29. Maître et disciple - Partie 2
Habituellement enfermée sur ses propres terres, Alix n'aurait jamais imaginé que son destin la conduirait à la cour, chargée de veiller sur un enfant dont la naissance devait rester secrète. Elle était une noble de cinquante-neuf ans aux longs cheveux blancs élégamment coiffés. Dès son arrivée dans les quartiers magiques, elle ressentit une certaine appréhension. Loin de son environnement familier, elle se demandait comment elle s'adapterait à cette nouvelle vie.
Elle ne vivait pas à la cour et n'y avait jamais vécu non plus. Elle possédait des terres non loin au sud de la capitale, où elle résidait seule avec quelques domestiques depuis la perte de son mari et le départ de ses fils. Bien qu'invitée à la soirée d'anniversaire de Mezhelan, elle avait décliné. Elle se tenait à distance des intrigues de la cour, ce qui limitait les chances qu'elle soit reconnue.
La raison pour laquelle son lien de parenté avec le désormais disciple du mage s'était appris, c'était Anne et sa famille. La cuisinière avait longtemps travaillé à son service avant de suivre son fils aîné lorsqu'il avait quitté le domicile familial pour s'installer à la cour avec son épouse. Et certains des enfants d'Anne étaient encore actuellement employés comme domestiques sur son domaine.
C'était difficile pour Alix d'accepter que le garçonnet ne reverrait plus jamais sa famille et qu'il ne serait jamais appelé par le prénom qui lui avait été donné à la naissance. Il s'appelait dorénavant Amos… une réalité encore douloureuse à admettre. Pourtant, elle se sentait chanceuse de pouvoir jouer un rôle dans sa vie, même en sachant que ça ne serait jamais en tant que membre de sa famille, mais en tant que simple nourrice. Elle restait unie à lui par les liens du sang et l'opportunité était probablement inédite dans l'histoire.
En revanche, elle n'arrivait pas à savoir si cette invitation était une simple lubie de la part du mage, ou un acte de bienveillance envers elle et sa famille ainsi que pour l'enfant. Mais puisqu'elle vivait seule sur son domaine la plupart du temps, il ne lui était pas difficile d'y réduire le personnel pour vivre ses prochaines années au château, pour une bien plus noble cause, et avec un certain plaisir, loin de l'ennui.
Tous les nobles qu'elle avait rencontrés, y compris ses fils, répétaient que pour être aussi doué et inspirer autant de respect à son jeune âge, le mage était sans doute un génie comme on n'en voyait qu'un par siècle, mais Alix ne savait pas encore que penser de lui. Elle comptait l'observer et chercher des indices sur sa véritable nature. Était-il réellement aussi bienveillant qu'il le laissait paraître, ou cachait-il quelque chose sous ce masque ? Et est-ce que ses facilités ne le rendraient pas trop exigeant envers Amos à l'avenir ?
Les pleurs incessants de l'enfant lui avaient brisé le cœur, ne semblant s'apaiser qu'un peu lorsqu'il était dans ses bras, sans doute car cela lui rappelait l'étreinte de sa mère. Et comme cela devait être éprouvant pour cette dernière, privée ainsi de son enfant à peine sevré.
Lorsque le mage revint enfin d'Iserlohn, après pratiquement trois semaines d'absence, Amos avait enfin cessé de pleurer dès qu'il voyait quelqu'un d'autre qu'Alix. Il commençait à se montrer curieux d'à peu près tout et tout le monde, dans les quartiers magiques. Elle devait souvent lui courir après pour éviter qu'il ne se mette en danger. Elle s'était également vite remémoré à quel point s'occuper d'un jeune enfant était épuisant, mais cela faisait presque tout aussi longtemps qu'elle n'avait pas aussi bien dormi la nuit.
Mezhelan avait d'ailleurs immédiatement demandé à passer plus de temps avec Amos à son retour de mission, ce qu'elle n'était pas en droit de refuser, bien qu'elle fût réticente.
Malgré son rôle de nourrice, Alix n'était pas traitée comme une servante par les domestiques, mais comme une noble à part entière, puisqu'elle en restait une, bien que ce statut ne soit respecté que lorsqu'ils étaient strictement entre eux.
