Chapitre 15 (deuxième partie)
Nul n'a prêté attention à Dame Hilayna et à ces quelques secondes où son regard s'est figé, où son cœur a manqué quelques battements, où sa raideur naturelle a failli s'effondrer. Car elle reprend bien vite le contrôle d'elle-même et savoure pour une fois avec plaisir terrine et mousse.
Sans le savoir, le chef cuisinier a simplement mis dans les assiettes un plat dont la préparation, le nom et les couleurs, ont donné cette idée insensée à Dame Hilayna pour tenter d'empêcher le mariage entre sa souveraine et le prince Bramé.
Elle d'habitude si calme a bien du mal à retenir son impatience en voyant que le repas s'éternise. Quand, enfin, elle peut accompagner la reine jusqu'à ses appartements, c'est un véritable soulagement. Néanmoins, elle ne lui fait pas encore part de son idée, car elle voit bien qu'elle est soucieuse et fatiguée. Elle houspille plus que d'habitude les quatre jeunes suivantes pour permettre à la reine de se coucher et de prendre un repos bien mérité. Elle-même regagne alors sa propre chambre et, malgré l'heure tardive, elle a bien du mal à trouver le sommeil, se demandant si, pour une fois, ce ne serait pas elle qui aurait besoin de faire brûler quelques feuilles de l'Arbre des Nécessiteux.
Le lendemain la trouve levée encore plus tôt que d'habitude, avec une seule idée en tête : consulter certain livre de la bibliothèque royale. A peine a-t-elle déjeuné qu'elle s'y rend et demande à consulter le Grimoire des Traditions. Installée debout face à un grand pupitre, elle feuillette le lourd et gros livre, avec une certaine impatience. Trouvant enfin ce qu'elle cherche, elle arrête de tourner les pages et se met à lire avec attention. Un petit sourire éclaire son visage grave et peu aimable.
"C'est un bon moyen, oui. Une bonne idée. Maintenant, il faut que j'en parle à la reine, si possible avant le Conseil de ce matin."
Elle referme le précieux livre et ressort, se rendant directement à la chambre royale où les suivantes achèvent de préparer Kaïra. Aux traits tirés et au regard triste de la jeune reine, Dame Hilayna comprend aussitôt que cette dernière a mal dormi et se promet de demander désormais à Maître Gafori, chaque soir, quelques feuilles de l'Arbre des Nécessiteux pour l'apaiser.
- Avez-vous fini avec la reine, Mesdemoiselles ? demande-t-elle d'un ton sec.
- Presque, Dame Hilayna, répond Nijma avec courage face à l'austère gouvernante. Il reste à lui passer ses bijoux.
- Alors, dépêchez-vous, je souhaite m'entretenir avec notre Majesté avant le Conseil.
Immobile sur son siège, Kaïra laissait faire ses suivantes et lève soudain les yeux, étonnée du ton employé par sa dame de compagnie. Elle y perçoit une urgence et se demande bien ce qu'elle veut, si tôt, alors que la journée a à peine commencé. Les quatre jeunes filles achèvent promptement qui de placer les bijoux, qui de ranger, et sortent de la pièce. Une fois dehors, Naïna ne peut s'empêcher d'imiter l'autoritaire Hilayna, ce qui relâche la tension chez ses trois compagnes, laissant entendre leurs rires joyeux dans le couloir.
**
- Dame Hilayna, que se passe-t-il ? Avez-vous un souci ? s'enquiert Kaïra dès qu'elles sont seules.
- Mon souci, c'est vous, Majesté. Et surtout ce mariage qui semble inévitable.
Kaïra soupire et se renfonce dans son siège.
- Vous venez m'entretenir dès le matin d'une question qui ne m'enchante guère, et dont, je crois, je vais entendre parler toute la matinée.
- Certes, mais ce que je vais vous en dire devrait vous redonner de l'espérance.
- Comment cela ? Pensez-vous que je doive me réjouir à l'idée de devoir épouser le prince Bramé ?
- Non pas. Mais j'ai peut-être trouvé le moyen pour que cela n'arrive pas.
Kaïra la regarde avec étonnement.
- Oui, dit Hilayna.
Et elle ajoute en pesant bien ses mots, comme pour les imprimer durablement dans l'esprit de sa souveraine :
- Vous pourriez demander l'épreuve du Blanc Cerf.
- L'épreuve du Blanc Cerf ? Mais...
- Mais pourquoi pas ?
Kaïra se fige, réfléchit un instant et tente d'imaginer cette possibilité. Dame Hilayna poursuit, voulant la convaincre :
- Demander l'épreuve serait permettre à tout homme, quel qu'il soit, de demander votre main. Pauvre ou riche, manant ou grand seigneur. Celui qui vous apporterait le présent le plus étonnant, le plus rare, le plus précieux, pourrait alors prétendre devenir votre époux. Vous pourriez aisément refuser le cadeau de quiconque vous déplairait. A commencer par celui du prince Bramé.
- C'est...
Kaïra reste sans voix. Puis se reprend.
- C'est une idée à retenir, en effet... Je ne sais ce qu'en penserait le Grand Maître.
- Il n'y a sans doute pas songé. C'est une pratique qui est tombée en désuétude, mais rien n'interdit de la reprendre à votre compte. J'ai consulté ce matin le Grimoire des Traditions et vous seriez tout à fait dans votre droit de la demander. Vous pourriez ainsi fixer une échéance raisonnable, ce qui prolongerait d'autant la trêve en Salarin et permettrait au Grand Maître d'avoir plus de temps pour calmer les esprits de ces frères belliqueux, voire de faire accepter un compromis.
Kaïra sourit légèrement, fixant sa gouvernante avec sympathie.
- Dame Hilayna... Vous êtes formidable !
L'austère dame de compagnie rougit sous le compliment, mais se reprend bien vite.
- Majesté, je pense à vous et j'œuvre pour votre bonheur et votre tranquillité d'esprit !
- Je le sais, et vous m'êtes pour cela très précieuse. Vous viendrez avec moi au Conseil. A nous deux, nous parviendrons bien à convaincre Lorrek et Van'dal, car je suis certaine que Flonara partagera aisément votre proposition !
**
La salle du Conseil résonne d'un étrange silence lorsque Kaïra déclare :
- Je vais demander l'épreuve du Blanc Cerf. Dame Hilayna a eu la bonne idée de se souvenir de cette tradition. Rien n'empêche de la remettre en pratique.
Les trois conseillers se regardent, un peu interdits. Aucun d'entre eux n'aurait pensé à cette solution, certes un peu vieillotte, mais comme l'a souligné la reine, toujours possible. Van'dal ose le premier prendre la parole :
- Peut-être... Peut-être faudrait-il demander au Grand Maître son avis ?
- Nous allons en informer les Gardiens, mais ma décision est prise, dit Kaïra.
Ils font alors appeler les Gardiens. La proposition les surprend aussi, mais ils ne voient pas en quoi ils pourraient s'y opposer. Durant les deux journées suivantes, la reine et ses conseillers vont s'employer à rédiger le texte d'appel qui sera diffusé à travers tout le royaume et transmis aux royaumes voisins, jusqu'aux confins des Terres Habitées. Comme le veut la tradition puisqu'il s'agit d'une Régnante, chacun doit en avoir connaissance.
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