Chapitre 2.1

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Novembre est arrivé bien plus rapidement que je ne me le suis figurée. Il s’est invité avec douceur dans les calendriers, ramenant avec lui un vent devenant chaque jour plus glacé. Mais Joseph n’était, lui, toujours pas déterminé à se ramener dans ma vie. Ni Sonoka. Et en fin de compte, je m'en porte sûrement bien mieux.

Ce matin-là, cela fait un mois jour pour jour que je vis au Japon. je fête donc ça en passant les premières heures de la journée, avant midi dehors avec Pochi, à le promener et à faire du sport, plus pour oublier l’angoisse indicible qui me ronge que pour entretenir ma forme physique. Les jours ont commencé à se transformer en long week-end pour finir par devenir de véritables vacances à la durée indéterminée. Cela me lamine de l’admettre mais je suis officiellement au chômage. Pourtant, je cherche mais force est de constater que les six années passées à l'université n’ont probablement servi à rien.

Enfin à la maison, en buvant une bonne gorgée d’eau à la cuisine, je constate que trône sur le plan de travail, juste à côté de l’évier, la boîte-repas de ma sœur. Ce matin, elle est partie précipitamment. Nous n’avons pas cherché à la retenir ou la détendre : la veille, elle a reçu un appel du travail, durant lequel elle s’est cloîtrée dans sa chambre, ne parlant que très peu, une bonne demie-heure. En sortant, elle abordait une mine fermée et était peu incline à nous donner des détails. Nous avons compris qu’il a dû y avoir un problème qu’elle ne souhaitait pas détailler, parce que délicat ou qu’il la concerne de près. Je n’ai pas cherché à m’en mêler, considérant que c’est l’affaire de Fuyu et de son libre arbitre de décider ou non de nous en parler. Bref, après manger, elle est vite partie se laver pour se mettre au lit, sans nous adresser plus la parole que ça, si ce n’est le stricte nécessaire.

C’est donc avec peu de surprise que je constate qu’elle a oublié son panier à la maison. Heureusement, le temps joue en ma faveur, me laissant l’occasion de prendre une douche, à nouveau sortir Pochi puis prendre la route jusqu’au collège où Fuyu enseigne l’Histoire, l’économie et la socio. Fuyu aime énormément son travail : plus que d’instruire les jeunes générations sur notre passé et notre présent, ce qu’elle aime par-dessus tout, c’est de marquer un être-vivant, jouer indirectement un rôle dans la suite de son existence. Si ma sœur avait réellement eu le choix : elle serait devenue professeur des écoles mais notre mère lui a vivement suggéré de se spécialiser, alors elle s’est pliée sans rabrouer à sa volonté.

Ainsi, sur le chemin jusqu’à l’école, j'épilogue intérieurement sur la probable raison de ces secrets mais rien ne me vient. La seule hypothèse qui me semble correcte est celle d’un mort à l’école. Un de ses étudiants et elle a du mal à digérer. Mais alors pourquoi ne pas m’en parler ? C’est fréquemment arrivé durant notre propre scolarité. Surtout celle de Fuyu. j’imaginais sans peine les souvenirs douloureux que cela doit raviver en elle.

Parvenue au grillage, j’arrive au moment où celui-ci est ouvert par une autre enseignante, laissant une petite poignée d'élèves surexcités sortir en courant, sans même prendre la peine de saluer la prof. Celle-ci ne leur en tient de toute façon pas rigueur puisqu’elle retourne auprès d’autres étudiants avec qui elle discute vivement. De là, je ne peux même pas rattraper une miette de conversation. Peu importe, je ne suis pas là pour ça. J’ai envoyé un message à ma sœur, lorsque j’ai quitté la maison, de même que Rei, pour l’avertir mais elle n’a donné aucun signe de vie. J’entreprends de rappeler mon beau-frère mais aperçois une silhouette familière quitter le bâtiment par une autre sortie que la principale. Fuyumi. Elle est accompagnée d’un petit homme trapu, très chevelu et aux grandes lunettes oranges et les deux semblent plongés dans une conversation des plus animés. Il hurle et enfonce la tête dans ses épaules courbées et encaisse servilement chaque reproches dont il l'inonde. Ils finissent par se planter au milieu de la cour qui s’étend sur le devant l’établissement et ce type continue de lui remonter les bretelles. Il s’agite, sans quitter ma sœur des yeux et là où ils se sont positionnés, j’entends des éclats de voix qui font même se retourner le groupe de collégiens, avec leur enseignante. En tendant l’oreille, après avoir discrètement avancé de trois pas, je l’entends conclure, toujours en braillant avec la même véhémence :

