Chapitre 27 (deuxième partie)
Owen, Alora et Olaf se sont engagés dans le défilé. La jeune fille n'a encore jamais eu l'occasion de passer par ici, ni de se rendre en terre de Rankir. Comme la nuit d'été est claire et agréable, ils cheminent encore un temps dans le défilé, avant de faire étape.
- Les alentours sont tranquilles, dit Olaf en portant ses pensées vers les hautes falaises, comme vers l'aval de la rivière.
- Oui, répond Owen. Trop tranquilles. Nous ferons deux veilles, toi et moi. Nous repartirons avant l'aube. Laissons Alora dormir. Elle a plus besoin de sommeil que nous et n'est pas encore habituée aux longues chevauchées.
- Cela va lui faire une bonne préparation..., dit Olaf avec un petit sourire en jetant un regard vers la jeune fille qui, malgré la fatigue, a allumé un petit feu et est en train de s'occuper de sa monture.
Olaf laisse Owen auprès de la rivière et rejoint Alora.
- Mange un morceau, Alora. On va s'occuper des chevaux, Owen et moi, puis repose-toi. Cela fait une longue chevauchée. Demain, nous ne pourrons pas aller vite. Le défilé est étroit, il nous faudra cheminer les uns derrière les autres.
- Je veux faire ma part.
- Tu la fais. Et tu la feras mieux en étant reposée. Je vais préparer une boisson avec quelques herbes, pour nous trois.
Alora accepte, s'assoit près du feu. Un peu de pain, un fruit et la boisson d'Olaf. Ses deux compagnons l'ont rejointe. Elle demande :
- Vous êtes déjà venus par ici ? Owen, certainement l'autre fois avec Alana et Agora.
- Oui, répond Olaf avec un petit sourire. J'ai déjà emprunté ce défilé de nombreuses fois... Et la première fois, j'étais à peine plus âgé que toi ! C'est loin, déjà, dans mon souvenir. Mais c'est un bon souvenir. Les terres de Rankir sont riches, ses peuples sont anciens et ont constitué une alliance unique en notre monde. Les gens de Rankir sont chers au cœur des Gardiens, car ils sont aussi des soutiens de notre Ordre. Ils ont été parmi les premiers à nous reconnaître et à nous faire confiance.
Owen n'ajoute rien, il connaît cette histoire, racontée déjà par Olaf lorsqu'ils étaient venus tous les deux, la première fois, il y a un peu plus d'un an. Cela lui semble pourtant plus ancien : il a vécu déjà tant de choses depuis ce jour ! Un instant, il songe à Kaïra, espère qu'elle va bien. Dans quelques jours, ils se reverront. Alora écoute Olaf avec attention : au cours de ce voyage, elle va apprendre beaucoup de choses, elle le sait. Elle sait aussi qu'elle a beaucoup de chance : elle part avec deux Gardiens, dont un très aguerri, et Owen qui bénéficie d'une protection particulière de la part des Esprits.
Ils parlent encore un moment, puis Alora donnant quelques signes de fatigue, les deux Gardiens la laissent s'endormir.
- Je vais prendre la première veille, Owen, dit Olaf, si tu veux.
- D'accord, dit le jeune homme. Je vais juste marcher un peu, j'ai besoin de me détendre les jambes avant de m'allonger.
La dernière vision d'Alora, avant de s'endormir, sera celle d'Owen levant les yeux vers le ciel et observant longuement les étoiles à travers son disque sacré.
**
C'est la main ferme d'Olaf qui réveille la jeune appelée, alors que la nuit est encore profonde.
- Nous allons repartir, Alora. Mange un morceau. Les chevaux sont prêts.
- Déjà ? J'ai l'impression que je viens à peine de m'endormir...
Olaf sourit.
- Oui, mais tu as bien dormi, je peux te l'assurer. Mais l'aube pointera bientôt. A cet endroit, nous pouvons avancer aisément dans le défilé, le chemin est plat, il n'y a pas d'embûches. Plus loin, par contre, le sol est plus irrégulier. Mais nous y serons avec le jour. Nous ne risquerons pas une entorse pour les chevaux.
