Chapitre 5 (deuxième partie)
L'air devient étouffant en fin de journée, peu après qu'ils ont quitté le village. La nuit qui s'en suit est chaude, le temps est lourd. Tous pressentent l'orage. Mais au matin, l'air est redevenu plus frais et ils repartent avec soulagement. Cependant, alors qu'ils pénètrent dans la forêt, le ciel s'assombrit, le tonnerre se met à gronder et c'est bien avant d'arriver à l'embranchement qu'ils avancent déjà sous de grosses gouttes de pluie.
- Il aurait peut-être mieux valu s'arrêter à l'orée, Maître Olaf, dit Bosserin qui s'inquiète déjà de la façon d'organiser le campement en pleine forêt.
- Certes, cela aurait été plus aisé pour ce soir, mais de toute façon, nous mettrons au moins trois jours à parcourir la forêt, d'après les dires du villageois et les observations de nos amis Aériens. Alors, en y entrant dès cet après-midi, j'espère pouvoir nous épargner d'y passer trois nuits, mais seulement deux.
- C'est bien calculé, Maître Olaf, mais l'orage...
- Nous choisirons notre endroit avec soin. La foudre tombe sur les arbres isolés, rarement en pleine forêt. Et si cela peut éloigner vos craintes, Maître Owen et moi-même pourrons déterminer aisément le bon.
- C'est vrai, Maître Olaf, j'oubliais vos connaissances...
Le Gardien sourit avec bienveillance. Mais il comprend l'inquiétude de l'intendant. La route qui serpente à travers la forêt est large et belle, et le villageois n'a pas menti : il est pour l'heure facile d'y avancer. Malgré la pluie, ils parviennent avant le soir à l'embranchement que le vieil homme leur avait indiqué. Olaf fait arrêter tout le convoi, même s'il estime qu'ils pourraient encore avancer un peu. L'endroit offre un dégagement assez large, il sera plus facile d'y installer le campement. Sans compter que l'orage rend les chevaux et les hommes nerveux. Un peu de repos fera du bien à tous.
- Owen, que penses-tu de passer la nuit ici ? L'endroit me semble adapté.
Le regard d'Owen fait le tour des lieux, mais ceux qui sont proches, et notamment Lorrek et Bosserin, devinent que le Gardien ne regarde pas vraiment la forêt, les deux chemins, mais qu'il regarde au-delà et en-dedans des lieux, percevant des choses qu'eux-mêmes ne peuvent ressentir, et encore moins voir.
- Je partage ton avis, répond simplement le jeune homme au bout d'une longue minute. Je vais en informer Dame Hilayna et la reine.
Et il repart vers le milieu du convoi.
Quelques tentes sont montées en hâte, les serviteurs s'activent à préparer un repas dans des conditions rendues difficiles par la pluie. Ils ont trouvé une source non loin de l'embranchement, sur le chemin de gauche, le plus large. Ils y abreuvent les chevaux. Après un rapide repas, Owen s'y avance un peu, Ingir débarrassée de son harnachement le suivant librement. L'obscurité tombe vite, à cause des hauts arbres, de leur feuillage épais et de l'orage. Il parcourt une petite distance, sans vraiment s'en rendre compte. Les sens en éveil, le cœur battant, il s'arrête près d'un amoncellement de pierres moussues. Ingir s'ébroue, hennit doucement.
- Tu as senti toi aussi, ma belle, n'est-ce pas ? Cette route n'est pas sûre... Viens, nous allons essayer l'autre.
Il revient vers le campement, n'aperçoit pas Olaf, mais Limur vient à sa rencontre et l'informe que le Conseil du voyage est en pleine réunion.
- Maître Olaf a commencé sans votre présence, ami, la reine est fatiguée de cette journée et Dame Hilayna plus encore.
- Il a bien fait. Je ne vais pas les interrompre pour l'heure. Je vais promener mon cheval, je reviens d'ici peu.
Intrigué, Limur le regarde s'éloigner sur le chemin de droite, se demandant bien pourquoi il s'y engage alors qu'ils vont forcément prendre l'autre, demain, en repartant. Owen parcourt environ une lieue et comprend très vite que le villageois n'a pas menti : il sera impossible de passer par ici avec des chariots. Le chemin se rétrécit, même s'il reste praticable par des chevaux. Mais surtout, il est par endroits escarpé et il descend très vite vers une combe dont il ne peut mesurer l'étendue qu'en faisant appel à ses dons et à ses perceptions. Néanmoins, il ne ressent aucune onde négative et se demande si un piège ne leur est pas tendu sur l'autre route. "S'il n'en tenait qu'à moi, nous partirions par cette route demain. Mais comment faire passer les chariots par ici ?"
