Le Sourcilleux
Le jour où je fus convoqué chez le Sourcilleux, je n’en menais pas large. Des années à passer devant sa porte, close, toujours close, roguement close. Très rarement, elle s’entrouvrait, l’espace de quelques instants, furtivement, laissant passer une personne de l’extérieur comme un représentant placier ou un gros client ; mais nous, le commun des mortels, on ne passait jamais vraiment rassurés devant cette porte définitivement interdite, et d’où parfois émanaient de drôles de bruits sourds, d’où sourdait une lumière de dessous, même tardivement en soirée.
Rien ne la différenciait des autres, à ce détail près que la fonction du Sourcilleux n’y était pas notifiée. D’autres étiquettes sur d’autres portes et toutes mentionnaient secrétaire, gestionnaire, comptable, analyste et j’en passe. Essentiellement du tertiaire. Normal, les unités de production étaient toutes sises en sous-sol. En fait le bâtiment formait un immense carré avec un parc en son centre. Les niveaux en sous-sol étaient donc des unités de production et comprenaient l’ensemble de l’emprise du bâtiment, parc inclus. Entre l’usine à proprement parler et le rez-de-chaussée, plusieurs niveaux de parking alimentés par de gigantesques rampes de béton. Les premiers niveaux aériens, ensuite, étaient réservés à l’administration courante puis venait ensuite le niveau de l’administration supérieure. Pour les premiers niveaux, le rez-de-chaussée était composé du hall d’entrée, immense, de différents salons d’exposition tout aussi démesurés présentant tous les modèles de la firme. Aux premiers niveaux, ensuite, incluant mon propre niveau, les plateaux sans fin de bureaux paysagés divisés en diverses sections. Un seul niveau pour l’administration supérieure et les bureaux des responsables avec ces longs corridors éclairés par des enfilades de néons et ces fameuses portes. Une aile entière de cet étage était réservée à la cantine. À chaque angle, les escaliers, les ascenseurs, les cheminées qui perçaient en toiture et déversaient de lourds nuages gris et épais sur l’ensemble de la ville. Telle était la typologie de l’entreprise, cette grosse fourmilière laborieuse. Et dans ce gros bâtiment sans style, cette porte.
Aussi que dire de cette porte ? Le pire, c’était qu’il n’y a pas grand-chose à en dire. C’était une porte banale, ni plus large ni plus étroite qu’une autre. Pas de décorum particulier histoire de la singulariser des centaines, voire des centaines de milliers d’autres, alors pourquoi cette porte-ci générait-elle autant d’inquiétude parmi nous ? Et plus particulièrement chez moi, maintenant, que je m’attendais à passer son huis ? Et pourquoi moi, pourquoi était-ce donc tombé sur moi ?
Je n’étais aussi qu’un être bien banal, rien qui, comme cette maudite porte, ne me singularisait particulièrement des autres, toujours dans le ventre mou de la masse, pas forcément médiocre, mais pas non plus rayonnant d’exceptionnelles qualités. Avec l’âge, ma panse s’arrondit, mon crâne s’orna de quelques cheveux blancs et se dégarnit doucement. Mes vêtements ne me distinguaient pas non plus outre mesure de mes autres congénères, mais de là à justifier une convocation chez le Sourcilleux !
Au début, en recevant cette convocation, je dois vous avouer que je n’y crus pas. Ce devait être au choix une blague vaguement potache d’un de mes collègues ou une erreur administrative et ça, ça allait être un peu plus compliqué à régler que mes collègues un tantinet lourdauds. Donc c’est convocation à la main que je traversai l’immense plateau aménagé en un gigantesque bureau paysagé, gris et morne, et j’allai voir notre secrétaire de section pour lui demander explications. C’est la première fois qu’elle dut me regarder vraiment depuis que j'étais ici, mais là, ce fut carrément droit dans les yeux, en me dévisageant, en bredouillant qu’elle n’était pas compétente, que je devais aller voir l’administration supérieure, qu’eux sauraient me répondre, mais que ça l’étonnerait qu’il s’agisse d’une erreur puisqu’ils ne commettaient jamais d’erreur à l’administration supérieure, vous comprenez ?
Une fois quitté le périmètre de son bureau, dans mon dos, j’entendis immédiatement qu’elle décrocha son combiné de téléphone. Je crus un moment qu’elle avertissait l’étage de mon arrivée, une secrétaire d’en haut, la sécurité, mais non, la nouvelle d’une convocation chez le Sourcilleux était en train de se propager comme un incendie dans la savane, incapable qu’elle était de garder une annonce aussi énorme pour elle seule. Pour sa défense, je crois bien que j’aurai fait la même chose face à une si inédite nouvelle.
J’allai me perdre dans les étages, de bureau en bureau le temps de remonter la chaîne de décision qui avait émis cette bien énigmatique convocation à mon endroit. Une chose était sûre. Après moult vérifications, ce n’était ni une plaisanterie, ni une erreur : j’étais bel et bien convoqué. Quelques heures après, en redescendant, je sentis le poids des regards sur moi, mais je n’avais pas encore pris conscience de leur signification. Forcément, j’étais le centre d’attention, les chuchotements bruissaient dans mon dos et s’arrêtaient immédiatement quand j’essayais de savoir qui parlait à voix basse pour au moins ouvrir un dialogue qui me permettrait de mieux comprendre l’incompréhensible. Mais telle une volée de moineaux s’enfuyant, le silence s’installait immédiatement dès que je tournais la tête.
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