La jeune fille se redresse. Devant elle a été posée une tisane. Sans dire un mot, elle la boit et mange aussi un peu. Elle regarde dans la direction où ils vont continuer et voit se dessiner la silhouette d'Owen qui marche encore. Elle se demande si le jeune Gardien a dormi ou pas... Il se dirige vers le feu, lui sourit.
- Ca va, Alora ?
- Oui, ça va aller. Même si on repart en pleine nuit.
- Une Gardienne doit pouvoir chevaucher de jour comme de nuit, lui répond-il avec gentillesse.
Elle hoche la tête, termine son léger repas, puis se lève et se dirige vers son cheval. Owen éteint le feu. Ils sont prêts à repartir.
Ils avancent lentement au début, à cause de l'obscurité. A l'aube, les falaises du défilé commencent à se dessiner. Alora mesure ce qu'Olaf lui a dit : le chemin se devine maintenant, mais en effet, le sol est plus caillouteux. Il faut avancer prudemment pour les chevaux. Ils poursuivent leur voyage comme précédemment : Owen ouvre la marche, elle le suit et Olaf est derrière elle. Elle perçoit que ses deux compagnons sont attentifs, pas tant au chemin qu'à ce qui les entoure. Car pour eux, et contrairement au voyage qu'ils avaient fait ensemble un an plus tôt, ce qu'ils craignent ne sont pas les montagnards un peu sauvages qui vivent dans les alentours.
A un moment, alors que le soleil est proche du zénith et qu'ils n'ont fait aucun arrêt, hormis près d'une source pour garnir leurs outres et faire boire les chevaux, Owen presse le pas. Alora se demande s'ils vont s'arrêter, ne serait-ce que pour manger ou s'ils vont devoir s'alimenter tout en chevauchant. L'attitude d'Owen la surprend cependant. Elle le voit porter la main à son épée et derrière elle, elle entend Olaf tirer la sienne de son fourreau. Elle n'a perçu aucune onde, mais à son tour, elle sort son poignard.
Le défilé, à cet endroit, fait beaucoup de détours, suivant ainsi le lit d'une ancienne rivière qui a creusé de nombreux méandres dans la roche. Ils n'ont guère de vision devant eux, hormis les falaises à la couleur légèrement rosée.
Au détour d'un des méandres, Owen s'arrête soudain. Ingir a dressé les oreilles et pousse un léger hennissement. Le cheval d'Olaf secoue la tête et celui d'Alora est aussi tendu. Owen lève simplement la main pour prévenir ses deux compagnons, puis met pied à terre. Alora ne bouge pas, toujours attentive. Olaf aussi est resté en selle. La haute stature d'Owen barrait la vue à Alora, mais maintenant qu'il est descendu, elle peut deviner une masse devant eux. Mais elle ne voit pas encore nettement de quoi il s'agit. Un frisson cependant la parcourt et une profonde tristesse l'envahit sans qu'elle puisse encore en déterminer l'origine.
Owen s'avance vers le monticule, l'épée à la main, mais il a baissé sa garde. Il s'approche, puis s'agenouille, observe ce qu'il a devant les yeux. Enfin, il regarde tout autour de lui, et encore une fois, Alora a le sentiment que ce n'est pas pour voir ce qui les entoure, mais pour percevoir autre chose. Enfin, il se redresse et revient vers ses compagnons. Sans un regard pour Alora, il se dirige d'emblée vers Olaf :
- Nous sommes arrivés trop tard, Olaf. Les hommes du Seigneur des Ténèbres sont déjà passés là.
- Combien ?
- Difficile à dire. Au moins une dizaine. Le combat a été violent. Les montagnards se sont bien défendus. Je ne perçois aucun signe autour de nous, ni des uns, ni des autres.
- Il est possible qu'une partie des montagnards se soit réfugiée dans leurs grottes, pour les fuir et s'abriter.
- Oui. Espérons-le. Il faut continuer, mais nous devons aussi montrer que nous sommes passés ici. Nous ne pouvons réaliser de sépulture, cela nous prendrait trop de temps, mais nous allons protéger les corps, en les entourant de pierres et d'un cercle sacré. Les animaux n'y toucheront pas, et si certains des leurs reviennent par ici dans quelques jours, ils pourront voir que nous avons pris soin de leurs morts.