Sa jument l'a suivi et fait quelques pas vers un fossé où elle se met à brouter tranquillement.
"Ingir est sereine ici aussi. Je dois convaincre Olaf ! Mais, après tout, il aura peut-être perçu les mêmes ondes que moi..."
Il laisse la jument manger, puis rebrousse chemin sous la pluie. Au campement, Olaf l'attend.
- Où étais-tu passé ? Tu avais oublié le Conseil du voyage ? Surtout ce soir... j'aurais eu besoin de toi.
- Ami, j'ai parcouru un peu les deux chemins. Accompagne-moi, s'il te plaît.
Olaf le suit sur le chemin de gauche. Très vite, il comprend pourquoi Owen l'a entraîné.
- Ressens-tu la menace comme moi, Owen ?
- Oui. Et Ingir aussi l'a sentie.
Olaf soupire. Il sait combien le lien entre Ingir et Owen est fort et combien les perceptions de la jument s'accordent souvent avec les leurs. Sa propre monture ne possède pas de tels dons. Owen poursuit :
- Quand je suis revenu au campement, la réunion avait commencé, j'ai donc décidé d'explorer le début de l'autre chemin. Il est sûr. Mais il est impossible d'y faire passer des chariots. Des chevaux, si. Mais pas plus.
- Cela est fort soucieux. Le villageois n'a pas menti en ce qui concerne l'accessibilité des routes, mais pour ce qui est de leur sécurité... L'orage ne brouille-t-il pas nos sens ?
- Au contraire, répond Owen d'une voix sourde. Les Eléments sont nos guides.
Les regards des deux hommes se croisent. Un instant, Olaf est tenté de faire appel aux Esprits des Eléments pour les guider. Il voit qu'Owen a suivi son raisonnement, d'autant que le jeune homme poursuit sans hésiter :
- Je suis prêt pour un voyage, si tu le juges nécessaire. J'ai ce qu'il faut pour cela.
- Moi aussi, tu le sais. Mais est-ce prudent et judicieux ?
- Nous sommes tous les deux, et tu es aguerri. Tu parleras aux Esprits et je te retiendrai pour revenir.
- Soit. Nous allons faire ainsi. Mais une fois que le campement sera endormi et en nous en éloignant un peu.
- Bien.
- Alors, allons manger pour nous y préparer.
**
L'orage ne semble pas vouloir s'apaiser. L'humidité est étouffante, pesante. Kaïra a bien du mal à trouver le sommeil, d'autant qu'Owen était absent au Conseil, sans qu'Olaf ait donné la moindre explication à ce sujet. Comme elle a voyagé dans son lit, elle n'a pas vu le jeune homme depuis plusieurs heures et elle ressent désormais un manque quand elle ne peut échanger quelques mots, ou même quelques regards avec lui. Elle sait qu'elle ne doit rien laisser paraître de ce trouble qui l'envahit, mais elle garde ces moments comme des joyaux précieux, en son cœur.
Seules deux grandes tentes ont été dressées, une pour elle, Hilayna et ses suivantes, et une pour les conseillers et les Gardiens, tout le reste de l'escorte dormant sous des abris plus simples et plus aisés à démonter au petit matin, mais offrant cependant une bonne protection contre la pluie.
Alors qu'un calme relatif règne sur le campement, deux ombres s'en éloignent d'un pas sûr. Limur et ses archers veillent, ils les saluent en passant. Owen et Olaf marchent un moment, seuls, en silence, se concentrant déjà sur le voyage qu'ils s'apprêtent à effectuer. Puis Olaf fait quelques pas dans le sous-bois pour s'éloigner du chemin, et s'arrête finalement près d'un vieux chêne aux racines noueuses qui ont soulevé la terre. Il en fait le tour, puis fait signe à Owen qui est resté face à l'arbre, les yeux fermés, s'imprégnant déjà de la puissance du lieu.
- Owen, viens, je pense qu'ici sera bien.
Owen rejoint son ami, debout entre deux grosses racines. Il acquiesce simplement. Tous deux s'assoient alors en tailleur, sortent un bol et des herbes de dessous leur long manteau. Ils recueillent aisément quelques gouttes de pluie, puis préparent la potion qui va leur permettre d'entrer dans le monde des Esprits. Ils la boivent sans hésiter et reposent leurs coudes sur leurs genoux, les doigts d'Owen tenant ceux d'Olaf. Très vite, ils sentent leur propre esprit partir. Ni l'un, ni l'autre n'ont omis de faire venir en eux l'image de leur étoile et ils s'avancent vers le monde dangereux, mais merveilleux, des Eléments originels. C'est Olaf qui va recueillir les paroles des Esprits, mais Owen perçoit aussi comme un appel, puissant, provenir d'un Esprit de l'Eau. Tout en se concentrant sur la présence d'Olaf, afin d'aider son ami à revenir vers leur monde, il reste attentif à cette voix.
