Chapitre 23 : Un engagement secret
Owen se tient debout, dans le salon de la reine. Kaïra est assise dans son fauteuil, mais ne dit pas un mot. Elle écoute avec attention Dame Hilayna. Celle-ci reprend les arguments qu'elle a déjà développés la veille, en lui racontant ses visions et ses impressions. La décision du Grand Maître de faire quitter Rankir aux Gardiens ne fait que la conforter dans l'urgence de marier les deux jeunes gens.
Les bras croisés, l'air sérieux et réfléchi, Owen la laisse parler. Si son cœur ne peut qu'être tenté, il songe aussi à ce que cela implique pour lui. Sera-t-il exclu de l'Ordre des Gardiens ? Que fera-t-il de ses connaissances, de son savoir ? Pourra-t-il toujours les utiliser ? Les Esprits ne se détourneront-Ils pas de lui ? S'il n'y avait que lui en cause, il prendrait ce risque sans hésiter. Mais si, demain, il faut mener bataille, s'il lui faut protéger Kaïra, il aura besoin de toutes ses forces pour le faire. En redevenant un homme simple, normal, il ne le pourra pas. Pas face aux créatures de l'autre monde. Pas face à une créature comme l'a vue Dame Hilayna.
- Maître Owen, conclut Dame Hilayna, voilà ce que j'avais à dire. J'insiste. Vous ne pouvez pas partir en laissant la reine sans protection. Et je ne parle pas d'une arme ou de combattants. Car je sais nos soldats et nos archers dévoués.
- Ils le sont, je n'en ai aucun doute. Mais l'heure est grave, Dame Hilayna, vous le savez. S'il n'y avait que moi en cause, je prendrais ce risque. Le risque d'être exclu de l'Ordre des Gardiens. Mais nous aurons besoin de tous. De toutes nos forces, de tous les Gardiens et Gardiennes.
- Que décidez-vous, alors ?
Le jeune homme ne répond rien. Il ne regarde pas non plus Kaïra, mais fixe la licorne, qui, comme à son habitude, se tient couchée sur le tapis, non loin de la reine.
- Soit, dit-il, j'accepte. J'accepte cette union secrète, puisqu'il ne peut y en avoir d'autres. Pour la reine.
**
Quand le prêtre du palais royal entre dans les appartements de la reine et plus précisément dans l'un des petits salons, il ignore encore tout de ce qu'on va lui demander. Il est un peu étonné d'être convoqué le soir, après le repas de sa Majesté. La reine est là, ainsi que Dame Hilayna, une des suivantes et Limur. Mais aussi deux hommes, un qui lui est inconnu, un Gronfall, et un qu'il ne s'attendait vraiment pas à revoir ici, Maître Owen, le jeune Gardien des Origines qui avait escorté la reine jusqu'en Petimont. Il se demande bien comment le jeune homme a fait pour revenir ici, sans être annoncé.
Il comprend bien vite que le secret va lui être demandé, ou plutôt, qu'il va lui être imposé. Car quand Dame Hilayna prend la parole, il sait déjà qu'il ne va pas avoir le choix.
- Darian, dit-elle avec autorité. Je vous ai demandé de venir avec le registre de la dynastie. L'avez-vous ?
- Oui, Dame Hilayna, dit-il en tendant un grand livre à la couverture de cuir, très soigneusement entretenue. Le voilà.
- Bien, déposez-le sur cette table, je vous prie. Nous vous avons fait venir pour procéder à une cérémonie bien particulière. Pour des raisons de sécurité, il en va de la vie de la reine, vous m'entendez ?
- Oui, oui, Dame Hilayna, dit le petit homme un peu rond, j'ai bien entendu.
- Pour des raisons de sécurité, donc, cette cérémonie doit rester secrète. Aucun d'entre nous ici présents ne la révélera à quiconque, et n'en parlera jamais, avant d'y être autorisé par la reine, moi-même ou Maître Owen. Vous avez bien compris ?
- Oui, parfaitement, Dame Hilayna.
- Très bien. Alors, veuillez procéder au mariage de la reine et de Maître Owen, s'il vous plaît. Vous avez ici les quatre témoins nécessaires.
L'homme déglutit, ouvre de grands yeux, fixe la reine, puis le jeune homme qui se tient debout à ses côtés. Siwu, qui s'est assis par terre, a bien du mal à contenir son rire face à son air déconfit. Nijma retient aussi difficilement un sourire, malgré la gravité du moment.
- Hé bien, bien... Puisqu'il doit en être ainsi...
Il ouvre le registre, tourne quelques pages. La dernière est celle retraçant la cérémonie d'intronisation de la reine, après la mort de son père. Il prend sa plus belle plume, ouvre l'encrier. Et commence à tracer la date. Puis il écrit quelques mots, décrivant la cérémonie.
