- Wo… Wocklood ! Ça vient cette bourrique de rhum ?

« C’est toi la bourrique, espèce d’abruti », pensai-je avant de répondre :

- Ça vient tout de suite, m’sieur Cooper !

La première fois que j’ai vu Evans à la taverne, je venais de commencer à travailler pour Cooper. Je débarquais en ville sans le sous – pour mieux me fondre dans la masse paraît-il – et il fallait que je m’acclimate rapidement. Le trou de Cooper m’avait paru le choix le plus sage, le plus stratégique, avant que je ne me rende compte que c’était un trou, justement. Même si, au final, j’ai été plutôt bien inspiré…

Ça faisait moins d’une semaine que j’étais là, à trimer comme un forcené sous les ordres du patron qui était aussi imbibé qu’une mèche de chandelle. Et je commençais sincèrement à considérer l’idée de me faire la malle quand elle a débarqué avec son groupe. Une longue tresse blond soleil, des yeux couleur ambre. Je ramenais la bourrique de l’arrière-salle alors qu’elle s’avançait vers le comptoir où roupillait – d’un œil – Cooper. Elle l’avisa d’un drôle d’air avant de crier pour couvrir le boucan de la salle.

- BONSOIR !

Ça ne rata pas ; Cooper sursauta si violemment que son coude glissa du comptoir, laissant retomber sa lourde tête de poivrot. La nouvelle venue lui adressa un sourire angélique, comme si elle ne venait pas d’essayer de lui filer une crise cardiaque. Le vieil homme grommela, regarda de gauche à droite avant de m’aviser et de me prendre pour cible. Évidemment.

- Loodwock ! À quoi je te paye, bon à rien ?

- À ramener des bourriques, m’sieur, répondis-je le plus sérieusement du monde.

Il regarda la barrique de rhum, puis moi, puis encore la barrique, l’air perdu.

- Bon garçon, marmonna-t-il avant de monter l’escalier – pour aller roupiller tranquille.

Je poussai ma charge derrière le bar et me tournai vers la houspilleuse.

- Désolée pour ça. Je ne voulais pas t’attirer d’ennuis, me lança-t-elle.

- Il y a pas de mal, il est toujours comme ça, répondis-je en haussant les épaules.

- Une bourrique, hein ? Elle est réservée à l’usage personnel du patron ou nous autres communs des mortels pouvons y puiser quelques gouttes ?

Je me penchai vers elle, tel un conspirateur.

- Si tu promets de ne plus essayer de faire mourir de peur ma source de revenus, on devrait pouvoir s’arranger.

- Tu es dur en affaire, mais d’accord. Trois s’il-te-plaît.

- Et à qui ai-je l’honneur ? lui demandai-je en servant les verres.

- Iris Evans, pour vous servir. Et toi ? Loodwock ? demanda-t-elle, un sourcil en l’air.

Je laissai échapper un rire.

- C’est Lockwood en fait. Mikha Lockwood.

- Enchantée Lockwood. Merci, ajouta-t-elle en désignant les verres d’un coup de tête. J’espère qu’on se reverra.

- Tu sais où me trouver. Evans, répliquai-je sur le même ton.

Ses yeux accrochèrent les miens pendant quelques secondes, rieurs et pétillants, avant de se détourner pour rejoindre ses deux acolytes qui avaient déjà commencé à raconter une histoire. Des Conteurs, compris-je alors à ce moment-là. Je ressentis une pointe de déception ; les Conteurs n’étaient pas réputés pour s’établir à un endroit précis. Je fus surpris de la revoir le lendemain, et le surlendemain.

Chaque fois, une histoire était racontée par un membre du groupe. Le troisième soir, ce fut son tour, et je n’ai jamais oublié sa première histoire. L’histoire du Soleil et de la Lune, amoureux mais condamné à vivre loin de l’autre en attendant une éclipse pour se retrouver enfin, pendant quelques petites heures. Évidemment, sortant de ma bouche, l’histoire a moins d’attrait, mais c’est quand j’ai entendu sa voix cajoler les mots que j’ai su.

Iris Evans était mon Soleil. Et moi, avec le fardeau de mon héritage, je ne pourrai jamais l’approcher plus que le temps d’une éclipse.

J’étais loin d’imaginer que le sort s’acharnerait autant.