Chapitre 32 (troisième partie)
Après leur départ du Conseil des Gardiens, le Grand Maître a mené les siens à travers les grandes plaines et forêts qui les séparent de Salarin. Le voyage est plus long que pour se rendre à Rankir, et même s'ils ont fait diligence, ils ne sont arrivés aux frontières du royaume que lorsqu'Owen, Olaf et Alora arrivent dans la grotte des Gronfalls. Ils ne rencontrent pas de difficultés particulières à entrer sur ces terres et prennent immédiatement la direction de la capitale, Sala, où le Grand Maître s'attend à affronter le Seigneur des Ténèbres ou du moins, l'un ou plusieurs de ses serviteurs.
Mais si leur parcours est sans embûche, ils reçoivent des signes de plus en plus inquiétants. Plusieurs des Gardiens font des rêves de mort et de destruction, de combat. Plus ils avancent et plus le Grand Maître se doute qu'une grande bataille s'est déroulée ou est peut-être encore en cours. Mais où ? Il s'attend à trouver Sala en plein siège, mais quand ils voient enfin se dessiner les murs de la ville, il n'en est rien et tout y est encore paisible.
- Une grande bataille a déjà eu lieu, dit Alana. Mais où ? Peut-être Owen avait-il raison de vouloir se rendre en Rankir…
C'est le soir, après une longue chevauchée. La ville est encore à quelques lieues et même s'ils la devinent, le Grand Maître a fait le choix d'arrêter tout leur groupe pour une dernière nuit tous ensemble, loin des intrigues du palais de Sala. Alana et le Grand Maître sont seuls un instant et la Gardienne peut se permettre cette remarque.
- C'est bien possible, Alana. Mais si tel est le cas, pour l'heure, nous arriverions trop tard. Nous pouvons peut-être les aider en agissant ici.
Alana hoche la tête. Elle est l'une des Gardiennes les plus aguerries, avec Adena qui a initié Owen. Elle sait combien la décision a été difficile à prendre pour le Grand Maître, combien il a pu douter. Elle sait aussi que seul Owen a eu une vision complète du message des Esprits et que cela participe aux doutes du Grand Maître. Non vis-à-vis de la confiance que les Esprits lui accordent, mais de la place particulière que prend Owen dans leur Ordre et du rôle qu'il va mener dans leur combat. Elle a perçu, aussi, l'émergence du doute dans leur groupe, que ce soit parmi les Gardiens et Gardiennes - et Adena était sans doute celle qui doutait le plus de leur choix d'aller vers Sala, même si elle ne l'a pas montré et est restée fidèle aux ordres du Grand Maître -, mais aussi parmi les appelés, surtout du fait de l'absence d'Alora. Qu'une des leurs, encore bien jeune et loin de pouvoir prétendre au titre de Gardienne, ait eu une telle vision, puis ait fait le choix de partir avec Owen et Olaf, les a impressionnés. Alana a entendu certains en parler, discrètement. Certains de ces jeunes sont encore fougueux, tentés par l'aventure. Pour eux, Owen apparaît déjà comme un héros, pour avoir combattu un sinuire et un dragon, et avoir pu approcher une licorne. Cela lui confère une aura bien différente de celle du Grand Maître.
- Alana, reprend le Grand Maître, l'important sera d'établir les circonstances exactes de la mort d'Onev. Nous devons aussi retrouver son corps et son disque. Dans la situation actuelle, s'il tombe aux mains de l'ennemi, cela pourrait s'avérer terrible pour nous. Il faut espérer que personne ne l'a encore trouvé.
- Oui, répond Alana alors qu'un pli soucieux barre son front.
Elle reprend, après un moment de silence :
- Pensez-vous que nous devrions retourner voir les Esprits ?
Le Grand Maître ne répond pas tout de suite :
- J'hésite à faire appel à Eux, maintenant que nous sommes proches de Sala. Même si tout est calme, un serviteur du Seigneur des Ténèbres a frappé ici. Nous devons nous montrer prudents. Demain matin, avant de partir, nous tiendrons un Conseil des Gardiens. Sans les appelés.