Les domestiques, d'ailleurs, n'habitaient pas tous sur place, c'était un choix qu'ils faisaient librement en fonction de leur famille ou de ce qui était le plus pratique pour eux. C'était quelque chose qui l'avait surprise, car ils jouissaient de beaucoup de liberté sur les tâches et les horaires, à contrario de la majorité de ceux qui travaillaient au château. Mezhelan était d'apparence un maître compréhensif et ouvert d'esprit, et c'était certainement ce qui contribuait à ce qu'ils le respectent autant.
Durant ce premier mois, elle se fit toute petite lors de la seule et unique visite du roi, par peur d'être démasquée, mais on lui expliqua rapidement que le mage avait organisé les choses pour que personne d'extérieur n'ait plus besoin d'entrer dans les quartiers magiques, limitant ainsi les risques de révéler son identité en préservant leur tranquillité à tous.
Les saisons défilèrent, et avec elles, chaque mission de Mezhelan laissait Amos un peu plus nostalgique. Le mage était l'une des rares figures masculines dans la vie du garçon, devenant instinctivement l'exemple à suivre et occupant une place importante dans son cœur. Ce dernier se languissait de son maître et chaque retour était l'événement attendu où il retrouvait son modèle.
Trois années s'écoulèrent ainsi en un clin d'œil, marquées par des séparations fréquentes. Trop jeune pour entreprendre de longs voyages, l'enfant voyait leur lien s'intensifier un peu plus à chaque retrouvaille. Sitôt réunis, il courait dans ses bras, à la recherche de l'affection paternelle qui lui manquait.
Dès que c'était possible, Mezhelan passait pourtant tout son temps libre avec son disciple, transformant chaque jour de présence en aventure pour lui. Il l'emmenait parfois dans la cité ou dans ses villages proches. Il lui montrait souvent les recoins méconnus du château, lui racontait des anecdotes d'anciennes batailles, et lui apprenait les rudiments de la maîtrise de soi malgré son jeune âge.
Et le garçon avait vite fait de détailler fièrement ces journées-là à Alix. Il avait un fort tempérament, et le mage lui avait rapidement fait comprendre, avec son air stoïque, qu'il n'obtiendrait rien de lui tant qu'il venait le voir en criant ou en pleurant. C'était une espèce de chantage affectif, puisqu'il lui accordait ce qu'il voulait tant qu'il parvenait à le lui demander très calmement. Et ce que voulait cet enfant de six ans, c'était rien de plus que son attention.
Alix trouvait ça rude pour un petit qui lui vouait une telle admiration, mais ce système de récompense portait également ses fruits. Amos était devenu moins émotif et capricieux au fur et à mesure du temps, bien qu'il restait un garçon très joyeux et souriant. Il était aux antipodes de son mentor, qui ne laissait jamais rien transparaître.
La femme avait bien conscience que c'était la voie qu'il était obligé de suivre, mais elle s'inquiétait en imaginant sa personnalité joviale finir complètement effacée, au profit du même visage de marbre que son maître. Et elle ne pouvait s'empêcher de penser à quel point l'homme avait d'ores et déjà influencé le garçon en si peu de temps. Elle espérait que cette relation ne causerait pas plus de mal que de bien.
Un jour, lors d'une belle journée où seuls des nuages blancs réfrénaient la ferveur du soleil, Alix aperçut Amos traverser la bibliothèque comme une flèche avec une excitation évidente. Intriguée, elle le suivit et constata qu'il ouvrait bruyamment la porte des toilettes du couloir d'à côté. Des paroles inintelligibles jaillissaient de sa bouche à un rythme effréné. Qui osait-il déranger de cette façon, pendant qu'il était aux latrines ? Elle s'approcha doucement pour écouter la conversation, n'entendant qu'une succession de paroles sans intérêt, mentionnant d'affreux insectes observés dans le jardin.
"Amos, je suis ravi d'apprendre que tu as vu un mille-pattes énorme… en fait non, je m'en fiche. Ne vois-tu pas où je me trouve ?" reprocha Mezhelan d'un ton dépité.
Alix sentit son cœur s'accélérer en reconnaissant à qui appartenait cette voix. Ce petit avait vraiment des idées plus suicidaires les unes que les autres. Que se passerait-il si l'homme perdait patience ? Elle voulut intervenir, mais savait aussi qu'Amos devait apprendre de ses erreurs.
