Chapitre 2
Comprenez bien : personne n’a jamais été, de mémoire de salarié, convoqué chez le Sourcilleux ! Personne ! Nul ne savait ce qu’il faisait, encore moins sa fonction précise, mais tous le craignaient sans aucune exception. Parce qu’on ne savait rien de lui justement. Certains avaient même déployé des stratégies de contournement assez folles, préférant faire un long détour plutôt que de passer devant cette porte. Le plus étrange dans cette histoire, c’est qu’il n’y avait pas d’emballement farfelu sur la question de cet effroi, aucun fantasme insensé. Non, juste de la frousse, irraisonnée. Mais personne n’était capable de l’expliquer. Et tous en convenaient, c’était de la peur, juste de la peur. D’une porte inconnue. Et d’un type un peu rougeaud et renfrogné derrière un énorme monosourcil noir.
J’en étais là de mes réflexions, assis seul à une table, car comme par hasard, mes collègues venaient tout juste de finir leur plateau-repas et s’en sont allé, trop poliment pressés, laissant croûtons et miettes de pain en pagaille derrière eux. Et des carafes vides. Ce qui me valut de traverser à la vue de tous le réfectoire bondé. D’habitude bruyant à la limite du supportable, il était, alors que j’allai à tout l’autre bout, à la fontaine à eau, silencieux comme un enterrement. En revenant m’attabler, je compris alors que personne n’aurait osé s’amuser à faire une blague aussi inepte, c’était donc bien et définitivement une authentique convocation. Il est de ces choses avec lesquelles on ne peut se permettre de rire. Jamais. On ne plaisantait pas avec le Sourcilleux.
Ce fut en entendant une chaise frotter sur le sol que je relevai les yeux. Un collègue avec lequel j’échangeais un peu plus que de coutume s’installa en face de moi. Le réfectoire était vide. Perdu dans mes pensées, je n’avais pas prêté attention à l’heure de la réembauche. Subitement inquiet, je regardai l’énorme pendule qui rythmait nos vies, mais mon collègue me rassura de la main : pas la peine de m’en faire, les responsables comprenaient mon émotion et me laissaient le temps de souffler un peu. Ça aussi, c’était inédit, la « compréhension » des responsables. Nous étions tous de petits salariés sans aspérités soumis au même impératif : faire de notre mieux, mais sans faire ombrage à nos chefs, qui avaient de toute façon beaucoup plus de mérite que nous. En contrepartie, l’essentiel nous était octroyé. Comme à de petites fourmis. Pas de vagues, pas d’incidents, pas de défaillances par contre. De la « compréhension » en plus, j’avoue que j’en perdais mon latin.
Silence. Moi et mes pensées qui s’entrechoquaient à n’en plus finir, lui un vague sourire aux lèvres qui se voulait bienveillant, mais d’où sourdait une douleur empathique. Je sortis le papier sur lequel était imprimée cette fameuse convocation et lui tendis. Ce document resta un instant sur la table entre nous deux comme s’il le craignait. Il avait dû avoir un drôle d’air lorsque nos responsables l’avaient désigné pour venir me parler, mais en même temps, c’était l’occasion inespérée pour lui d’approcher du mystère et d’espérer le comprendre. Alors il était là. Face à ce bout de papier. Rien d’extraordinaire en fait, mise en page en conformité stricte d’avec la charte de l’entreprise, logo en noir et blanc pour être facilement photocopiable, nom de l’émissaire et du destinataire, date, le tout correctement hiérarchisé en tête de page pour une meilleure lisibilité et compréhension de chacune des informations. Le numéro de référence aussi, tout y était. Et cette phrase on ne peut plus laconique :
Veuillez prendre note de votre convocation avec Monsieur Krüger pour le 19 mars 2044 à 16 h 30.
Cordialement.
Et bien sûr la signature. Un gribouillis plein de boucles entremêlées effectué avec nervosité et rondeur au feutre épais et noir, le tout sur papier ordinaire.
De quoi donc résoudre l’énigme, c’est sûr... Son vrai nom on le connaissait tous, pas à s’emballer là-dessus, il était soigneusement dactylographié sur sa porte, avec le numéro du local. Comme pour nous tous ici d’ailleurs. La seule chose qui n’entrait pas dans la norme, c’est qu’aucune fonction n’y était inscrite. Seulement, il était d’usage lorsqu’on évoquait Monsieur Krüger de plutôt parler du Sourcilleux, c’était comme ça. Sa signature les gens la connaissaient moins, mais j’avoue que c’était là aussi relativement secondaire. Non, l’information véritable, c’était cette convocation. Ça, c’était du jamais-vu. Et nulle part, il n’était fait mention de la raison de ce rendez-vous. Et aucun détail même infime ne pouvait expliquer tout ce patafouillis. Incompréhensible. Mon collègue déposa la feuille sur la table, parmi les miettes et me regarda à nouveau. Que dire ? Je repris la feuille, la pliai délicatement et la remis dans ma poche.
Au bout d’un certain temps, on essaya malgré tout de comprendre cette énigme ensemble, on refit les séquences de tous les micro-incidents qui pourraient peut-être expliquer cette lettre, mais rien n’y fit, impossible de percer ce qui nous semblait chose bien obscure. Le service de table nettoya l’immense salle, systématiquement, mais nous laissa dans notre bulle à échanger les maigres indices que nous avions en notre possession. De toute façon, la convocation était pour dans un mois, vingt-huit jours exactement, ce qui laissait une période suffisamment longue pour me faire à l’idée et voir venir. Ni lui ni moi ne serions pénalisés pour le temps perdu cette après-midi, à charge à nous de reprendre le service normalement demain matin. Nous savions instinctivement quand même que quelques heures supplémentaires de labeur par jour en signe de reconnaissance seraient les bienvenues.
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