Lorsque Siwu s'éveille, l'aube dessine de jolis reflets dans les arbustes couverts de rosée. Les toiles des épeires forment comme une fine broderie perlée. Le Gronfall se redresse, secoue sa tête comme pour s'ébrouer et quelques gouttes tombent de ses cheveux. Il regarde autour de lui. Il est seul. Mais Ingir est là, calme, près d'un grand chêne. Le feu a été rallumé depuis peu.

"Où est passé Owen ?", se demande-t-il.

Debout sur ses petites jambes, il fait le tour du feu. Ingir s'avance vers lui, donne un léger coup de tête contre son dos.

- Oh, doucement, sale bête ! Tu as failli me faire tomber dans le feu. J'aurais l'air de quoi avec mes poils roussis ? Bon, il est où, ton maître ? J'ai faim, moi.

La jument hennit doucement.

- Mouais, faut pas le déranger, dis-tu. Bon, alors, je vais attendre.

Et Siwu se rassoit sur une pierre en remuant le feu.

Owen s'est réveillé avant l'aube. Il a très peu dormi. Au cœur de la nuit, il s'est levé et a cherché son étoile. Il l'a longuement regardée, se souvenant du jour où il l'avait choisie. Ces derniers temps, les choses se précipitent et se bousculent. Il doit prendre, seul, des décisions importantes, difficiles, parfois contraires à son Ordre et à l'enseignement qu'il a reçu. S'il s'est efforcé de rester dans les limites, prenant aussi des risques seulement lorsque cela lui semblait inévitable, comme faire appel aux Esprits pour combattre le dragon. Aujourd'hui, il est en proie au doute. Est-il guidé par son devoir, celui d'agir pour maintenir la paix, ou par son amour pour Kaïra ? L'un et l'autre peuvent-ils se confondre ?

Jusqu'à présent, il s'est rarement trouvé seul pour prendre une décision aussi importante. Soit il parlait avec Adena, durant sa formation, quand elle le mettait à l'épreuve, pour envisager une difficulté sous tous les angles, soit il était accompagné par un autre Gardien, comme Olaf dernièrement. Il n'y a que lorsqu'il s'était retrouvé chez les Gronfalls et qu'il avait fait la connaissance de Siwu qu'il était seul. Mais il n'avait pas d'autres décisions à prendre que celle de faire son possible pour rester en vie. Cela n'avait aucune conséquence.

S'il n'y avait la présence avérée de la licorne, révélée par Siwu, sans doute hésiterait-il moins. Il pourrait rapidement gagner le Conseil et proposer au Grand Maître d'aller en Rankir, quitte à lui faire part de ses tourments intérieurs. Mais cet animal revenu lui aussi des Temps Anciens ne peut rester dans le monde des hommes sans être sous contrôle, sous protection. Quiconque ayant de mauvais desseins pourrait s'emparer d'elle et causerait alors des catastrophes. Il lui faut la trouver, avant que d'autres ne la découvrent. Et il pense notamment à l'esprit du sinuire qui pourrait se mettre en quête de l'animal fantastique.

C'est pourquoi, avant l'aube, il se relève et va s'installer un peu plus loin.

Il ressort son disque de son étui, le porte devant son étoile. Devant lui, il a posé une petite écuelle avec la boisson qu'il a préparée et qui lui permettra d'entrer en contact avec les Esprits. Il réfléchit soigneusement à ce qu'il va Leur demander. Il ne doit pas songer à Kaïra. Ce qui importe est de trouver la licorne. Mais évoquer la licorne devant les Esprits peut aussi se révéler dangereux pour elle. Si des êtres et des animaux des Temps Anciens reviennent, il est aussi possible que des forces maléfiques agissent. Quel est leur pouvoir ? Leur influence ? Ont-elles aussi accès au monde des Esprits ? Il doit se montrer prudent. Non pour lui, car il se sait désormais capable d'aller et revenir seul de ce monde, mais pour la licorne.

Il va pour prendre son écuelle et suspend son geste un instant. La licorne ne représente-t-elle pas Kaïra pour lui ? Il prend une profonde inspiration, chasse le souvenir de la jeune souveraine de son esprit. Il chasse aussi l'image de la licorne, fantasmée, inventée, car il n'en a bien entendu jamais vue. Il doit entrer dans le monde des Esprits avec son esprit vide de toute pensée.

Une fois qu'il a repris sa concentration, il avale la préparation, fixe le disque à nouveau devant son étoile.