Moi, ici présent, Maître Darian, prêtre auprès des seigneurs de Rankir, je reconnais procéder en ce jour au mariage de notre Reine Kaïra avec le Seigneur Owen. Cette union est célébrée selon les règles en présence de Dame Hilayna, de Nijma, du Seigneur Siwu et de Messire Limur.
Puis il procède à la cérémonie, très simplifiée, presque sommaire. Enfin, il fait signer les quatre témoins, puis la reine et Owen. La reine appose son sceau, et lui-même ajoute le sceau des cérémonies officielles.
Rien, dans le document, ne stipule que la cérémonie a été courte et qu'elle s'est déroulée en présence du nombre minimun de personnes requis.
Puis il repart, le registre sous le bras, accompagné de Limur et de Siwu. Le registre est soigneusement rangé dans une pièce des archives de la bibliothèque, réservée à cet usage.
**
Nijma est restée seule avec la reine pour la préparer pour la nuit. Elle est en train de la coiffer, mais Kaïra retient son geste :
- Non, pas de tresse pour ce soir, Nijma. Je veux garder mes cheveux libres.
- Comme il vous plaira, Majesté, dit Nijma avec respect.
La jeune fille se demande cependant si la reine passera la nuit seule ou pas. Elle sait simplement qu'Owen est resté dans le salon voisin, avec Dame Hilayna. Elle brosse soigneusement les longs et épais cheveux noirs, puis l'aide à finir de se préparer. Enfin, elle sort de la pièce en lui souhaitant une bonne nuit. Ses trois amies, quand elle va les retrouver dans leurs propres chambres, vont se précipiter vers elle en lui demandant pourquoi elle seule est restée auprès de la reine ce soir-là. Nijma garde le silence, ne révélant rien de ce à quoi elle a assisté.
Après le départ de Nijma, Kaïra quitte son fauteuil, s'avance vers sa fenêtre. La nuit est là, une nuit chaude d'été, avec un ciel empli d'étoiles. Elle trouve celle d'Owen, comme elle le fait chaque soir. Elle brille d'un bel éclat, très doux, rassurant. Elle sourit doucement. Cette nuit sera pour eux. Une nouvelle nuit.
Elle se retourne finalement, s'approche de son lit. Mais elle ne s'y allonge pas. Elle retire sa fine robe de nuit, la repose sur le fauteuil, puis s'assoit, les genoux repliés sous elle, un drap couvrant ses jambes. Ses longs cheveux cachent sa poitrine, ses épaules, descendant jusqu'à son ventre, comme des vagues sombres.
Elle attend.
La porte du salon s'ouvre doucement. Owen apparaît. Il referme la porte, mais reste sur le seuil de la pièce, l'enveloppant d'un regard tendre et amoureux, dans lequel elle voit briller l'éclat du désir. Ses lèvres s'entrouvrent légèrement. Il s'approche alors, lentement, puis vient s'agenouiller devant elle.
- Je suis vôtre, désormais, ma reine, dit-il. Et nul n'y pourra rien changer.
- Mon aimé... Nous n'avons encore que quelques heures devant nous, pour nous. Je veux qu'elles soient belles et que le souvenir de cette nuit nous porte longtemps et reste à jamais au fond de notre cœur. Aimez-moi fort, mon amour, aimez-moi fort.
Il prend délicatement son visage entre ses mains et l'embrasse profondément. Puis il ôte ses vêtements, et la rejoint dans ce grand lit, grand comme une île, isolé par la mer, grand comme le monde, recouvert par la nuit.
**
Deux choses réveillent Owen ce matin-là. Une franche lumière d'été et la main de Kaïra qui s'est posée sur son torse. Elle le caresse doucement. Il ouvre les yeux, croise son regard. Elle sourit.
- Owen, je veux que vous sachiez une chose : vous m'avez donné quelque chose que personne ne m'a jamais donné, ou plutôt que je n'avais pas connu depuis ma plus petite enfance : le bonheur.
Il la regarde avec sérieux :
- Je crois que vous aussi, mon aimée. Le bonheur est un sentiment rare et précieux, parfois fugace. Il m'est arrivé de me sentir heureux, en galopant à travers la plaine, avec Ingir. Ou en arrivant en haut d'une colline, le soir, et en voyant la lumière rasante se poser sur le paysage qui s'ouvrait devant mes yeux. Mais heureux comme je le suis avec vous, non, cela je ne l'avais jamais ressenti.
- Vous allez devoir m'abandonner, pour quelques heures. Les vôtres vont vous chercher.
- Oui. Je vous retrouverai ce soir.
Un sourire s'allume dans son regard. C'est une promesse qui lui tient chaud au cœur.
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