d’athlète, ce charisme qu’il dégage… Il est encore plus beau que dans mes souvenirs.

Seule devant le miroir de ma salle de bain, je revois celui qu’il était lorsque nous nous sommes quittés. Aujourd’hui, c’est un homme que j’ai face à moi. Un homme fier et sûr de lui, qui a réussi sa carrière. Même si je peux encore déceler les traces de l’adolescent qui a su me séduire. Et c’est bien là le problème : il a fait chavirer mon cœur, autrefois. J’ai mis tant de temps et d’énergie à me relever de cette histoire… Pourquoi diable faut-il qu’il revienne maintenant pour tout foutre en l’air ?!

Je lui en veux. D’abord pour la souffrance qu’il m’a infligé à l’époque. Ensuite de revenir comme ça, comme une fleur, après toutes ces années sans nouvelles de lui. Après tous les efforts que j’ai dû entreprendre pour passer à autre chose, pour me reconstruire. J’ai peur de me laisser envahir par mes émotions. De ne pas réussir à gérer. Le côté professionnel aussi. Et si sa venue remettait tout en cause ? Si je m’effondrai encore ? J’ai tant travaillé pour en arriver là. Je me suis lancée à corps perdu dans ce boulot afin d’oublier mon désespoir. Je ne vis plus que pour ça désormais. Que deviendrais-je si je perdais tout ?

L’alarme de mon smartphone me sort de mes interrogations. Il est bientôt l’heure et je ne suis pas encore prête ! Revenant soudain à la réalité, j’observe mon reflet dans le miroir en clignant des yeux, et je finis enfin par m’activer pour me préparer pour la soirée. Il reste encore du temps, mais le chantier est important.

***

Dans le hall d’accueil, il fait les cents pas. Elle n’est pas encore en retard, mais lui est un peu stressé. Son accueil a été glaciale, et il ne s’attendait pas à cela. Pas à ce point, du moins.

Pourtant, il devait s’en douter : revenir après une si longue absence, et après une séparation aussi houleuse… Il voudrait lui expliquer, ou juste lui parler… C’est pour cela qu’il a choisi cette société, pour cela qu’il a exigé que ce soit elle qui s’occupe de son dossier.

Un homme en pantalon en lin et boléro, un appareil photo autour du coup, s’approche de lui. Il semble de bonne humeur, contrairement à lui. Il lui tend la main de bon cœur.

« - Bonsoir, je suis Nassim, le photographe attitré de Lola Terramare. Je crois que c’est vous mon nouveau sujet du coup !

- En effet, oui. Je m’appelle…

- Tristan Petterfield, oui je sais. J’ai déjà effectué mes recherches. Vous avez de la chance d’avoir Lola comme assistante manager, c’est une vraie pro ! Et très agréable à regarder qui plus est !! Ha ha ! »

Il ne sait trop quoi lui répondre, alors il sourit bêtement. Est-il au courant que Lola et lui ont été amant autrefois ?

« - Oui c’est vrai… finit-il par lâcher tout de même avec un petit sourire. Elle est plutôt jolie en effet.

- Plutôt jolie ?? Seriez-vous légèrement aveugle mon cher ? C’est une bombe vous voulez dire ! Ah tiens, d’ailleurs, en parlant de… WOW ! Non mais regardez-moi ça ! Qu’est-ce que je vous disais ! »

Il se retourne et aperçoit la jeune femme qui entre par la grande porte vitrée du bâtiment. Et son cœur manque un battement.

***

Eh merde, il est déjà là…

A travers la vitre, je constate que Tristan m’attend déjà dans le hall, très joliment vêtu d’un costume bleu pâle malheureusement assorti à ma tenue, en compagnie de Nassim. Cette constatation m’angoisse un peu d’ailleurs : Qu’ont-ils bien pu se dire ? Pourvu qu’il n’ait rien dit de notre histoire à Nassim… Sinon, je suis morte !

Je me retourne rapidement pour vérifier que ma robe de cocktail trapèze en mousseline fluide, au col en capot et couleur céladon ne s’est pas prise dans les bords du véhicule, avant que Igor ne referme la portière. Lorsque je croise son regard, je comprends très vite qu’il a capté mon stress. Il me sourit tendrement, dans un élan de compassion presque paternel, puis me fait un petit clin d’œil encourageant. C’est presque un parrain pour moi. Son approbation est aussi importante que celle de ma famille. J’inspire à fond, lisse ma robe et me dirige vers l’entrée du bâtiment. Mes talons claquent sur le bitume, et donne un rythme aux battements de mon cœur.

Nassim me déshabille littéralement du regard lorsque je passe la porte, comme à son habitude. Lui, semble complètement hypnotisé, la bouche ouverte et les yeux écarquillés. Arrivée à leur hauteur, Nassim me siffle en secouant la main en signe d’admiration.

« - Wow ! Tu es sublime Lola !

- Merci ! C’est gentil ! lui réponds-je avec un grand sourire reconnaissant.

- Oui, tu es ravissante, en effet, ajoute Tristan, reprenant visiblement ses esprits.

- Merci » je lui rétorque sèchement, en le regardant du coin de l’œil d’un air renfrogné.

Je n’ai nullement l’envie de lui donner raison, mais intérieurement je me félicite d’avoir pris le temps qu’il faut pour me faire belle. L’effet est réussi.

Voilà ce que tu as laissé passer, mon gars ! Je me redresse et relève le menton pour paraitre plus sûre de moi, avant de lancer gaiement à mon photographe préféré :

« - Bon ? On y va ou on reste planté là ? »

Celui-ci acquiesce et se précipite vers l’ascenseur pour appuyer sur le bouton d’appel. Tristan me tend son bras, mais je l’ignore copieusement et emboîte le pas à Nassim, sans un mot.