- Bien, dit Alana et elle le salue avant de rejoindre sa propre couche.
Une fois seul, le Grand Maître prépare une boisson avec quelques herbes et, le visage tourné vers le ciel, il médite. Il songe à tous les éléments plus ou moins récents dont il a eu connaissance au cours des derniers temps. Il veut rassembler tous ces éléments pour trouver ainsi, peut-être, le moyen d'affronter le Seigneur des Ténèbres. Il sait déjà sous quelle forme il va apparaître, ce serpent à plusieurs têtes. Il aura aussi la puissance et la colère du sinuire en lui. Mais le Grand Maître espère encore que le sinuire se manifestera autrement, qu'il ne pourra pas allier sa colère à la puissance du Seigneur des Ténèbres, afin qu'Owen puisse le combattre de manière plus équilibrée. Même s'il ne doute pas, grâce à la vision d'Alora, qu'Owen affrontera aussi le Seigneur des Ténèbres.
"J'espère, Owen, que tu ne t'arrêteras pas à Rankir. Que tu ne penseras pas qu'à la reine. Je te crois capable de dépasser tes sentiments pour agir aussi dans l'intérêt de tous, même si, par moments, l'intérêt de tous et celui de la reine Kaïra se confondent. J'espère que tu nous rejoindras bien vite."
**
- Madame, j'ai appris que les Gardiens sont en chemin pour Salarin.
Jébora se tourne vers l'homme qu'elle vient d'autoriser à entrer dans son salon privé. Assise dans un confortable fauteuil de velours rouge, elle le fixe d'un regard décidé.
- Combien sont-ils ?
- Nombreux. Une bonne quarantaine, de ce que j'ai pu savoir.
Le regard interrogatif se charge d'étonnement.
- Se pourrait-il que tous les Gardiens viennent jusqu'ici, Hamen ?
- C'est bien ce que je pense, Madame.
La princesse se lève et se dirige vers l'une des fenêtres de son salon, situé à l'un des plus hauts étages du palais des rois de Salarin. De là, elle peut voir toute la ville et une partie de la plaine qui s'étend au loin, vers l'ouest.
- Nous ne pouvons savoir s'ils viennent à cause de mes frères ou à cause de la mort d'un des leurs, ce Gardien, Onev, dit-elle avec amertume.
- C'est arrivé par accident, Madame.
- Soit, mais nous devrons être très prudents. Le Grand Maître a séjourné ici, mes frères font n'importe quoi en Rankir, comme si le trône pouvait se gagner à l'étranger.
- Que voulez-vous faire ? S'ils viennent jusqu'à Sala, nous nous devrons de les accueillir.
- Nous le ferons, nous ne pouvons pas leur refuser l'entrée dans la ville. Ils voudront voir la dépouille du Gardien, c'est certain. J'espère qu'elle a été préparée avec soin.
- J'y ai veillé personnellement, Madame, dit l'homme en s'inclinant respectueusement.
Mais il ne peut empêcher une lueur de fierté de briller dans ses yeux, lueur que Jébora perçoit aisément. Alors qu'il se tient toujours la tête baissée devant elle, elle esquisse un léger sourire de contentement. Hamen est un homme précieux, fidèle parmi les plus fidèles. Elle saura le récompenser. Il lui a fait part de la trahison de son frère, Galiané, qui voulait le placer auprès d'elle comme un espion. Ils ont joué le jeu et le jouent encore parfaitement.
Elle s'approche de lui, laisse glisser sa main sur sa joue.
- Redresse-toi, Hamen. Tu as bien mérité.
Il lève les yeux vers elle, dépose un léger baiser dans le creux de sa paume. Elle sourit encore, mais s'écarte :
- Tu auras ta récompense, en temps et en heure. Mais il n'est pas encore l'heure.
- Bien, Madame, dit-il d'une voix un peu sourde.
Cette fois, la lueur de fierté dans ses yeux est remplacée par un éclat de désir.
Annotations
Versions