La vision d'Olaf lui fait clairement comprendre que le danger qu'ils ont pressenti sur ce chemin n'est pas feint. Un Esprit du Feu le met en garde. Il comprend aussi que le premier jour, le voyage se passera sans souci, et que c'est le deuxième jour qu'ils tomberont dans une embuscade. Le chemin de droite est sûr.
Olaf remercie les Esprits comme il se doit et Owen l'aide à revenir. Le monde des Esprits est si attirant qu'il est toujours difficile de le quitter, même pour un Gardien aguerri comme Olaf. Lorsqu'il émerge des vapeurs de ses visions, il dit à Owen :
- Un danger nous guette en effet sur le chemin de gauche. La reine ne peut pas passer par ce chemin. Nous allons devoir discuter de cela avec le Conseil.
- J'ai perçu un appel d'un Esprit de l'Eau concernant le chemin de droite, dit Owen.
- Un danger ?
- Pas nettement. Plutôt comme un avertissement. Il faudra être vigilant près des cours d'eau. Mais il ne s'agissait pas d'un pressentiment de danger aussi puissant que du côté gauche.
- Bien. Si la vigilance est suffisante... Je crois de toute façon que nous n'allons pas avoir le choix. Allons dormir maintenant. Il arrive que les Esprits s'adressent à nous dans les heures qui suivent un voyage.
Owen hoche la tête à l'affirmative.
**
Ne la laisse pas seule ! Sous la paix sommeille le noir serpent. Ne la laisse pas seule !
La voix a retenti si nettement dans son esprit qu'Owen se réveille d'un bond, comme si on lui avait parlé à l'oreille. Mais tout est encore calme dans le campement. Le tonnerre gronde toujours, faiblement, dans le lointain. L'aube semble loin. Essoufflé, il rejette le pan de son manteau dans lequel il s'était enveloppé pour dormir. Non loin de lui, Olaf dort. Il se relève, sort de l'abri et machinalement lève les yeux vers le ciel. Mais les arbres l'empêchent de distinguer les étoiles. Il se dirige alors vers les chevaux, Ingir lance un faible hennissement en le sentant s'approcher. Il la rejoint, lui flatte les flancs.
- Ca va, ma belle ?
Elle retrousse ses lèvres comme en un étrange sourire, puis de la tête, elle cherche sa main, quémandant une caresse. Il la gratte un peu entre les oreilles.
- Espèce de petite coquine...
Puis il soupire.
- Je crois que je ne vais pas me rendormir. Ingir, des heures compliquées nous attendent. Je vais avoir besoin de toi, je crois.
Puis il la laisse et retourne au campement. En chemin, il croise Lorrek et lui fait part du souhait d'Olaf de le revoir avant le départ. Quelques serviteurs s'éveillent et il s'installe avec eux pour prendre un rapide repas. Olaf est le premier à sortir de leur tente et à les rejoindre.
- Tu es déjà debout ?
- Je n'arrivais plus à dormir, répond Owen. Tu vas convoquer le Conseil ?
- Oui.
- J'ai croisé le Premier Conseiller, tout à l'heure. Je lui ai dit que nous devions parler à nouveau ce matin.
- Bien. Je vais m'enquérir de la reine et de Dame Hilayna. Elles doivent être présentes.
- Tu as une solution à proposer ?
- Oui. Nous allons nous diviser en deux groupes. La reine doit passer par le chemin de droite et, si possible, ses dames aussi. Avec une petite troupe suffisante pour les défendre, mais réduite pour avancer vite et ne pas attirer l'attention. Le reste du convoi passera par la gauche, avec la plupart des combattants. Nous dissimulerons nos armes et nous nous tiendrons prêts à combattre. Grâce aux Aériens, aux archers, nous aurons un avantage dans le combat. Et ils nous aideront aussi à nous retrouver, une fois la forêt traversée.
- Nous devrons nous séparer ?
- Oui. Je mènerai le convoi, tu escorteras la reine. Avec au moins Limur et quelques autres, je demanderai à Bosserin de t'adjoindre ses meilleurs hommes. Vous ne devrez pas être plus d'une vingtaine, serviteurs compris.
- Bien, répond Owen. Penses-tu que cette solution sera acceptée ?
- Je compte aussi sur toi pour les convaincre. Un chemin d'apparence facile est tentant à suivre et on peut en minimiser les dangers. Nous aurons peut-être besoin de toutes nos forces pour les convaincre.
- Je comprends, ajoute simplement Owen.
Mais il ne peut se départir d'un sentiment étrange, mélange de joie et de crainte, à l'idée de se retrouver seul - ou presque - responsable de la vie de la reine Kaïra.
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