— C’est la dernière fois que j’ai affaire à vous, Shim-san !

Et il s’en va.

Mais c’est qui, ce fils de pute ?

Évidemment, facile de deviner qu'il s'agit du directeur. Selon Fuyu, c’est un brave type. Un peu gauche mais il impose le respect du fait de sa droiture. Oui, enfin là, je vois surtout un tyran en devenir. Ce que je vois suffit à me faire mettre sur les nerfs et sans réfléchir, je décide de tracer jusqu’à ma sœur mais suis (heureusement) vite rattrapée par la prof qui traîne dans les environs avec les autres petits. A part nous, la place est entièrement vide. Cependant, les bruits de pas, les éclats de voix des autres élèves engouffrés dans le bâtiment sont très facilement discernables. C’est la pause midi.

— Je peux vous aider ? elle demande poliment, sans aucune once de condescendance ou de méchanceté.

Mon regard alterne entre la femme à la queue de cheval décontracté accompagnée d’une frange parfaitement peignée, qui n’est pas sans me rappeler ma mère et Fuyu, postée plus loin, les mains ramenés à son visage, tournée vers le directecteur qui s’en va précipitamment, nous faisant dos. Elle pleure… saleté ! Je ne peux même pas la rejoindre et la consoler.

— Mademoiselle ?

— Euh… bah, en fait c’est à dire que…

— Vous connaissez Shim-san ?

— Oui. C’est ça. C’est ma sœur. Et elle a oublié ça.

D’un geste, je remue le panier-repas et elle acquiesce d’un hochement de tête. Sa collègue me sourit cordialement avant de lever le bras et s’écrier :

— Et ! Shim-san, par ici !

“Shim-san” ne se retourne même pas et accélère le pas, jusqu’à l’intérieur de l’école. Je jure dans ma barbe, tandis que la jeune femme me demande pardon pour ce désagrémment et s’élance à sa poursuite, non s’en s’être encore une fois confondue en excuse. Comme si c’était de sa faute. Elle fait signe à ses étudiants et file juste après. Avec humeur, je regarde l’heure et prends l’appel en cours que Rei commence à me passer alors que ma main s’enfonce dans ma poche pour planquer mon téléphone.

Durant notre brève discussion, je lui raconte à peu près ce qu’il vient de se produire, il soupire et alors qu’il souhaite ajouter quelque chose, je mets vite fin à l’appel comme “Shim-san” et sa gentille collègue reviennent.

Ma soeur arbore une mine neutre, ne souhaitant visiblement pas montrer quoi que ce soit à l’autre femme. Fuyu a toujours réussi à se dédoubler, scinder sa personne. Au travail, elle est une autre que je ne connais pas. Que je ne connais plus. Et dont Rei non plus n’a sûrement pas connaissance. A commencer par cette appellation de “Shim-san”, qui me donne presque l’impression de la déshumaniser pour la réduire à un titre. C’est comme si une autre personne, sous les traits identiques de ma sœur prend possession d’elle et se détache d’elle, dès qu’elle rentre à la maison. Plus j’y réfléchis, et plus je me demande si c’est de ça que je veux, être une autre “Shim-san”, qui enseigne le français.

Quand enfin me rejoignent Fuyu et la prof, nous nous séparons pour qu’elle retourne auprès de ses élèves. Plus que vingt minutes devant nous. Enfin, devant elle pour manger.