Et un nouveau voyage commence, dans le monde brumeux et terrifiant des Esprits.

**

Quelqu'un le secoue. Une langue râpeuse passe sur ses joues. Il soulève difficilement les paupières, se demande où il est. Une nausée le saisit, la lumière vive du plein midi blesse ses yeux.

- Ah ben quand même !

La voix aigüe de Siwu retentit à son oreille.

- Siwu ? demande-t-il faiblement.

- Bon, tu as retrouvé l'usage de ta langue, c'est déjà ça !

Owen se redresse avec quelques difficultés, se remet en tailleur. Il était tombé sur le côté, la tête dans les feuilles mortes. Un goût amer dans la bouche, l'esprit encore embrumé par ses visions, il tâtonne pour trouver la gourde d'eau fraîche qu'il avait préparée. Il s'en saisit et la porte à ses lèvres. Ses joues, pâles, retrouvent un peu de leurs couleurs.

- Ca va ?

- Ca va aller, dit-il d'une voix encore étrange.

Il respire longuement plusieurs fois, se passe un peu d'eau sur le visage. Ingir hennit doucement. Il pousse un long soupir, se tourne vers son ami.

- Ca fait longtemps que je suis là ?

- Ca doit faire longtemps. Je me suis réveillé tôt, j'ai compris qu'il ne fallait pas te déranger. Puis Ingir est venue me chercher, elle insistait. Alors je me suis mis à ta recherche. Tu n'étais pas loin du campement, mais voilà. Tu parles d'un endroit pour cuver, le nez dans les feuilles !

- Je ne cuvais pas, Siwu.

- Pff... Vos trucs de Gardiens, quand même… Rien qu'à l'odeur, ça ne donne vraiment pas envie d'être bu !

- Et il vaut mieux pour toi que tu n'en avales pas une goutte !

- Ca ne risque pas d'arriver... Bon, tu as besoin de quelque chose ?

- Juste de temps pour récupérer et d'un bon feu, d'eau fraîche et d'un morceau de pain pour commencer. Ensuite, je pourrai te dire où nous irons.

- Bien. Prends le temps de te relever, je vais relancer le feu et te préparer un petit repas reconstituant à ma sauce.

Owen fait la grimace. Non à cause des relents de son voyage, mais à l'idée d'avaler une préparation de Siwu…

**

Owen rejoint son ami peu après, reprenant place autour du feu. Il se sent mieux, malgré un voyage pénible. Il a été bien accueilli par les Esprits, mais Ceux-ci sont troublés. Ils ne semblaient pas particulièrement disposés à lui répondre, à le guider. Il est resté parmi Eux plus longtemps que prévu, car Leurs réponses n'étaient pas claires. Il lui a fallu un certain temps avant de distinguer l'Esprit de l'Air.

Il a perçu que cet Esprit était habité par un profond chagrin. Il semblait ne pas avoir d'autre possibilité que de révéler à Owen où se trouvait la licorne. Non qu'Owen lui parût indigne de cette révélation, mais plutôt que l'Esprit craignait pour Sa protégée.

Owen boit à nouveau, mange lentement un morceau de pain. Puis il dit :

- Nous irons vers la forêt de Lanomeur, Siwu. C'est là que nous devrions rencontrer la licorne.

- Hum, ça nous fait une bonne dizaine de jours de voyage. Enfin, si Ingir ne traîne pas en chemin…

- Cela nous laisse surtout le temps d'aller ensuite jusqu'en Rankir. Et d'y être à temps pour la lune d'été.

Le Gronfall hoche la tête.

- Quand partons-nous ?

- Quand tu seras prêt, répond Owen avec un petit sourire.

Aussitôt, Siwu se remet sur ses pieds, rassemble leurs quelques affaires et se dirige vers Ingir. Owen reste pensif un moment, puis se lève à son tour, éteint soigneusement le feu. Gardant le silence, faisant des gestes mesurés, il remet la selle de la jument, vérifie ses rênes. Siwu est retourné près de la source, a rempli leurs gourdes. Puis tous deux remontent à cheval et repartent. Contrairement à la veille, Siwu ne dit rien pendant un bon moment. Owen, quant à lui, réfléchit au meilleur chemin pour se rendre en Lanomeur, tout en repensant à ses visions du monde des Esprits.

Le soir-même, ils dorment encore dans la forêt. Le regard perdu dans la voûte étoilée, Owen songe à Kaïra.