A l’étage, une partie du personnel est déjà là lorsque nous arrivons dans la grande salle de réception prévue pour l’occasion. Le trajet dans l’ascenseur a été un supplice pour ma part : La présence si proche de Tristan m’a mise mal à l’aise. Ce qui est fortement contrariant, quand j’y pense… Mais je ne laisse rien paraître. Du moins… J’espère !

Lorsque nous entrons dans la salle, Eric nous accueille les bras ouverts.

« - Ah vous voilà ! Ma nouvelle conquête ! scande-t-il. Ne le dites pas à ma femme, Lola, je risquerai d’avoir des ennuis ! » ajoute-t-il en me faisant un clin d’œil complice.

Je lui souris en retour. Ayant justement été recrutée par sa femme Nadine, il sait très bien que j’entretiens toujours de bonnes relations avec elle. Elle m’a tout appris, je lui dois tout. C’est elle qui m’a sortie de ma dépression également, en acceptant de me former à un métier dont j’ignorais tout à l’époque. Elle m’a redonné confiance en moi et en mes compétences, et m’a permis de me fixer un nouvel objectif de vie. Lorsqu’elle est finalement partie pour d’autres aventures, j’étais parfaitement opérationnelle pour assister son mari et c’est avec assurance qu’elle m’a confié à lui.

« - Tiens, quand on parle du loup ! s’exclame soudain Eric, en voyant arriver sa femme.

- Bonsoir Lola ! Je suis vraiment ravie de te revoir ! Tu es resplendissante !

- Merci Nadine, c’est un plaisir partagé ! Et vous êtes ravissante également ! je lui réponds d’un air guilleret, le teint légèrement rosé.

- Merci beaucoup ! Mais la flatterie ne te servira plus à rien avec moi, ajoute-t-elle avec un clin d’œil.

- Ha ha ! Non c’est sincère, vraiment ! »

A côté de moi, j’entends alors une petite toux gênée. Je me crispe alors, avant d’ajouter d’un air contrarié :

« - Ah, oui… Nadine, je vous présente Monsieur Tristan Petterfield, notre nouvelle recrue VIP.

- Enchantée Monsieur Petterfield, lui dit-elle en lui serrant la main. J’ai beaucoup entendu parler de vos exploits en matière d’investissement, jeune homme. Vous avez du flair en affaires ! C’est incroyable pour quelqu’un de votre âge.

- Merci Madame Ediano, lui répond-il aimablement, avec ce petit sourire enjôleur qui lui colle à la peau, et qui bizarrement me donne des frissons. Mais cela n’a rien à voir avec le flair. C’est simplement une question d’analyse et de timing pour investir. »

Je ne peux m’empêcher de lever les yeux au ciel, ne cherchant absolument pas à cacher mon ennui. Nadine me jette un petit regard en biais.

« - En tout cas, vous n’avez aucun souci à vous faire, car vous êtes entre de bonnes mains avec Lola ! ajoute-t-elle, pour éviter que le malaise ne s’installe.

- Oui je sais, elle est indéniablement la meilleure » lui répond-il simplement, en se retournant vers moi pour me fixer des yeux d’un air attendri.

S’en est trop pour moi. Je lâche un profond soupir, visiblement agacée par ces sous-entendus, baissant la tête pour éviter son regard insistant.

« - A ce propos, puis-je vous l’emprunter quelques instants s’il-vous-plait ? lui demande-t-elle alors, me prenant au dépourvu.

- Bien sûr. Tant que vous me la rendez ensuite ! »

Je m’éloigne en m’excusant pour suivre Nadine un peu plus loin, dans un coin tranquille de la salle.

« - Lola… commence-t-elle, hésitante. Ma chérie, je te connais assez pour savoir quand quelque chose te tracasse ou ne va pas. Et je te sens visiblement tendue… Y a-t-il quelque chose qui ne va pas avec ce monsieur ?

- Euh non… Enfin, si… C’est euh… Comment dire… » bafouillé-je timidement.

Elle me fixe de son regard inquisiteur, peu convaincue.

« - Bon OK… je reprends après un temps d’hésitation. Vous vous souvenez, quand vous m’avez recruté ? J’étais en pleine dépression à la suite d’une rupture difficile...

- En effet, oui, je m’en souviens très bien.

- Eh bien… C’est… Enfin, il…

- Oh non ! Ne me dis pas que… Serait-ce… ?

- Si, c’est malheureusement lui… je lui réponds en baissant les yeux.

- Aïe… Comment te sens-tu, ma belle ?

- Je dirais que ça va…

- En as-tu parlé avec Eric ? Si tu veux, je peux le faire pour toi…

- Non non, ça ira, merci. J’ai déjà essayé de négocier, mais apparemment il a demandé expressément que je m’occupe de lui alors bon… Je n’ai pas trop le choix voyez-vous…

- Je vois… »

Elle semble sincèrement désolée pour moi.

« - Si tu as besoin de quoi que ce soit… commence-t-elle.

- Merci Nadine, mais ça va aller. Il faudra bien, de toute façon ! » je la coupe aussitôt, essayant de paraître sereine, me forçant à sourire exagérément.

Elle me sourit en retour d’un air entendu, et attrape deux flûtes de champagne à la volée sur le plateau d’un serveur qui passait à ce moment-là.

« - Trinquons à cette nouvelle des plus inattendues, dans ce cas. »

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