Je souris brièvement à ma sœur, qui tire une sacré tête d’enterrement.

— Je suppose que tu as tout vu, d’après ce que m’a dit Haru, elle grince.

Elle n’ose même pas soutenir mon regard, puisque ses yeux se perdent dans l’horizon jusqu’à ce qu’elle me prenne par le bras.

— Allez, viens, je vais manger dehors.

Nous sommes assises sur un banc sur le chemin de l’école, on l’aperçoit même de là où nous sommes, face à une chaussée et Fuyu ne fait qu’une bouchée de son déjeuner, sans même m’adresser un mot ou une œillade. En fait, aucun son n’est sorti de sa bouche depuis qu’on a quitté l’école. Elle mange avec ardeur, dans un silence des plus gênants. Si je la comprends bien, il m’est surtout très frustrant de ne rien pouvoir faire pour l’aider ou la soutenir.

Après avoir consulté une énième fois l’heure, je me lance, puisqu’il ne reste qu’exactement huit minutes à ma sœur avant de retourner devant ses élèves.

— Bon, tu vas me dire ce qu’il se passe ou ?

Sans préambule, la bouche encore pleine de riz, elle articule :

— J’ai fait une connerie.

— Une connerie qu’on peut vite oublier… ou connerie qui va te faire perdre ton job ?

— Ce n’est rien, Yuna… vraiment rien. Mais je me sens tellement, tellement coupable !

Ses yeux se remplissent de larmes et cette vision me brise le cœur. Nerveusement, mes yeux vont et viennent de la nourriture de Fuyu à mes jambes.

— Je suis sûre que ce n’est pas très grave… si ça ne te fait pas perdre ton job.

Elle renifle bruyamment et je l’entends essayer d’avaler avec difficulté la dernière bouchée de riz qui s’est logée au fond de sa joue. Elle murmure quelque chose d'imperceptible mais je n’y porte pas plus d’attention. Pendant ce temps, mes doigts trifouillent mes poches à la recherche de mouchoirs. Agacée, je dégage mon manteau pour fouiller mon pantalon mais Fuyu me fait signe d’arrêter, ce qui me coupe dans mon élan.

— J’en ai dans mon bureau, ne t’en fais pas.

Elle s’essuie les lèvres d’un revers de main avant de renifler à nouveau. Ce son m’angoisse, jusqu’à me procurer des sueurs froides alors je réitère ma première question, pour penser à autre chose et surtout comprendre :

— Tu vas me raconter ce qu’il se passe ?

En même temps, ma sœur ferme la boîte et renoue le bout de tissu au-dessus. Ses doigts sont effroyablement pâles et je mets cela sur le compte du froid. D’ailleurs, elle ne porte rien. Sur le chemin, je n’ai cessé de lui demander si elle ne grelottait pas un peu, puisque couverte d’un simple blazer. Mais elle grognait en guise de réponse.

— T’as pas touché à ton poisson, j’observe. Rei te l’a préparé exprès pourtant, tu aimes tellement le saumon. Vu la tronche que tu tirais hier…

— Je n’ai pas faim. Tu aurais dû rester à la maison, j'aurais acheté quelque chose à la supérette.

— Pourquoi tu ne répondais pas, Rei et moi on t’a écrit et appelé… enfin, lui.

Elle reste silencieuse et joue avec la boule formée par les bouts de tissus noués.

— J’étais trop fatiguée pour parler. Bon, écoute, je vais y aller. je dois me laver les dents, préparer mes cours, retrouver ma classe. Je suis déjà sur le viseur du directeur, alors si j’arrive en retard.

— Ouais, ton blaireau de directeur. J’allais lui dire deux mots, tiens, si ta collègue n’était pas intervenue.

— Arrête d’être toujours énervée contre tout le monde ! Ce n’est pas un blaireau. C’est quelqu’un de respectable et gentil. J’ai mérité de me faire crier dessus.

— Eh bien explique moi ce qu’il s’est passé alors !