"Et alors ?" demanda Amos : "Y a-t-il un secret dans les toilettes ?" interrogea-t-il de façon complètement innocente.
"Non, mais j'apprécie ma tranquillité. Est-ce que je viens te voir, moi, les mains pleines de terre, pendant que tu te soulages ?" questionna calmement Mezhelan.
"Non, mais j'ai quoi si je te laisse tranquille ?" questionna sérieusement Amos.
Alix était sidérée et inquiète par tant d'effronterie, mais elle voyait aussi là une faille dans la méthode d'éducation qu'il employait. Il ne semblait plus rien vouloir faire sans récompense. Il y eut un léger silence, puis elle fut totalement déstabilisée en entendant Mezhelan éclater de rire très naturellement. C'était la première fois qu'elle l'entendait rire en trois ans, elle s'était attendue à toutes les réactions possibles, sauf à celle-là. Peut-être y avait-il plus d'humanité en lui qu'elle ne parvenait à en voir. Elle ne put s'empêcher de sourire en entendant l'éclat de rire enfantin qui se mit immédiatement à accompagner le sien. Le contexte était ridicule et inélégant, mais très amusant en définitive.
Mezhelan finit par regagner son calme progressivement pour répondre : "Tu gagneras ma reconnaissance, alors oust !"
"C'est quoi ça, la reconnaissance ? Ça a l'air nul !" déclara Amos en ressortant en trombe des toilettes, dans un éclat de rire presque sadique.
"Hé. Amos… ? Amos, la porte !" cria Mezhelan, entièrement dérouté par la situation dans laquelle il se retrouvait.
Alix mit une main sur sa bouche pour étouffer un gloussement, et en s'approchant, elle put entendre Mezhelan médire sur les derniers évènements : "Bon sang ! Il n'est même plus possible de trouver un moment de tranquillité, même pour les besoins les plus essentiels… Ce garnement insupportable…" se plaignit-il avec une nonchalance apparente.
Cette phrase manqua d'achever l'effort d'Alix pour ne pas céder aux rires. Comment un homme aussi stoïque pouvait-il se montrer si indulgent dans un moment aussi trivial ? L'influence était peut-être à double sens, tout compte fait. La femme prit alors une forte inspiration par le nez pour dire sérieusement : "Maître Mezhelan, je vais fermer la porte pour vous, je ne regarde pas."
"Oh… bien. Merci…" répondit ce dernier. À son ton, il était évident qu'il se sentait très embarrassé.
Alix ferma la porte, puis retourna en direction du jardin pour voir qu'Amos parlait à Lise dans la bibliothèque.
"La reconnaissance, c'est quand tu te sens redevable de ce qu'on fait pour toi. C'est à la fois du respect et de la gratitude envers la personne de qui tu reçois un bienfait." expliquait Lise en essayant de nettoyer les mains pleines de terre du jeune garçon.
"C'est pas nul, alors ? Le maître m'a proposé sa reconnaissance." expliqua spontanément Amos en essayant de mieux comprendre.
Lise se redressa en demandant avec une trace de doute : "Qu'est-ce que tu as fait ?"
Alix approcha en intervenant : "Je m'en occupe, Lise."
Cette dernière s'inclina légèrement vers la nourrice en disant : "Bien, Madame." puis retourna en cuisine.
Alix s'accroupit devant le garçon pour le réprimander : "Amos, il est strictement interdit d'aller voir ton maître lorsqu'il est aux latrines. En vérité, déranger quiconque en pareil moment est une grave atteinte à la pudeur et aux bonnes manières, ce que tu as fait est particulièrement mal élevé."
"Mais, le maître a rigolé…" argumenta Amos, avant de faire la moue.
"Et il est bien heureux qu'il en ait ri, parce que tu méritais plutôt une bonne remontrance." précisa Alix.
Devant ce ton qui se voulait sévère, Amos demanda avec hésitation : "Tu crois qu'il est fâché après moi ?"
"Ça, je ne saurai le dire, mais tu devrais t'excuser." conseilla Alix.
Mezhelan était en train de traverser la bibliothèque lorsqu'il ramassa le garçon sur sa route avant de le jeter sur son épaule.
"Ahhhh !" cria Amos à cause de la surprise : "Pardon ! Pardon !" s'excusa-t-il à la va-vite : "Je ne le referai plus !!"