Olaf hoche la tête et descend à son tour de cheval. Alora se demande ce qu'elle doit faire.
- Alora, le spectacle n'est pas plaisant à voir, mais je crains que ce ne soit qu'un aperçu de ce que nous aurons tôt ou tard devant les yeux. Aide-nous tant que tu le peux. Mais si tu en ressens le besoin, isole-toi aussi, dit Owen.
- D'accord, répond la jeune adolescente en frissonnant.
Ils vont passer environ une bonne heure à protéger la douzaine de corps empilés, horriblement massacrés. D'abord en réalisant un cercle de pierres qu'Owen et Olaf s'empressent de sacraliser, puis en répandant sur les corps les cendres d'un feu qu'Alora s'est chargée d'entretenir, cendres qu'ils mêlent à des herbes.
Quand ils repartent, la jeune fille a complètement oublié l'envie qu'elle avait de manger un peu.
**
Ils poursuivent leur chemin dans un silence pesant. Alora revoit les corps empilés, terriblement mutilés. Elle se demande cependant qui sont les assassins. Comment Olaf et Owen peuvent-ils être sûrs qu'il s'agit là des serviteurs du Seigneur des Ténèbres. Après un long moment à ruminer ses pensées, elle ose se retourner et poser la question à Olaf.
- Maître Olaf, vous avez parlé des serviteurs du Seigneur des Ténèbres. Comment pouvez-vous être certains que ce sont eux ?
- A la façon dont ils ont marqué leurs victimes. Et dont le combat a été mené. Les montagnards qui ont été tués sont morts juste parce qu'on voulait les tuer. On ne leur a rien pris. Or, ils portent tous un collier de métal assez précieux qui leur est remis à l'adolescence, après qu'ils ont passé une certaine épreuve, montrant qu'ils sont capables de survivre seuls en ces lieux peu hospitaliers, qu'ils sont aussi capables de chasser et de protéger leurs familles. Ils les portaient encore. De plus, pour venir à bout d'une douzaine de montagnards valeureux et dans la pleine force de l'âge comme ceux qui se trouvaient là...
- Les corps portaient la marque sanglante du Seigneur des Ténèbres, complète Owen d'un ton sombre.
Alora hoche la tête, elle n'a pas vu particulièrement cette marque, à bien l'avouer, elle n'a pas osé regarder les cadavres. Mais elle comprend ce qui a amené ses compagnons à une telle déduction.
- On va essayer d'avancer plus vite, dit tout à coup Owen. Crois-tu que nous pourrions être sortis du défilé ce soir, Olaf ?
Olaf sourit faiblement. Il comprend très bien ce qui pousse Owen à aller vite. Lui-même est très inquiet de ce qu'ils vont trouver en Rankir, mais il sait aussi qu'Owen connaît parfaitement la réponse à la question qu'il vient de poser...
- On peut, répond-il. Mais en faisant attention aux chevaux.
- Ingir sait se diriger dans le noir le plus complet, répond Owen.
- Ingir, oui. Pas les deux autres. Ou pas aussi bien. Alora n'a pas encore mené son cheval comme tu mènes le tien.
- Je ne l'oublie pas, dit Owen. Mais nous pouvons tenter un léger trot un peu plus loin, avant la nuit.
- Tout à fait.
Un peu plus loin, en effet, le défilé commence à s'élargir, même s'ils sont encore loin de la plaine. Le sol est plus stable aussi, moins caillouteux. Et même s'ils doivent toujours chevaucher les uns derrière les autres, ils peuvent en effet se risquer au trot. Owen ne ralentit le rythme qu'à la tombée du jour, mais il fait encore suffisamment clair pour qu'il mène ses deux compagnons jusqu'à la sortie du défilé.
La nuit, au ciel légèrement voilé, recouvre la grande plaine qui mène jusqu'à la mer. Mais au lointain, une lueur rougeoyante les inquiète. Et ce ne sont pas les derniers rayons du soleil couchant.
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