— C’est beaucoup trop long. Je t’expliquerai ce soir.

Vu l’heure, il vaut effectivement mieux qu’on se laisse ici. Mais je déclare :

— D’accord. Mais tu me racontes pour de vrai ! Je t'attendrai à l’entrée. Avec Pochi.

L’évocation du chien la fait doucement sourire. Mais ses lèvres restent plissées.

— Je rentrerais plus tard. Je vais boire un verre avec des collègues après le travail. Tu le diras à Rei.

Cette nouvelle me prend tant de court que j'acquiesce docilement sans commenter, alors que cela ne me ressemble absolument pas.

Je raccompagne ma sœur jusqu’au collège en ruminant, incertaine. Fuyu me cache des choses. Et cela m’inquiète parce que ce n’est pas dans ses habitudes.

Elle est aussi préoccupée que moi, parce qu’elle est d’autant plus silencieuse que moi et marche rapidement, me devançant dans sa course.

— Bordel, Fuyu ! Attends ! J’ai fait du sport toute la journée, mes jambes me brûlent.

Je trottine péniblement jusqu’à elle, sans oublier de râler à propos des courbatures et de la météo. Il fait gris et moche. Sans parler du froid de canard.

— Yuna. Écoute, je suis enceinte.

Nous sommes face au grillage. De là, je remarque Haru, la gentille collègue, avec ses élèves. Encore présents. Là, ils mangent. Mais bon sang, qu’est-ce qu’ils trafiquent ?

Sur le moment, je me persuade que le mauvais temps m’a tellement miné que j’ai mal compris. Alors elle répète :

— Je suis enceinte… s’il te plait, dis quelque chose.

Mon cerveau a beau grouiller d’une quantité monstre d’exclamations, de questions et même de grossièreté pour décrire la bombe d’émotions qui me submergent, rien ne sort. Je n’ose pas parler, de peur de dire n’importe quoi et de stresser encore plus ma soeur, alors tout ce que je suis en mesure de faire est de déglutir avec pleine, en serrant les dents.

Fuyu me sonde d’un regard qui me transperce de toute part. Je suis certainement la pire grande sœur au monde…

— Je sens que ce n’est pas une bonne nouvelle.

Elle secoue tristement la tête.

— Rei ne doit pas être au courant, n’est-ce pas ?

Cette phrase a pour effet de l’affoler et alors que ses yeux s’embuent, elle baragouine :

— Ce n’est pas ce que tu crois. Je te jure. C’est juste qu’il…

Elle se rapproche de moi et me murmure à l’oreille :

— Il m’avait dit qu’il ne peut pas avoir d’enfants.

Mes yeux s’ouvrent grand lorsqu’elle me fait cette confession. En aucun cas je n’ai cru à une infidélité de Fuyu. Je la connais et jamais elle ne le ferait. Non, je croyais simplement que du fait de leur projet de ne pas fonder de famille, cette annonce risque de perturber la suite. Mais dès que Fuyu pose cette bombe, toutes les connexions se font. Ils n’ont jamais réglé cette histoire : Rei a simplement menti à Fuyu sur sa capacité à procréer, histoire de clore ce débat.

Si tel est le cas, je n’ai qu’une envie : rentrer et lui faire passer un sale quart d’heure.

Mais pourquoi ? Cette situation pousserait Fuyu a cessé de prendre quelconques contraceptifs puisqu’il n’y a plus de risque ? Et je devine sans difficulté que ma sœur est bien plus chagrinée à l’idée que son homme lui ait menti que sa grossesse inopinée.

Putain, mais qui a eut la brillante idée de créer des humains de type “hommes” pour les accueillir dans notre belle planète ?

Plus pour se rassurer elle, Fuyu me dit doucement :

— Rentre et mange, Yuna. Ne t’en fais pas… je vais régler ça. Ce sont nos affaires. Juste, à la maison, j’aurais aussi d’autres choses à te dire à propos… de maman.

Parce que je ne suis plus du tout sereine, à ce moment-là.

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