Mezhelan alla jusqu'au jardin avec Amos par-dessus l'épaule en lui répondant d'un ton calme : "Je ne saurais te pardonner. Tu mérites une correction appropriée."
Alix les suivit en se sentant immédiatement nerveuse. Elle n'avait jamais vu Mezhelan se montrer cruel ou hostile envers Amos, mais elle ne l'avait jamais vu être particulièrement chaleureux et conciliant non plus. Pourtant, en constatant à quel point Amos se sentait libre de tout à son contact, ainsi que le bien qu'il disait de lui, elle se demandait si son comportement était différent lorsqu'ils n'étaient que tous les deux.
Mezhelan finit par poser Amos dans l'herbe, avant de commencer à le chatouiller sans interruption, gardant néanmoins une façade plutôt calme.
Un éclat de rire résonna dans le jardin. Le garçon cria presque plus que s'il était corrigé pour de vrai, et Alix ne put s'empêcher de se sentir amusée par la scène.
"Ahahah ! Non ! S'il te plaît ! Ah ! Papa, j'peux plus respirer…" s'écria Amos, son expression innocente déformée par l'hilarité.
Le visage et les gestes de Mezhelan se figèrent presque instantanément, avant qu'il ne questionne de façon incertaine : "Comment m'as-tu appelé ?"
Alix sentit son cœur se serrer légèrement : Papa. Elle l'avait craint, et en même temps, elle n'aurait su dire si elle redoutait vraiment ce moment ou si elle l'espérait. Cela faisait longtemps qu'elle avait remarqué qu'Amos était à la recherche de figures parentales. Ce mot avait très certainement échappé au garçon, mais il était évident qu'il avait cette attente envers Mezhelan, celle qu'il devienne quelque chose de bien plus profond qu'un simple mentor.
Amos reprit son souffle et perdit progressivement son sourire en le regardant : "J'ai dit Papa…, c'est pas permis ?" interrogea-t-il timidement.
Mezhelan précisa : "Je suis un peu surpris…"
"J'ai demandé à Alix qui était ma maman et mon papa… Elle a dit que si je voulais une maman, je pouvais l'appeler comme ça. Et que si je cherchais un papa… alors ce serait toi." expliqua Amos, la voix pleine d'hésitation.
Alix se sentit de nouveau un peu émotive en écoutant la confidence du garçon. Le mage pouvait-il mal le prendre ? Considérer qu'elle avait mal agi et que ce n'était pas la chose à dire ? Elle scruta attentivement son visage, et il avait là une hésitation qu'elle ne lui connaissait pas, une vulnérabilité subtile dans ses yeux qu'elle n'avait jamais vue.
Le regard de Mezhelan, habituellement si impénétrable, vacilla l'espace de quelques instants. Sa main se crispa légèrement alors qu'un sourire, rare mais sincère, apparut sur ses lèvres : "Tu es libre de m'appeler comme tu veux, mon garçon." assura-t-il d'une voix bienveillante.
Amos se redressa pour attraper le cou du mage et lui faire un câlin, que ce dernier rendit en frottant chaleureusement son dos.
La nourrice fixait toujours le mage en réalisant que ça lui faisait plaisir, au contraire. Elle trouva le moment touchant et une chaleur inattendue envahit son cœur. Elle ne put s'empêcher de sourire, car la tendresse à laquelle elle assistait en ce moment, alors qu'il étreignait l'enfant, était la plus belle réponse qu'Amos aurait pu espérer.
Peut-être que Mezhelan s'était trouvé un fils sans vraiment s'en rendre compte.
Alix avait eu le temps d'en apprendre plus sur le genre d'enfance et de formation qu'il avait lui-même suivie en son temps, et tout portait à croire qu'il avait vécu dans ces immenses quartiers dans la plus grande solitude. Elle se sentait reconnaissante en voyant qu'il mettait tout en place pour s'éloigner de ce schéma avec son propre disciple. Ce qu'elle voyait apaisait grandement tous les doutes qu'elle avait pu avoir à son égard.
Elle continua d'observer la scène avec une douce nostalgie, se rappelant les moments de tendresse partagés avec ses propres enfants. Elle ne savait que trop bien à quel point ces moments étaient précieux. Mezhelan et Amos formaient un duo improbable, mais peut-être exactement ce dont ils avaient besoin l'un et l'autre.
Prochainement : Mezhelan
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